#4 / Les villes portuaires de Campana et Zárate dans les processus de métropolisation de Buenos Aires (Argentine)

Thomas Massin

L’article de Thomas Massin au format PDF


En Argentine, le système portuaire assure 90 % du commerce extérieur et se compose de trois littoraux. Le plus important est le littoral métropolitain avec près de trois quarts du trafic portuaire national (Massin, 2014). Il s’est construit dès la fin du XIXème siècle autour des ports des deux métropoles de Buenos Aires et Rosario et d’un chapelet de terminaux secondaires localisés dans des villes moyennes. Cet article propose de dresser le portrait de deux de ces villes, Campana et Zárate, à la limite de l’aire métropolitaine de Buenos Aires. L’hypothèse est que la structuration de leur espace urbain se fait selon un modèle original : il s’agit de villes à la fois fluviales, puisque situées sur le Paraná à une centaine de kilomètres en amont du port historique de Buenos Aires, et maritimes car leurs installations en eau profonde accueillent des navires océaniques, spécialisés dans les trafics « riches » (marchandises diverses, conteneurs, roll on/roll off)1 à la fois d’importation et d’exportation. Ces villes moyennes se nourrissent donc des processus métropolitains et en même temps les structurent, en tant que lieux d’ancrage des flux mondialisés.

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Le littoral métropolitain dans le système portuaire argentin (Massin, 2013)

Le littoral métropolitain dans le système portuaire argentin (Massin, 2013)

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Si la littérature est abondante sur les ports de Buenos Aires et Rosario, en particulier sur les grands projets urbains développés sur leurs friches, il n’y a que peu de bibliographie sur les activités portuaires dans les villes moyennes, à l’exception des travaux de Zuidwijk (2002), Foulquier (2007) et Forget (2012). Or, les défis d’intégration et de recyclage urbains des zones portuaires y sont d’autant plus aigus que les pouvoirs municipaux ne disposent pas de ressources comparables à celles des grandes métropoles. De plus le terme de port, qui qualifie ici un ensemble d’installations portuaires localisées dans une même municipalité, est peu opérant, alors que parler de terminaux portuaires autonomes permet d’étudier à la fois les multiples configurations et la complexification du jeu des acteurs, dimensions majeures des processus métropolitains récents. L’exemple de la conurbation de Campana-Zárate est remarquable à ce titre : sur son littoral très morcelé, des friches portuaires côtoient des terminaux modernes et dynamiques.

Cet article revient sur les grandes phases de structuration du littoral métropolitain, puis identifie les acteurs et les processus en jeu dans la constitution des terminaux portuaires à Campana et Zárate. Du fait de l’absence de travaux et de données statistiques récents, la méthode repose sur une étude de terrain de plusieurs mois, sur une vingtaine d’entretiens avec des responsables portuaires et municipaux, effectués entre 2012 et 2014 et sur l’analyse d’une collection de cartes municipales du XXème siècle.

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Le littoral métropolitain : l’axe du développement argentin

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L’âge d’or du littoral et le modèle de ville-port (1880-1950)

L’ouverture du Paraná à la navigation en 1852, relayée par l’expansion du chemin de fer et une forte immigration européenne, participe du développement économique rapide du pays. Très vite le littoral aval du fleuve et son hinterland, la plaine agricole de la Pampa, s’intègrent à l’économie mondiale au moyen des usines frigorifiques et des ports construits soit au cœur des villes (Campana) soit à leur grande proximité (Zárate). Ainsi, si en 1880 seuls quatre ports accueillent des navires océaniques (Buenos Aires, Rosario, San Nicolás et Concepción), ils sont neuf en 1890, dont Campana et Zárate, puis quatorze en 1900. À cette époque le système portuaire du Río de la Plata a un trafic comparable à celui de Londres ou New York (Ducruet, 2012). Ce dynamisme s’explique par d’excellentes conditions naturelles (sites en eau profonde, largeur et tranquillité du fleuve, présence d’une barranca – une falaise ravinée – naturelle), le dragage de chenaux et la proximité des productions de la Pampa. Aussi apparaît de manière précoce un chapelet de petites villes portuaires entre Buenos Aires et Rosario, connectées au réseau ferré qui unit les deux métropoles et qui assurent la majorité des exportations du pays, du cabotage et des liaisons fluviales de passagers.

