#4 / La relation ville-port dans la ville asiatique

Yves Boquet

L’article d’Yves Boquet au format PDF


La transformation des fronts d’eau est aujourd’hui un phénomène commun à beaucoup de villes du monde. La dissociation spatiale croissante entre la fonction portuaire/logistique et l’espace urbain, du fait des évolutions technologiques du transport maritime, conduit à un changement d’échelle des ports et à une mutation des interactions port-ville.

Nombre de villes-ports asiatiques sont nées de la colonisation et des échanges, servant de points d’appui aux puissances coloniales. La mondialisation contemporaine les a placées aux premières places mondiales en termes de trafic portuaires. Dans cette région du monde où l’on enregistre des taux de croissances très élevés, et où les densités de population urbaines sont bien plus élevées que dans les pays « occidentaux », les ports se sont agrandis très vite, mais en même temps l’obsolescence des infrastructures anciennes s’est clairement manifestée, et une double dynamique d’expansion spatiale et de renouvellement des espaces portuaires anciens peut être observée.

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La croissance des ports asiatiques

La comparaison des classements des premiers ports mondiaux à vingt ans d’écart illustre l’ampleur du boom portuaire en Asie.

Tableau 1 – Classement des vingt premiers ports mondiaux (en millions de tonnes) en 1993 et 2013

Tableau 1 – Classement des vingt premiers ports mondiaux (en millions de tonnes) en 1993 et 2013

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Tableau 2 – Classement des vingt premiers ports mondiaux à conteneurs en 1993 et 2013

Tableau 2 – Classement des vingt premiers ports mondiaux à conteneurs en 1993 et 2013

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Les ports chinois, en particulier, ont connu une croissance exceptionnelle de leur trafic, ainsi que certains ports d’Asie du Sud-Est, tandis que les ports japonais voyaient leur trafic stagner en comparaison. Le volume de conteneurs manipulés à Shanghai, 20ème port mondial en 1993, a été multiplié par plus de 50 en vingt ans…

Le terminal à conteneurs de Tsing Yi (Hong Kong) (Boquet 2011)

Le terminal à conteneurs de Tsing Yi (Hong Kong) (Boquet 2011)

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Cette évolution de la hiérarchie portuaire reflète les mécanismes de division internationale du travail et de forte croissance industrielle des pays émergents, mais le Japon est entré dans une phase post-industrielle qui n’implique plus de croissance forte des trafics portuaires.

Au Japon, la grande phase d’expansion portuaire date des années 1960-70. Elle s’est traduite par un développement massif des terre-pleins industriels et portuaires sur l’eau, les umetate-chi, que l’on évitera d’appeler « polders » industriels. En utilisant à la fois des matériaux rocheux arrachés aux montagnes, des produits du dragage des abords du rivage (creusement de chenaux profonds pour accueillir des navires à fort tirant d’eau) et des matériaux de récupération divers, y compris des ordures compactées, Kobe, étirée entre mer et montagne, a pu ainsi développer et moderniser son activité portuaire en construisant des espaces propices à l’industrie lourde et au stockage de conteneurs. De même à Osaka, Nagoya, en baie de Tokyo et en de nombreux points des rives de la « mer intérieure » du Japon: Himeji, Fukuyama, Tokuyama, Matsuyama, d’abord pour des complexes de raffinage pétrolier et d’industries lourdes, puis pour la logistique associée à la conteneurisation.

On observe la même mutation du littoral au large de Singapour (ZI de Jurong Island), à Incheon (Corée du Sud), et à Shanghai, dont le port s’échappe des rives du Huangpu pour glisser vers l’embouchure du Yangzi Jiang (zone industrielle de Waigaoqiao) puis vers la grande île artificielle de Yangshan, qui s’appuie sur quelques pointements rocheux à l’entrée de la baie de Hangzhou, à près de 80 kilomètres au Sud-Est du Bund (Boquet, 2009). L’expansion des espaces portuaires s’est faite en glissant des sites initiaux, proches de la ville, vers de nouveaux lieux, baies plus ou moins proches, remblais littoraux et îles artificielles accroissant la capacité portuaire. À Dalian (Chine), Qingdao (Chine) ou Busan (Corée du Sud) se sont ainsi développés des terminaux portuaires bien spécialisés. La fonction portuaire se dissocie donc progressivement de la ville. Par contre, à Manille (Philippines), si le port s’est un peu agrandi sur la baie de Manille, de part et d’autre de l’embouchure de la rivière Pasig, il n’a pas bougé depuis l’époque coloniale.

