#3 / L’air de Los Santos rend libre : le plaisir de l’urbain dans GTA V

Axel Scoffier

L’article d’Axel Scoffier au format PDF


La série de jeux vidéo Grand Theft Auto doit son succès public et ludique à la possibilité qu’elle offre d’explorer sans limite des espaces urbains virtuels, pastiches de grandes métropoles américaines, abordés dans la peau de voyous peu scrupuleux à la recherche du succès et de plaisirs interdits.

GTA est avant tout orienté vers le plaisir du joueur, dont il ne bride aucune initiative et dont il cherche à maximiser le fun. L’étude des mécanismes du jeu laisse apparaître au moins trois niveaux de plaisir liés à la pratique de ces villes virtuelles.

D’abord, la série procure un plaisir proprement ludique construit autour de la découverte et de l’exploration d’un espace urbain virtuel, dont le joueur cherche à tester les limites ou la profondeur.

Ensuite, le jeu met en scène de manière provocatrice les lieux de plaisirs, légaux et interdits, des espaces urbains ; puisant dans un certain nombre de références cinématographiques, il se plaît à ironiser sur le rêve américain dont il présente l’envers : monde mafieux, prostitution, lieux de débauche… La lecture géographique des villes de GTA permet d’y observer une cartographie urbaine des plaisirs, licites ou illicites, de la ville américaine (malls, plages, clubs, cabarets, sexshops…).

Enfin, la principale originalité de GTA est de permettre au joueur de transgresser les pratiques normées de la ville et d’y exercer son total libre arbitre : vitesse de circulation, conduite sans limite, exercice de la violence… Autant de plaisirs interdits ou réservés à des espaces circonscrits qui contaminent ici l’ensemble de l’espace urbain.

Notre étude, en s’appuyant sur l’analyse plus particulière de GTA V, cherche à préciser ces axes de réflexion et à caractériser l’économie ludique de GTA comme entièrement tournée vers le plaisir de transgresser virtuellement l’urbanité des métropoles américaines.

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Un plaisir vidéo-ludique de la pratique de l’espace

Le gameplay1 des jeux vidéo est généralement fondé sur des mécanismes de déplacement et d’interaction : le joueur est au contrôle d’un personnage dont il dirige les mouvements et qu’il peut faire interagir avec son environnement. Contrairement au cinéma, la maîtrise du temps de l’action est donc au centre de la pratique vidéo-ludique, et ce dans un environnement plus ou moins ouvert, plus ou moins détaillé et plus ou moins interactif. Chaque environnement étant entièrement construit par les concepteurs, la plupart des jeux proposent des environnements de taille réduite, qui ont le double avantage d’être moins longs à créer et de permettre aux développeurs de mieux structurer l’expérience de jeu. Ces jeux proposent ainsi des environnements en « couloirs », plus ou moins larges, canalisant l’action et affichant clairement l’objectif de jeu (atteindre l’autre bout du couloir). Cependant, une frange de jeux dits « ouverts » permettent au joueur d’échapper à cet effet couloir et de se déplacer n’importe où. GTA est sans doute l’un des jeux les plus emblématiques de cette catégorie, au même titre que Skyrim ou World of Warcraft.

Sans doute plus encore qu’au cinéma, la découverte de l’environnement dans lequel l’action a lieu est au cœur de l’expérience vidéo-ludique et du plaisir de jeu. Généralement, cette exploration est récompensée, soit par la découverte de la beauté du graphisme, soit par des objets, soit encore par la possibilité d’évoluer dans les étapes du jeu. Le joueur est aussi motivé par l’appropriation de l’espace, par sa consommation entière (de la contemplation d’un paysage à sa destruction), mais aussi par la mise à l’épreuve de la qualité de la simulation. La précision visuelle de la conception du monde et la justesse de sa matérialité (que le joueur expérimente généralement par sa destruction) constituent une frontière à repousser pour les développeurs, et un horizon d’attente et de désir pour les joueurs. Cependant, si la taille et la précision des mondes a tendance à croître de jeu en jeu, le degré d’interactivité avec le milieu reste généralement plus complexe à faire progresser.

