Édito #14 / Il n’y a pas que la taille qui compte

Charlotte Ruggeri et Frédérique Célérier

L’édito du #14 au format PDF


Selon l’Insee, lors du confinement de mars à mai 2020 en France, 11 % de la population parisienne a quitté la capitale et plus grande ville française pour se confiner ailleurs, généralement dans des résidences secondaires et familiales offrant des aménités qu’une grande ville ne pouvait offrir (logements plus spacieux, accès à l’extérieur). Cette situation n’est pas propre à Paris et fut constatée dans de nombreuses très grandes villes du monde, comme New York, qui a vu partir 5 % de sa population, soit 420 000 personnes, entre le 1er mars et le 1er mai 2020 et cette proportion monta même jusque 40 % dans les quartiers les plus aisés (Quealy, 2020). En effet, la grande ville est souvent considérée comme plus propice à la diffusion du virus de la Covid-19, les fortes densités de population et les lieux exigus semblant faciliter la propagation du virus. Dans ce contexte, les grandes voire très grandes villes sont-elles devenues des lieux à fuir ?

Si la situation sanitaire mondiale actuelle rend une réflexion sur le rôle des villes et sur les modes d’habiter en ville nécessaire, elle rappelle aussi à quel point les grandes voire très grandes villes ont été les lieux privilégiés de la métropolisation et de la mondialisation. La Covid-19, au départ considérée comme un « virus urbain » ou un « virus de cadres », s’est en effet propagée par le transport aérien, touchant donc initialement de grandes villes mondiales (Wuhan, New York, Paris, Los Angeles, Barcelone, Milan…), où les processus de métropolisation sont fortement avancés. Dans ce contexte, ces grands ensembles urbains se sont figés alors que le télétravail se généralisait et vidait les bureaux des quartiers des affaires. Plus largement, pour les populations les plus aisées de ces villes, le virus devenait alors l’occasion de s’interroger sur leur lieu de vie souhaité, la ville devenant alors un lieu repoussoir. Ce rapport ambigu, voire ce rejet des espaces urbains n’est pas nouveau, puisque ce sont bien des discours hygiénistes qui favorisèrent par exemple l’étalement urbain autour des villes nord-américaines dès la fin du XIXe siècle.

Lors de la publication de notre appel pour ce #14 / Il n’y a pas que la taille qui compte en mai 2019, la pandémie de la Covid-19 était encore loin, mais nos réflexions portaient déjà sur l’urbanité et le sens à donner à des espaces urbains de plus en plus grands, de plus en plus vastes, de plus en plus hauts, tout en s’interrogeant sur une revalorisation d’espaces urbains à « taille humaine ». Ces réflexions semblent aujourd’hui prendre tout leur sens tout en étant d’une acuité toujours plus grande, puisque les limites et contradictions de ces modèles urbains d’accumulation (de population, de fonctions, de richesses) semblent être particulièrement mis à l’épreuve par le contexte sanitaire et économique lié à la pandémie de la Covid-19.

Les articles, entretiens et portfolio de ce #14 nous permettent donc de saisir les réalités diverses et les enjeux complexes de la taille des espaces urbains, à toutes les échelles. Notre premier axe de réflexion, qui s’appuie sur la mesure de la ville, nous permet d’interroger les critères faisant d’une ville une grande voire une très grande ville, afin de repenser la seule caractéristique de la taille. Notre deuxième axe de réflexion s’articule lui autour de la gouvernance de ces espaces urbains de grande taille, avec notamment la question des réseaux urbains, mais aussi les enjeux de la « juste » taille du point de vue de la gouvernance. Enfin, des pratiques habitantes aux représentations urbaines, voire aux contestations liées à la taille des espaces urbains, notre troisième axe s’arrête sur les perceptions et les résistances que peuvent engendrer ces espaces urbains trop grands.

Mesurer la grande ville

L’idée de grande ville est débattue dans le champ des études urbaines et de la géographie depuis plusieurs décennies. Quels seraient en effet les critères à retenir pour déterminer qu’une ville est grande ? Les classements internationaux de villes ont longtemps retenu le seul critère démographique, partant du principe que le « poids » démographique était corrélé à d’autres éléments (densité, fonctions). D’autres classements dominent aujourd’hui la recherche urbaine, notamment celui du Global Power City Index ou celui du GaWC (Globalization and World Cities Research Network). Alors que ces classements s’appuient avant tout sur les fonctions métropolitaines des espaces urbains, ils interrogent les catégories de métropole, mégapole et mégalopole. Cela nous rappelle alors les débats autour de la notion de « ville globale » et du statut de Paris, que Saskia Sassen n’avait pas considérée comme telle (Sassen, 1991 et 1994). Dans l’entretien qu’il nous a accordé, Michel Grossetti revient justement sur cette particularité française à utiliser le terme de métropole et sur les écueils de définition de la métropole en France, bien qu’il souligne l’intérêt du concept de « métropole », qui permet de dépasser le seul critère de la taille d’une ville. Les difficultés à établir ces classements révèlent selon lui les enjeux de définition de ce qu’est une grande ville, tout en questionnant l’utilité même de hiérarchiser les espaces urbains.