Des clusters portuaires associent des villes relativement voisines, soit sur un littoral du même pays (ports de la rivière des Perles en Chine du Sud : Hong Kong, Shenzhen, Guangzhou, et du bas Yangzi : Shanghai, Ningbo-Zhoushan) (Comtois & Dong, 2007), soit à travers des frontières (Singapore et Tanjung Pelepas en Malaisie) : les ports sont à la fois concurrents et complémentaires, en situation de « coopétition » portuaire (Song, 2003, Notteboom & al. 2009)., c’est-à-dire d’une combinaison coopération/compétition, ce qui pose des questions de gouvernance portuaire à des échelles qui ne sont plus celles de la ville (Slack & Wang, 2002).

Conflits ville-port en Asie orientale

Les villes tirent un grand bénéfice du développement de leurs ports, en termes d’emploi, de recettes fiscales (même si nombre d’équipements portuaires ont été développés en Asie par un système de zones franches), de développement économique général (industrialisation). Mais en même temps le port peut avoir une influence négative sur la ville: congestion de la circulation, effets de coupure ville-eau, pollution de l’air, bruit, pollution lumineuse (terminaux en activité jour et nuit). De nombreux conflits peuvent se développer suite à l’éclatement des structures spatiales et sociales traditionnelles des ports, et au divorce croissant avec la ville.

Le port de Manille reflète ces difficultés. Proche des quartiers les plus denses du centre de l’agglomération capitale des Philippines, il voit converger des camions remorquant des conteneurs, qui doivent se frayer un chemin entre véhicules particuliers, jeepneys, autobus urbains, autocars provinciaux et même tricycles motorisés (trisikel) ou non (pedicab), aggravant ainsi les embouteillages dans la ville. En 2013, le nouveau maire, M. Estrada, ex-Président de la République, a pris la décision unilatérale d’interdire la traversée diurne de Manille aux camions reliant le port aux zones industrielles situées au sud de l’agglomération dans les provinces périurbaines de Cavite et Laguna. Il en a résulté des embouteillages de camions attendant hors des limites de Manille la permission de pénétrer dans la ville, une attente prolongée en rade de navires ne pouvant décharger et des périodes de chômage technique dans des usines qui ne sont plus approvisionnées, ce qui diminue la compétitivité économique du pays. Les difficultés sont aggravées par le fait que les équipements du port sont obsolètes, avec des entrepôts vétustes, des bassins ne pouvant accueillir de gros navires, et la proximité de bidonvilles, dont les habitants sont attirés par les opportunités offertes par le port, légales (emplois à la journée) ou illégales (vol de marchandises dans des conteneurs aux serrures forcées). On envisage aujourd’hui de transférer une partie des activités portuaires vers deux autres sites, à environ 80 km à vol d’oiseau, Subic Bay au Nord (mise en valeur d’une ancienne base navale américaine) et Batangas au Sud (un port fonctionnant au ralenti malgré ses bonnes qualités nautiques et son rôle de point de passage vers les autres îles, comme Mindoro). Une congestion comparable est observée à Cebu, au centre de l’archipel philippin, port coincé entre mer et montagne où le ballet incessant des ferries inter-îles gêne le fonctionnement du port de commerce.

Les conflits ville-port sont aussi liés au progrès techniques. Les ports étaient source d’emplois nombreux (« coolies » d’origine chinoise en Asie du Sud-Est), mais avec l’essor de la conteneurisation et l’automatisation des opérations de chargement/déchargement qui en résulte, les besoins en main d’œuvre non qualifiée ont été considérablement réduits. La modernisation du port peut donc conduire à des effets sociaux négatifs dans ces pays et villes à forte densité de population. Les navires restent peu de temps à quai, ce qui altère en profondeur l’atmosphère traditionnelle des ports. Mais la poursuite du développement portuaire, in situ, ou sur de nouveaux espaces mieux adaptés à la logistique moderne, peut avoir un effet multiplicateur sur les emplois industriels dans l’arrière-pays de la ville-port, si les réseaux de circulation terrestres sont bien développés entre port et zones industrielles. À Busan, en Corée du Sud (Frémont & Ducruet, 2004), la croissance des trafics de l’organisme portuaire ne renforce plus la centralité urbaine, du fait de la dissociation spatiale croissante port-ville. La création de valeur ajoutée dans les espaces portuaires centraux ou périphériques est plus faible. Il faut donc trouver d’autres sources de dynamisme pour le cœur métropolitain.