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Plaisir de découvrir et difficulté d’habiter la ville dans GTA

Dans la série GTA, les équipes de développement repoussent à chaque nouvel épisode la frontière du réalisme de leur simulation urbaine. Dans GTA III, le premier épisode de la franchise en trois dimensions sorti en 2001, le joueur découvre Liberty City, double virtuel de New York. L’épisode suivant, sorti en 2002, offre d’arpenter Vice City, l’équivalent de Miami. Puis c’est au tour de Los Angeles d’être reproduit en Los Santos, au sein de l’épisode GTA San Andreas. La ville prend une autre envergure en 2008 avec GTA IV, où le héros revient dans une Liberty City bien plus ample et détaillée. Enfin, en 2013, GTA V présente un retour à Los Santos et propose un environnement étendu à l’ensemble de l’État fictif de San Andreas. Cette évolution du level design2 est à la fois un argument marketing et un progrès ludique, et constitue une véritable motivation pour le joueur.

La découverte de cet environnement, de sa taille et de ses détails, est au centre de l’expérience du joueur. Le timing même du jeu, fait de missions centrales ou secondaires que le joueur choisit d’accomplir à son propre rythme, met donc la flânerie et la liberté de mouvement au cœur de l’expérience. Un des plaisirs primaires du joueur consiste donc à entrer dans cet espace, à en tester le réalisme, à en découvrir les lois. L’urbanité de ces espaces est aussi un des caractères les plus recherchés : ce sont des villes peuplées, et l’autonomie, les réactions et les interactions des PNJ (Personnages Non Joueurs) font partie des critères d’émerveillement. Les foules se déplacent ainsi de manière autonome, mènent leur vie (sport, shopping, cigarette, disputes…) et réagissent aux actions du personnage : s’il regarde ou suit quelqu’un avec insistance, la personne va le repousser et s’éloigner, certains même le provoquer ou le menacer ; s’il sort une arme, les gens vont s’écarter apeurés ; s’il tire, ils fuient en hurlant.

Les développeurs ont anticipé l’émerveillement des joueurs face à leur environnement en leur permettant de prendre des photos avec le téléphone portable du personnage et de les envoyer sur internet. Un compte Flickr est même dédié à la collection des plus belles photos des joueurs, dont le photoréalisme annonce une forme de tourisme urbain en milieu virtuel.

La parenté entre plaisir vidéo-ludique et plaisir touristique est ainsi très forte. Malgré des pratiques sensiblement différentes (en particulier dans ce jeu), le joueur et le touriste partagent un certain nombre de caractères : même recherche des lieux emblématiques de la ville (ici le Walk of Fame, le panneau Hollywood etc.), même appréhension superficielle de l’espace, c’est-à-dire non habitée. La ville de GTA est un espace vécu par le joueur, mais qui n’est pas encore territorialisé. À ce titre, habiter cet espace est doublement problématique dans GTA. Dans le cas du personnage, la question est : comment l’habiter en tant qu’Américain ? Particulièrement pertinente dans GTA IV, dont le héros est un Européen (de l’est) immigré confronté à la découverte de l’envers du rêve américain, la question de l’appropriation de l’Amérique par les personnages du jeu est aussi centrale dans l’épisode cinq, dont les héros cherchent leur place dans la société (ce qui se lit dans l’espace : ils habitent tantôt une luxueuse villa, tantôt un pavillon in the hood, ou encore une caravane dans le désert…) Au-delà de la question diégétique le problème à poser est le suivant : comment habiter cet espace en tant que joueur ? On pourrait prolonger cette réflexion sur les plaisirs urbains par un travail sur la notion d’habiter dans GTA, dont la richesse permet au joueur, plus que dans d’autres jeux, d’habiter d’une certaine manière la ville virtuelle (achat de maisons, pratiques ludiques alternatives, interaction avec d’autres joueurs dans le mode en ligne…).

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Les plaisirs urbains de Los Santos

GTA V est aussi la vitrine de l’ensemble des loisirs qu’une grande métropole américaine contemporaine peut offrir : sports, jeux nautiques, foires, cinéma, restaurants, bars, clubs… Le joueur peut ainsi accéder à ces offres comme autant de mini-jeux dans le jeu : tennis, golf, course à pied, montagnes russes, cinéma peuvent être « joués »… Paradoxalement, ces plaisirs restent cependant minorés comme expérience de jeu, par le caractère fondamentalement limité de leur reproduction vidéo-ludique : difficile de faire vivre virtuellement l’expérience des montagnes russes ou de faire partager le plaisir d’une bière fraîche à un joueur assis dans son fauteuil…