Au-delà de la question des critères de classement, nous considérons également que la notion de taille renvoie à la forme urbaine. Cette forme urbaine serait à concevoir aussi bien d’un point de vue horizontal que d’un point de vue vertical.

D’un point de vue horizontal, ce #14 est l’occasion d’explorer les recompositions urbaines et spatiales engendrées par les processus d’étalement urbain. À travers un entretien avec Renaud Le Goix, qui permet de comparer les contextes français et états-uniens, ce numéro est en effet l’occasion d’interroger la place des espaces périurbains et suburbains, qui ne sont pas à penser uniquement dans leur relation au centre, mais comme espaces intermédiaires. En partant des fronts d’urbanisation eux-mêmes, Renaud Le Goix cherche ainsi à montrer comment ces espaces se construisent et évoluent en dehors de leur dépendance métropolitaine.

D’un point de vue vertical, ce numéro permet à la fois d’interroger la réalité du phénomène de verticalisation, mais aussi le fait d’habiter dans des villes verticales. L’entretien réalisé avec Louise Dorignon, qui traite du cas des villes australiennes, rappelle le rôle moteur de l’Australie dans la verticalisation de l’hémisphère Sud, en particulier le rôle de Melbourne. Cet entretien est aussi interroge la notion elle-même de verticalisation, l’Australie ne disposant pas de seuil fixé pour considérer qu’un immeuble est de grande hauteur comme en France. Louise Dorignon préfère en effet utiliser la notion de « ville volumétrique », emprunté à Donald McNeill (2019) afin de penser ensemble les notions de densité, d’intensité et de connectivité et de ne pas penser de manière uniforme le processus de verticalisation.

Si la question de la taille ne suffit donc pas pour déterminer l’importance d’une ville, les grandes et très grandes villes représentent surtout des enjeux de gouvernance qui leur sont propres et qui posent la question de leur robustesse.

Gouverner les grandes villes : des colosses aux pieds d’argile ?

Alors que les espaces urbains s’étendent, la question de leur gouvernance devient centrale, aussi bien concernant leurs capacités à accompagner le mouvement d’extension des villes, que par la remise en cause des fonctionnements institutionnels que cela produit, voire impose. Claire Fonticelli, dans son article sur les espaces périurbains franciliens, revient sur les évolutions de gouvernance des structures intercommunales depuis quelques années en France. En effet, ces structures regroupent de plus en plus de communes et sont de plus en plus grandes, ce qui pose la question de la place et du rôle des petites communes dans ces structures, en particulier les communes rurales. Au-delà du rôle du maire, qui peut être bouleversé, les processus de fusion communale et intercommunale en France ouvrent aussi le débat sur les compétences des acteurs urbains, les fusions intercommunales entraînant souvent des redistributions de compétences primordiales, comme celle de l’urbanisme.

Justement, cette question de l’urbanisme des grandes villes est également au cœur des réflexions de ce deuxième axe, à travers notamment les réseaux urbains, que ce soit leur conception, construction et leur gestion. Ainsi, Elvan Arik, dans son article sur Kayaşehir, la plus grande ville satellite de Turquie en périphérie d’Istanbul, montre comment ce projet de ville nouvelle, bâti sur des terres vierges, pose aujourd’hui des questions de gestion des réseaux urbains, en particulier le réseau de chauffage. Si ces espaces urbains démesurés apparaissent comme « mal ajustés » (rues très larges, impression de vide), ils mettent également en lumière les contradictions entre des projets pensés comme innovants et une réalité où la taille devient un problème. En effet, pensée comme un modèle de sobriété énergétique, la ville s’est retrouvée au cœur d’une crise locale majeure autour des dysfonctionnements du réseau de chauffage.

Finalement, que ce soit de la part des acteurs urbains – comme le montre Claire Fonticelli – ou de la part de la population – comme le rappelle Elvan Arik – les enjeux de gouvernance liés à la taille des villes ne font pas consensus et sont le terreau de résistances urbaines locales.