Une troisième source majeure de conflits est environnementale. Les ports développés dans les années 1960-70 au Japon étaient pour bonne partie de vastes Zones Industrialo Portuaires, recevant des navires pétroliers et vraquiers de grande taille, alimentant des raffineries de pétroles, des usines pétrochimiques et complexes sidérurgiques (associés à des chantiers navals et des usines d’assemblage automobile), comme plus tard à Shanghai (Waigaoqiao au bord du Yangzi), Singapour (pétrochimie et chantiers navals de Jurong) ou en Corée du Sud (Ulsan, Pohang). Les rivages de la baie de Tokyo ont été complètement artificialisés, et la qualité des eaux, comme en d’autres secteurs du littoral japonais, a été profondément affectée, réduisant à néant le potentiel halieutique, paradoxe à proximité immédiate du premier port de pêche mondial. Nombre de sites portuaires anciens, entre autres le long de petits cours d’eau qui ont assuré un développement précoce de la fonction portuaire, sont gravement pollués avec des désagréments paysagers ressentis par tout un chacun (Singapore River, Pasig River à Manille, Suzhou Creek de Shanghai).

Enfin, la réorganisation de la gouvernance portuaire, dans le contexte du capitalisme international et de l’essor de la gestion privée, entraîne des conflits d’intérêts croissants entre autorités urbaines soucieuses avant tout de l’intérêt local (ou de leurs propres intérêts dans le cas de pays à forte corruption) et sociétés de gestion portuaire plutôt soucieuses d’efficacité opérationnelle à offrir aux armateurs. Dans des pays fortement centralisés comme la Chine ou Singapour, le pouvoir central contrôle et guide la gestion portuaire, ce qui n’est pas le cas lorsque l’on se situe dans un contexte politique de gouvernance plus faible ou plus décentralisée (Philippines par exemple). Les objectifs d’aménagement de terrains vacants ou d’espaces portuaires déclassés peuvent être très différents : priorité à la reconquête urbaine ou au redéveloppement portuaire ?

Les nouveaux fronts d’eau urbains en Asie

On peut dégager quelques grandes tendances dans les opérations de réhabilitation et la valorisation des fronts d’eau portuaires des villes asiatiques (John & al, 2013) : multifonctionnalité, mise en valeur patrimoniale, urbanisme vert/durable, le tout dans un esprit de promotion d’une image de ville mondiale qui passe par des technologies avancées et des réalisations spectaculaires (« megaprojects ») (Lin, 2007).

Si l’expansion portuaire du Japon s’est faite par des constructions de terre-plein industrialo-portuaires, c’est aujourd’hui l’ensemble des fonctions urbaines qui peut se retrouver sur l’eau. Kobe s’est dotée, comme Osaka (Kansai International Airport, KIX), Kitakyushu et Nagoya (Chubu Centrair) d’un aéroport en pleine baie, mais les terre-pleins en avant du rivage sont aussi des morceaux de ville. Port Island a été construite entre 1966 et 1981. Le pourtour de l’île (523 hectares) est à vocation portuaire (terminaux à conteneurs) mais sa partie centrale est de caractère urbain (hôtels, centre de congrès, musée du café, magasin IKEA, plusieurs parcs). Juste à l’Est, l’île Rokko (1973-1992, 580 hectares) abrite de même hôtels, installations sportives, marchés, immeubles avec vue sur la mer, un parc d’attractions, le Musée de la Mode de Kobe, la Kobe International University, ainsi que des terminaux à conteneurs. Les systèmes de transport en commun à guidage automatisé « Port Liner » et « Rokko Liner » relient les deux îles à la gare de Sannomiya et à Kobe Airport pour l’un, et à la gare Sumiyoshi pour l’autre.