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Hégémonie de Buenos Aires, dynamisme des ports industriels et déclin des ports commerciaux (1950-1992)

Après un ralentissement industriel et portuaire du littoral à partir des années 1930, les politiques impulsées dans les années 1950 et 1960 encouragent l’implantation d’industries lourdes et de ports en soutien de leur activité dans les villes littorales : c’est la naissance de « l’axe fluvio-industriel » qui unit Buenos Aires à Rosario. En parallèle, le système portuaire commercial est étatisé, avec une politique de centralisation, et le port de Buenos Aires prend alors une place hégémonique (Forget, 2011). Mais cette gestion est peu efficace et l’activité des ports est concurrencée par le réseau routier naissant. À la fin des années 1970, les régulations se font moins fortes et les premiers terminaux privés dédiés aux céréales s’implantent au nord de Rosario, avant que la conteneurisation n’atteigne le pays. Finalement, en 1992, a lieu une profonde réforme portuaire, qui fait suite à la mise en place de politiques néolibérales par le gouvernement de Carlos Menem, dans un contexte global latino-américain de mutation du régime des ports.

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Depuis la réforme portuaire de 1992, (re)déploiement des ports privés et « ex-portuarisation »

La loi de 1992 décide de la décentralisation des ports vers les autorités provinciales, sauf pour six ports autonomes, dont Buenos Aires et Rosario, administrés par un organisme public. Elle ouvre aussi la gestion des ports aux acteurs privés et à la concurrence, ce qui donne lieu à deux grands modèles d’administration : landlord (propriété et contrôle par les acteurs publics ; gestion et prestation de service par les acteurs privés) et service port (entièrement public). De fait, la réforme contribue à la réactivation des terminaux portuaires, que les acteurs privés mettent au niveau des autres ports mondiaux, avec des installations modernisées, efficaces et connectées aux réseaux globalisés (Guibert et Velut, 1998 : 100 ; Zuidwijk, 2002 : 232 ; Forget, 2011 : 66). Cette activation des ports privés se fait en premier lieu sur le littoral du Paraná dans un contexte de métropolisation, lié à une concentration sans précédent des investissements observés dans la métropole – quartiers fermés, autoroutes, parcs industriels – ce qui a un impact notoire sur la réorganisation spatiale avec l’extension du tissu urbain et la fragmentation territoriale (Ciccolella, 1999 ; Prévôt-Schapira, 2001). On observe alors une transformation morphologique majeure avec un passage de la ville-port à un mouvement d’« ex-portuarisation », où, à l’image de « l’ex-urbanisation », les terminaux se situent hors de la zone agglomérée mais sous influence métropolitaine directe (Soja, 2000 ; Ducruet, 2008).

 

Aujourd’hui : cinq pôles portuaires complémentaires et en concurrence

La structuration de la façade métropolitaine répond aujourd’hui à un modèle original, avec une grande partie de l’activité portuaire située en amont de la métropole de Buenos Aires, alors que la logique dans la plupart des métropoles portuaires mondiales est un glissement vers l’aval du fleuve, suivant le modèle anyport2(Brocard et Lecoquierre, 1995 ; Ducruet, 2008). Elle a donné lieu à l’existence de cinq pôles portuaires, caractérisés par des activités et des statuts hétérogènes (Massin, 2014).

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Les cinq pôles portuaires du littoral métropolitain (Massin, 2014)

Les cinq pôles portuaires du littoral métropolitain (Massin, 2014)

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D’abord le pôle Up-River au nord de Rosario, le plus important en tonnage du pays, se compose d’un chapelet de terminaux portuaires agro-exportateurs et d’installations de trituration de graines de soja. Puis les terminaux des deux périphéries portuaires de La Plata et San Nicolás traitent avant tout des matières premières et des produits industriels. Enfin les deux pôles les plus dynamiques sont les terminaux polyfonctionnels de trafic riche. Le premier est celui de Buenos Aires, site historique de la métropole, où sont apparues des activités nouvelles à la fin des années 1980 via des porte-conteneurs et des vraquiers Post-Panamax3. Aujourd’hui les activités y sont de tous types, avec une prédominance de celles de conteneurs et d’hydrocarbures. Il répond au modèle de métropole maritime de la plupart des villes sud-américaines, qui se caractérise par le maintien des activités et des connexions portuaires malgré la pression des espaces urbains (Ducruet, 2008). Le second est celui de Campana-Zárate avec des fonctions diversifiées, liées aux activités industrielles métropolitaines anciennes (chimie, sidérurgie, papeterie) ou récentes (automobile, logistique) de la zone. Comme le souligne Foulquier (2001 : 163), ces terminaux polyfonctionnels et spécialisés dans des trafics riches à la fois d’importation et d’exportation, structurent les processus métropolitains, comme réceptacle des échanges mondiaux. Or la plupart de ces terminaux sont commerciaux, privés et non soumis à la régulation des pouvoirs publics.