Les plaisirs offerts par Los Santos sont aussi très sexualisés : dans un club, le joueur peut regarder des strip-teaseuses se déhancher sur de la musique contemporaine (Beyoncé par exemple), les encourager, les toucher, et les rencontrer dans une cabine privée. S’il se débrouille bien, il peut même finir la nuit chez la danseuse. On apprend par ailleurs que la fille du héros se plaît à traîner avec des cinéastes peu recommandables, et que le tournage de films pornographiques est une des spécialités de la ville…

À ces expériences s’ajoute dans GTA V le plaisir de l’accumulation capitalistique : acquérir des biens immobiliers et en tirer bénéfice est ainsi un des moteurs du jeu, et renvoie à la relation paradoxale qu’entretient la série avec la société capitaliste et consommatrice américaine. Largement critiquée en surface lors des discussions entre personnages, elle continue d’imprégner les mécanismes mêmes du jeu, qui restent, de manière tout à fait traditionnelle, fondés sur la récompense du joueur et l’accumulation des marqueurs de la réussite.

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Le doux plaisir de la transgression

Le plaisir de l’exploration urbaine est doublé d’un second plaisir vidéo-ludique, celui de la transgression des règles et des conventions sociales qui s’expriment par des conventions spatiales. La conduite à grande vitesse au sein de la métropole est un des premiers marqueurs de cette licence offerte au joueur. Le plaisir de la sensation de vitesse est renforcé par celui de conduire sans aucune règle dans une ville dont l’urbanité est parfaitement simulée. Ces pratiques sont également provoquées par le jeu lui-même lors des missions de courses poursuites. La diversité des véhicules disponibles (généralement volés aux PNJ) permet de varier les points de vue et les sensations : de la voiture de sport au tracteur en passant par la moto, le jet ski et l’avion, ce sont autant de pratiques différentes de l’espace qui sont permises (vitesse, vulnérabilité aux autres véhicules, accessibilité des lieux).

La destruction de la ville est un des principaux plaisirs offerts par le jeu. Si tous les éléments ne sont pas directement destructibles, un certain nombre le deviennent au cours des différentes missions (faire exploser une villa, un groupe de caravanes, un immeuble etc…). La majorité du mobilier urbain peut être détruite par les véhicules, tout véhicule brûlé, tout piéton peut être renversé et tué, etc…

La transgression de l’urbanité de Los Santos est cependant pénalisée. Si la conduite reste relativement libre, la destruction massive et le meurtre des civils conduit la police de la métropole à poursuivre le personnage. Un système d’étoiles vient tout à la fois récompenser et pénaliser la violence du joueur : arrivé à cinq étoiles, il est poursuivi par une armada de policiers qu’il est très dur de semer (voitures, hélicoptères, camions…), et qu’il est du même coup plus excitant de provoquer… À la fois garde-fou et agent provocateur, la police virtuelle de GTA concentre en elle l’ensemble des ambiguïtés de la série et le rapport problématique à l’espace qui est proposé au joueur.

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Le plaisir vidéo-ludique de GTA est ainsi intimement lié aux diverses pratiques de la ville virtuelle permises et encouragées par les développeurs. Entre l’émerveillement devant le détail de ces reproductions urbaines et le plaisir de parcourir et de mettre à l’épreuve cet espace, le jeu lui-même ne choisit pas. L’exercice de la violence au sein d’une mission est souvent contrebalancé par le discours récalcitrant ou repentant d’un des protagonistes, et rien n’empêche le joueur de pratiquer civilement la ville lors des phases intermédiaires (respect du code de la route, attitude pacifique) – même si rien ne le différenciera plus du comportement scripté des PNJ autour de lui…

Axel Scoffier

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Normalien agrégé de géographie, Axel Scoffier a consacré ses travaux de recherche au rapport entre industries de la création et territoires, en mêlant approches économiques, politiques et esthétiques. Il a notamment travaillé sur l’industrie du cinéma en Nouvelle-Zélande, ainsi que sur la place des industries créatives dans la stratégie de développement métropolitain de Barcelone, avant de poursuivre ses recherches sur le rapport entre ville et cinéma à l’Université de Cambridge. Il a également étudié le management des industries de la création à HEC Paris.

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Image de couverture : Grand Theft Auto V, Rockstar Games, 2013

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  1. Ou mécanismes de jeu. []
  2. Le travail de conception des mondes virtuels. []

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