Plan touristique du front d’eau de Kobe, Japon (Boquet 2013)

Plan touristique du front d’eau de Kobe, Japon (Boquet 2013)

À Osaka, le complexe ludique de Tempozan, desservi par le métro, inclut une des plus grandes roues du monde (113 m), le plus grand aquarium du Japon (Osaka Aquarium Kaiyukan) et un centre commercial (boutiques, restaurants, discothèques). Basé sur le thème « Mer et Port » et organisé autour d’un axe central surnommé « la marche vers la mer », Tempozan Market Place est un foyer d’expression des artistes de rue. Adjacent à un terminal de croisières et à un quartier résidentiel comprenant écoles et hôpitaux, il a remplacé une ancienne friche industrielle sur umetate-chi. Il s’agit là de la première adaptation au Japon des recettes de réaménagement des fronts d’eau expérimentées aux États-Unis : promenade, aquariums, espaces festifs, reprises dans diverses villes japonaises et asiatiques.

A Yokohama, Minato Mirai 21 (156 hectares dont 76 gagnés sur l’eau depuis les années 1980), abrite un musée de la marine, un musée d’art moderne, un parc d’attraction (Cosmoworld) dominé par la grande roue Cosmoclock – 121 m – et les 70 étages de la Landmark Tower, plus haut gratte-ciel japonais de 1993 à 2010. L’approche de planification à Minato Mirai 21 est très différente de la tradition urbaine japonaise : l’idée européenne du boulevard a remplacé un système de croissance organique sans axe structurant. Le nouveau quartier dispose de trois axes urbains qui relient les gares et le métro aux parcs du bord de l’eau, offrant des espaces publics ouverts linéaires et des panoramas sur la baie. Nissan Motors a établi son siège mondial à Minato Mirai 21, nouveau cœur d’une ville qui veut s’affirmer face à Tokyo, où Disneyland Japan est aussi construit sur l’eau, tandis que dans le schéma d’aménagement de la capitale nippone, le waterfront est un des « subcenters », comme Shinjuku ou Ikebukuro (Saito, 2003). Composé de plusieurs îles artificielles, il est unifié par un métro automatique surélevé (Yurikamome, « mouette à tête noire ») de 12 km partant de la gare Shimbashi.

Cette revitalisation des fronts d’eau japonais utilise la mer comme thématique et décor, comme support à des activités ludiques : promenades aménagées, musées maritimes, aquariums, restaurants. C’est ce qu’on retrouve à Singapour.

Soucieuse de diversifier son économie, de libérer ses citoyens de leur tendence à trop travailler, et de développer son attractivité comme ville mondiale (Chang, 2004), la cité-état a mené de front plusieurs projets d’aménagement touristique. D’une part, la création d’un complexe de loisirs sur l’île de Sentosa, reliée au centre de Singapour par un monorail (Sentosa Express) donnant une belle vue sur les terminaux à conteneurs : terrains de golf, hôtels, musée d’histoire, parc à thème Universal Studios Singapore, jardins à papillons, océanarium et plusieurs plages, à quinze minutes du centre-ville. Second aménagement, Marina Bay (Sevin, 2008, Yap, 2013), un ensemble de grands hôtels associés à des parcs et à un effort de contrôle de l’approvisionnement en eau de la ville (barrage). Le projet, initié par le gouvernement, a été confié à un consortium international d’experts en hydraulique et en aménagement urbain, renforçant la dimension « globale » de Marina Bay. Parmi les éléments phares de l’opération, la grande roue « Singapore Flyer » (165 m) et l’hôtel Marina Sands, avec son immense piscine sur le toit commun aux trois tours qui le supportent. Enfin, la Singapore River, autour de laquelle la ville s’est développée au XIXème siècle, a été l’objet d’une reconquête de ses berges : réhabilitation et transformation des anciens entrepôts, édification de promenades de part et d’autre, dotées de statues reconstituant une histoire idéalisée du passé de Singapour et des relations entre colonisateurs anglais et populations locales (Malais) ou immigrées (Chinois, Indiens). L’aménagement post-portuaire cherche ainsi à forger une identité singapourienne d’harmonie multiculturelle (Chang & Huang, 2005, Yuen, 2005) et conduit à une gentrification évidente de l’espace péricentral (Wong 2006), mais cela s’est fait au prix social du déplacement forcé de populations pauvres lors de l’éradication de taudis au bord de l’eau (Dobbs, 2002). Des restaurants et des musées (par ex. le Musée des Civilisations Asiatiques), jalonnent les bords de la rivière au pied des tours du CBD (côté Ouest) et à proximité des bâtiments gouvernementaux de l’ère coloniale (côté Est). Une partie du site est utilisée pour le circuit éphémère du Grand Prix de Singapour de Formule 1 (Henderson, 2010), course urbaine qui se déroule en nocturne. Une nouvelle phase de l’aménagement du front d’eau singapourien est annoncée pour les années 2015-2025, avec un transfert projeté des terminaux à conteneurs de Tanjong Pagar, proche du CBD, vers un site périphérique, ce qui libérera des parcelles de terrains littorales particulièrement intéressantes.