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La conurbation industrialo-portuaire de Campana-Zárate dans ce littoral métropolitain

Les deux villes de Campana et Zárate, distantes d’une dizaine de kilomètres, regroupent 200 000 habitants. Bien que la conurbation forme l’un des grands pôles productifs et industriels du pays, la littérature sur ces villes est rare à l’exception des travaux de Barenboim (2011), Carriquiriborde (2012) et surtout Carballo (2004), qui estime que les activités industrielles lourdes emploient directement plus de 30 000 personnes, dont la majorité dans de grands établissements.

Le littoral de la conurbation s’étend sur 40 km et est composé d’une guirlande portuaire d’une vingtaine de terminaux. Ils sont de trois types. Premièrement les sept terminaux industriels, utilisés exclusivement par les grands établissements, ont tous été construits avant 1980. Deuxièmement les terminaux commerciaux (service port) sont au nombre de onze. Le plus important est Terminal Zárate, spécialisé dans les voitures (400 000 voitures exportées et 400 000 importées, soit 90 % des véhicules importés dans le pays, par an) et les conteneurs (deuxième du pays derrière Buenos Aires avec 150 000 TEUs annuels). Enfin, les ports abandonnés sont au nombre de cinq, preuve de processus profonds de reconversion. Il s’agit soit de ports publics du début du XXème siècle qui ne fonctionnent plus depuis plusieurs décennies (Muelle Fiscal Zárate, Muelle fiscal Campana, Ferry Boat), soit de ports privés plus récents qui sont sans activité (Zárate Port, Celulosa).

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Les terminaux portuaires et les industries dans la conurbation de Campana–Zárate (Massin, 2013)

Les terminaux portuaires et les industries dans la conurbation de Campana–Zárate (Massin, 2013)

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Vue aérienne de Zárate (Andrés Martín, 2009)

Vue aérienne de Zárate (Andrés Martín, 2009)

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Le dynamisme de ce pôle sur la façade métropolitaine s’explique par la disponibilité de grandes emprises peu chères, aux bonnes conditions d’accès fluvial et terrestre (en particulier avec le pont Zárate-Brazo Largo, l’une des « artères » du marché commun du Mercosur), aux faibles coûts de service, ainsi qu’aux possibilités d’agrandissement et de modernisation des installations (Massin, 2014). S’ajoute une situation métropolitaine privilégiée, qui découle des « interactions à base territoriale » (Veltz, 2005) : tout en se trouvant à une distance proche du foyer urbain de Buenos Aires, le territoire offre une tradition industrielle ancienne qui a produit une main d’œuvre abondante et bien formée, la présence consolidée de grandes firmes mondialisées, qui dès la fin du XIXème siècle ont eu besoin des ports pour soutenir leur activité, et un cadre politique et juridique peu contraignant pour les activités industrielles.

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La liberté des acteurs portuaires privés dans un cadre institutionnel lâche

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Les acteurs portuaires : constructeurs, opérateurs et…. promoteurs immobiliers

Les acteurs portuaires sont devenus des « acteurs métropolitains de premier ordre » (Prévôt-Schapira, 2001), d’un point de vue morphologique et économico-financier.

Dans une dimension morphologique, ce sont des promoteurs très actifs avec des projets portuaires modernes de taille moyenne. Dans la conurbation, ils « fabriquent » l’espace littoral métropolitain : nos estimations donnent plus de 1 000 hectares de constructions portuaires au total, soit entre un quart et un tiers de la superficie construite de l’agglomération (Massin, 2014). A ces activités s’ajoute un rôle de promoteur immobilier avec des programmes haut de gamme. L’exemple le plus notable est le Proyecto Zárate chico, première étape du plan municipal de revitalisation côtière. Il consiste en la construction de logements, de bureaux et d’un hôtel sur un terrain de 10 hectares donnant sur le fleuve à l’emplacement d’une ancienne usine frigorifique, réhabilitée à l’occasion. L’un des deux maîtres d’œuvre est Servicios Portuarios, holding argentine avec deux activités principales : la gestion et l’exploitation de cinq terminaux portuaires du littoral et le développement de projets immobiliers à Rosario, Villa Constitución et Zárate. Ces constructions participent de l’étalement urbain périphérique, dans un cadre de changements rapides d’usages du sol et d’une grande concurrence pour la maîtrise de ceux-ci.