Grand, vide, moche, petit : perceptions et résistances urbaines

Face à des processus urbains qui font du grand une valeur et un critère de définition, la perception des espaces urbains et de leur taille révèle des rapports antagonistes au grand, considéré tour à tour comme produisant des espaces moches ou vides, qui posent aujourd’hui de véritables questions d’acceptabilité et de gestion.

Jeanne Lacour, dans son article sur le pôle Gallieni à Bagnolet, montre en effet comment cette infrastructure urbaine démesurée, héritage d’une époque fonctionnaliste, apparaît à la fois comme un lieu trop grand et trop encombrant. Dans ce contexte, il apparaît alors difficile de penser un réaménagement du site et la place de la population dans la redéfinition de cet espace semble toujours secondaire.

La perception du grand et du petit se pense aussi à l’échelle de la population et donc à l’échelle des corps. Au Japon, dans un pays où les villes apparaissent comme étant démesurément grandes, Sophie Buhnik part de son expérience personnelle pour expliquer les difficultés à être grand·e dans un pays où la population est petite et où donc presque tout ce qui relève du quotidien est pensé en petite taille (logements, nourriture, habillement). Au-delà d’une question de taille, Sophie Buhnik explique via son portfolio comment cette question de la taille croise aussi des questions de genre et des assignations corporelles visant avant tout les femmes.

Au-delà de ces deux articles, la plupart des articles de ce numéro interrogent la réception et la perception du grand, et les résistances ou oppositions que cela peut générer. À Melbourne, Louise Dorignon explique ainsi comment vivre dans une tour peut être mal perçu dans une société où l’Australian Dream repose sur la maison individuelle. À Kayaşehir, Elvan Arik expose lui comment l’inadéquation de services urbains a engendré des contestations locales, pourtant peu visibles ou courantes dans un pays où l’encadrement politique est fort.

Urbanités tient pour finir à remercier les auteurs et autrices qui ont participé à ce numéro et lui ont donné vie par des contributions variées, permettant de renouveler les approches en études urbaines et en particulier les approches de la métropolisation. Cet appel et numéro #14 furent d’ailleurs – à notre étonnement – l’un de ceux générant le moins de propositions, et l’un de nos numéros les plus petits en nombre d’articles, démontrant bien qu’en termes de production scientifique comme en termes urbains, il n’y a pas que la taille qui compte.

CHARLOTTE RUGGERI ET FRÉDÉRIQUE CÉLÉRIER

Illustration de couverture : la tour One World Trade Center à Manhattan, haute de 541 mètres (C. Ruggeri, 2015)

Références

Insee, 2020, « Population présente sur le territoire avant et après le confinement. Premiers résultats », Communiqué de presse, 8 avril 2020, 6 p., en ligne.

McNeill D., 2019, « The volumetric city », Progress in Human Geography, 17.

Quealy K., 2020, “The Richest Neighborhood Emptied Out Most as Coronavirus Hit New York City”, The New York Times, 15 mai 2020, en ligne.

Sassen S., 1991, The Global City, London, New York, Tokyo, Princeton, Princeton University Press, 480 p.

Sassen S., 1994, « La ville globale, Éléments pour une lecture de Paris », Le Débat, 1994/3, n°80, pp. 137-153.

Sommaire du #14 / Il n’y a pas que la taille qui compte

Mesurer la ville

Compétitivité et attractivité des métropoles, des mythes territoriaux, entretien avec Michel Grossetti.

Entre étalement urbain et financiarisation ordinaire des ménages : regards croisés sur les recompositions des fronts d’urbanisation en France et aux États-Unis, entretien avec Renaud Le Goix.

L’habitat vertical à Melbourne, une itération contemporaine et contestée du Great Australian Dream, entretien avec Louise Dorignon.

Gouverner les grandes villes : des colosses aux pieds d’argile ?

Refaire village au-delà de la métropole parisienne : du village-dortoir au centre-bourg, par Claire Fonticelli.

Grandeur urbaine et vulnérabilité énergétique : le cas de la ville-satellite de Kayaşehir à Istanbul, par Elvan Arik.

Grand, vide, moche, petit : perceptions et résistances urbaines

Le pôle Gallieni : démesure, fonctionnalisme et intérêts privés, un risque majeur pour Bagnolet, par Jeanne Lacour.

Big in Japan, les gabarits de l’altérité à Tokyo, par Sophie Buhnik.

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