Aménagement des quais de la Singapore River (Boquet 2008)

Aménagement des quais de la Singapore River (Boquet 2008)

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Évocation du commerce colonial sur les berges de la Singapore River (Boquet 2008)

Évocation du commerce colonial sur les berges de la Singapore River (Boquet 2008)

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À Taiwan, Kaohsiung inaugure en 2014 un nouvel espace post-portuaire. « Asia’s New Bay Area » se compose de quatre grands projets immobiliers sur le front d’eau, et d’un tramway, le premier du pays, en bord de mer. Le Centre International de Congrès et d’Expositions doit promouvoir les réalisations de Taiwan dans les domaines agricole, informatique, des technologies marines et du tourisme. Un centre de Croisières, siège de Ports Taiwan International, pourra abriter deux navires géants de 225 000 tonnes et traiter 2000 passagers par heure. Le projet inclut aussi le Centre de Culture Maritime et un Centre de Musique Populaire (concerts en plein air au bord de l’eau et auditorium intérieur). Une zone dédiée aux industries culturelles et créatives est prévue pour les artistes résidents, autour d’une nouvelle bibliothèque numérique et multimédia construite selon des normes d’architecture écologique. L’objectif du projet Asia’s New Bay est triple : diversifier l’activité économique, mettre en œuvre les nouvelles techniques de construction dans l’esprit du développement durable, accroître la visibilité internationale de Kaohsiung.

Même volonté innovante dans le Songdo International Business District, juste au Sud d’Incheon (Corée du sud). Un nouveau quartier d’affaires se développe sur 610 hectares, avec la plus haute tour du pays (NEATT : Northeast Asia Trade Tower, 305 m), qui doit être une vitrine du développement urbain durable (parcs, pistes cyclables, véhicules électriques, recyclage innovant des déchets, etc..), avec aussi quatre sites universitaires, 80 000 appartements, des bureaux et des espaces commerciaux. La dimension ludique est ici beaucoup moins affirmée (Kim, 2010, Kim, 2014).

La mise en scène de l’espace urbain littoral est évidente à Shanghai et Hong Kong. Après l’ouverture en 1993 de la Zone Économique de Pudong, à l’est de la rivière Huangpu, berceau de Shanghai, le quartier d’affaires de Lujiazui a surgi de terre avec quelques-unes des tours les plus élevées du monde : Jinmao Tower (hôtel Hyatt), Shanghai Financial Center, Pearl of Orient. A leur pied, un centre de congrès et le plus grand aquarium chinois, au bord de l’eau. Des jeux de lumière mettent en valeur le soir ces tours géantes, qu’on admire au mieux du côté ancien de la ville, sur le Bund de l’époque des concessions, boulevard de front de fleuve élargi pour les voitures mais aussi doté d’une promenade pédestre et verdoyante surplombant le cours d’eau. Les efforts de Shanghai pour transformer ses berges se sont aussi manifestés dans des opérations de reconquête urbaine des rives du Suzhou Creek, jadis cloaque à ciel ouvert, aujourd’hui espace revalorisé après élimination des usines polluantes et construction de quartiers résidentiels aisés (Boquet, 2009).