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Installations portuaires de Terminal Zárate (photos institutionnelles sur http://www.tz.com.ar, 2013)

Installations portuaires de Terminal Zárate (photos institutionnelles sur http://www.tz.com.ar, 2013)

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Dans une dimension économico-financière, ces acteurs métropolitains sont étroitement connectés aux dynamiques de la globalisation et ont un rôle important dans l’économie métropolitaine. En effet la loi de 1992 permet aux acteurs privés de porter l’intégralité du projet portuaire, de l’achat des terrains à la construction des terminaux en passant par les connexions aux réseaux routiers et ferroviaires, mais aussi les dragages d’accès aux quais. Ils doivent donc avoir un savoir-faire technique et une capacité financière importants. La construction des terminaux commerciaux dans la conurbation entre 1992 et 2014 est l’œuvre d’acteurs pour la plupart argentins et aux capacités financières importantes mais ne comptant pas parmi les groupes les plus puissants du pays. Trois profils sont identifiés : des entreprises spécialisées dans la logistique portuaire (TZ, PTP, Tagsa) ; des entreprises du transport en général (Euroamérica et Maripasa) ; des groupes du négoce du grain, nationaux (Las Palmas) et étrangers (Petromining), alors que les quatre grandes multinationales ABCD qui ont façonné le littoral au nord de Rosario n’ont pas construit de terminaux dans la zone, leurs installations les plus en aval se situant 100 km plus au nord, à Ramallo. En règle générale, ce sont les mêmes acteurs qui assurent l’exploitation des terminaux. Il s’agit donc d’un secteur puissant avec des opérateurs spécialisés aux origines et de tailles diverses, qui y valorisent leurs ressources, avec une grande gamme d’activités. D’après nos calculs, les investissements de construction et d’agrandissement des terminaux privés s’élèvent à 250 millions depuis 2001 (Massin, 2014). Or, ces processus métropolitains portuaires se déroulent dans un cadre institutionnel public flou qui leur laisse une grande liberté d’action.

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Proyecto Zárate chico (image institutionnelle sur www.zaratechico.com, 2014)

Proyecto Zárate chico (image institutionnelle sur www.zaratechico.com, 2014)

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Les faiblesses des municipalités

L’État argentin, d’organisation fédérale, se présente lui-même comme un acteur éclaté : nation, provinces et municipalités mènent souvent des politiques divergentes dans un cadre général d’instabilité institutionnelle (Merklen, 2007). Dans le domaine portuaire, l’absence de vision globale et intégrée est flagrante. Le Sous-secrétariat fédéral des Ports et Voies navigables, a peu de pouvoir sur les terminaux, a fortiori sur ceux de statut privé et son activité se résume à quelques rapports et à un plan directeur. Au niveau provincial, le Sous-secrétariat aux Activités Portuaires est en charge des huit ports « provinciaux » (landport) mais n’a aucun pouvoir de contrôle sur les terminaux privés.

Les 2 000 municipalités du pays sont le dernier échelon institutionnel et sont relativement peu étudiées par la recherche. Or la municipalité apparaît à la fois comme l’acteur clé et le plus faible face aux acteurs privés portuaires. En effet, parmi ses compétences, on trouve le développement économique, l’aménagement du territoire et la protection de l’environnement. Mais la municipalité a des pouvoirs institutionnels et financiers très limités, qui lui sont octroyés par chaque province (Prud’homme, Kopp et Huntzinger, 2004). Aussi dans les faits, les municipalités du littoral métropolitain se retrouvent confrontées aux intérêts économiques liés notamment à l’implantation d’industries ou de quartiers fermés et aux intérêts sociaux et environnementaux qui passent au second plan4.