A Hong Kong enfin, de part et d’autre de Victoria Harbor qui sépare le CBD de Central, sur l’île de Hong Kong elle-même, du secteur Tsim Sha Tsui de Kowloon, des gains de terrains successifs ont réduit l’espace portuaire pour créer de nouveaux espaces de bureaux, avec des tours (International Financial Center, 412 m et International Commerce Center, 488 m), des espaces de promenade au bord de l’eau et des terminaux maritimes, au prix de la destruction de vestiges irremplaçables de l’histoire urbaine. Malgré la construction de lignes de métro reliant Hong Kong à Kowloon et l’exigüité croissante d’un espace portuaire parcouru de caboteurs et barges de Chine populaire et de catamarans rapides assurant la desserte de Macao, l’activité des traversiers Star Ferry reste importante : touristes et Hongkongais aiment ces dix minutes de traversée en bateau. Même si sa fonction purement portuaire s’efface au profit de son rôle de gestion logistique de flux (Wang & Cheng, 2010) qui prennent de plus en plus appui sur des ports situés en Chine Populaire, comme Shenzhen, Hong Kong reste bien un port ! Les conteneurs ne sont pas loin, chaque jour un ou deux navires de croisière mouillent aux quais de Kowloon, en attendant de s’amarrer prochainement au môle de la piste désaffectée de l’aéroport Kaitak. Côté Kowloon, la promenade de front d’eau de Tsim Sha Tsui, « Avenue of the Stars », évoque Hollywood avec les signatures dans le ciment frais des stars du cinéma hongkongais et leurs statues. De l’autre côté, les immeubles de bureaux de Central sont comme à Shanghai l’objet d’un spectacle son et lumière nocturne, ponctué des sirènes des navires. Après des décennies de progression des remblais et d’aménagements complexes (passerelles, parkings, palais des congrès) éloignant la ville du port, la coupant même avec une autoroute, une commission d’aménagement du front d’eau tente aujourd’hui de construire les bases d’une nouvelle osmose espace urbain-espace maritime.

Victoria Harbor (Hong Kong), vu du sommet de l’International Commerce Center (Boquet 2013)

Victoria Harbor (Hong Kong), vu du sommet de l’International Commerce Center (Boquet 2013)

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Statue de Bruce Lee sur l’Avenue of the Stars de Tsim Sha Tsui (Kowloon). En arrière plan, les immeubles illuminés du quartier d’affaires Central (île de Hong Kong) (Boquet 2011)

Statue de Bruce Lee sur l’Avenue of the Stars de Tsim Sha Tsui (Kowloon). En arrière plan, les immeubles illuminés du quartier d’affaires Central (île de Hong Kong) (Boquet 2011)

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Les cas présentés ci-dessus sont ceux de villes-ports situées dans des pays économiquement plus avancés, qui ont investi dans la mise en valeur de leurs fronts d’eau. Le modèle se répète, en mode mineur, dans des pays moins riches comme les Philippines, où le front de mer de Manille a été aménagé en une large promenade où l’on vient admirer le coucher de soleil (Gomez, 2008). Fermant la promenade au Nord, à côté du port à conteneurs, on trouve l’aquarium Ocean Park, et au Sud, après le Centre Culturel Philippin, projet de l’ex-First Lady Imelda Marcos (Guéguen, 2013), le vaste Mall of Asia. Ces espaces ont été gagnés sur la mer, comme à Hong Kong, Singapour ou Osaka. En décembre 2012, avant sa défaite aux municipales, l’ancien maire de Manille Alfredo Lim avait annoncé un projet spectaculaire de renouveau du secteur portuaire. Les 59 hectares appartenant à la Philippine Ports Authority auraient été transformés en un nouveau centre financier, avec gratte-ciel, dont un de 100 étages, le plus haut des Philippines, hôtels, restaurants et magasins le long du rivage.

Manila Baywalk (Boquet 2009)

Manila Baywalk (Boquet 2009)

 

Conclusion

 

Mondialisation et révolution des transports ont particulièrement touché les villes-ports asiatiques. Elles sont dû s’adapter rapidement à leur rôle central dans la logistique internationale par une expansion spatiale de leurs équipements portuaires, mais aussi, dans leur recherche d’une « classe mondiale » par la mise en valeur de fronts d’eau jadis jugés sans autre valeur que fonctionnelle, mais qui prennent aujourd’hui une dimension identitaire. Le décor fluvio-maritime est essentiel à la promotion de la ville, qui n’est plus seulement un port, mais qui intègre la dimension portuaire dans sa nouvelle identité de métropole globale.

 

Yves BOQUET

 

Yves Boquet, professeur de géographie à l’université de Bourgogne, a d’abord travaillé sur les États-Unis (thèse de doctorat d’État sur Washington et Baltimore) avant de tourner son attention sur les questions urbaines et de transports en Asie, particulièrement à Hong Kong et aux Philippines où il se rend régulièrement. Il est actuellement secrétaire général de l’Association de Géographes Français et secrétaire de la Commission des Transports de l’Union Géographique Internationale.

 

 

 

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