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Les conséquences sur les villes : pas de création d’urbanité

Le cas des ports répond à ce schéma : alors qu’elles n’ont pas de secrétariat ou de direction dédiés à l’activité portuaire, les deux municipalités mettent en avant leur outil portuaire et lui apportent un appui politique. En effet l’installation de terminaux portuaires modernes leur donne une lisibilité et un dynamisme industriel certains. Par exemple la chambre de commerce portuaire de Campana-Zárate, active depuis une dizaine d’années, travaille en partenariat étroit avec les municipalités des deux villes. En conséquence, les conflits d’acteurs sont aujourd’hui faibles et les opérateurs portuaires privés ont les mains libres pour mener à bien leurs projets ; ni les municipalités, qui essaient seulement de tirer profit de ce dynamisme sans pouvoir le contrôler, ni la société civile, très peu mobilisée sur ce sujet, ne s’y opposent. C’est une situation paradoxale dans la mesure où il n’y a pas de création d’ « urbanité », qu’il s’agisse des anciens sites portuaires délaissés ou des nouveaux terminaux en périphérie.

 

Front fluvial à Zárate (Dante Prono, 2013)

Front fluvial à Zárate (Dante Prono, 2013)

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Concernant les anciens sites portuaires, la réforme de 1992 a libéré de nombreuses friches. A Buenos Aires (Puerto Madero) et Rosario y ont eu lieu des projets urbains et immobiliers de réaménagement de front d’eau de grande ampleur, sur le modèle waterfront revitalization. Mais, de manière générale, dans les villes plus petites il n’y a pas de recyclage urbain des sites historiques ce qui a accéléré la détérioration des tissus bordant les ports. Un exemple typique est la friche portuaire de Zárate Port, conséquence de la faillite du terminal en 2010, qui lui-même avait été construit sur une friche industrielle.

La construction des nouveaux sites portuaires de la périphérie a également des impacts négatifs qui tiennent à la fois de la morphologie, de la circulation et de la spécialisation fonctionnelle. En effet, il s’agit d’espaces construits ex-nihilo, hermétiques (accès contrôlé, limité à celui des employés), monofonctionnels et de vocation purement technique. Ils sont reliés directement à l’autoroute ou aux pôles industriels, sans connexion directe à la ville, sauf à travers quelques employés locaux qui s’y rendent à pied ou en vélo par une route secondaire. Ces équipements ne permettent donc ni la diversité, ni l’échange, ni la « simultanéité » (Lefebvre, 1968). Il s’agirait donc d’un retour au fonctionnalisme, par un isolement des autres fonctions de la ville, à l’encontre des théories et pratiques actuelles de l’urbanisme de mixité des usages et de dimension humaine de la ville (Gehl, 2013).

À ces difficultés d’intégration urbaine de ces fonctions portuaires s’ajoute l’absence de retombée économique directe sur les villes. Tout d’abord, en matière d’impôts, la seule taxe qui s’applique est la Tasa por Inspección de Seguridad e Higiene. Elle représente environ 0,3 % des ressources financières pour chacune des deux municipalités, soit moins de 100 000 dollars pour un budget annuel d’environ 40 millions de dollars. Et contrairement aux grandes industries de la conurbation, les installations portuaires ne créent que peu d’emplois. La quantité moyenne d’employés est d’une centaine par terminal (jusqu’à 650 pour TZ), quand l’usine sidérurgique Siderca emploie 4 300 employés et Toyota ou Honda autour de 1 000 employés chacune. Enfin concernant les infrastructures, les terminaux portuaires génèrent un trafic dense de camions qui détériore les accès routiers aux terminaux, dont les municipalités sont en charge.

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Friches portuaires à Zárate (Miles Supico, 2010)

Friches portuaires à Zárate (Miles Supico, 2010)

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Depuis une vingtaine d’années, la privatisation du système portuaire a profondément transformé le littoral métropolitain et la conurbation de Campana-Zárate à travers la construction de complexes portuaires modernes qui reçoivent les nouvelles formes de trafic portuaire. Ils assurent une grande efficacité logistique portuaire qui permet l’insertion de la métropole dans les réseaux portuaires et économiques globalisés, mais soulèvent des questions relatives à l’aménagement urbain à deux échelles. D’abord, la structuration de la façade se fait selon une logique propre aux acteurs privés, ce qui tend à former une mosaïque d’enclaves le long du Paraná, sans maintien du continuum fluvial. Puis c’est aussi une mutation profonde d’urbanité pour ces villes construites à la fin du XIXe siècle sur le triptyque train-industrie-port, qui a organisé toutes les dimensions de la ville et de l’urbain. On pourrait conclure à l’existence d’une sorte de tiers espace productif et logistique sans les contraintes spatiales, infrastructurelles et politiques de la capitale Buenos Aires. Une vision et des mesures d’ensemble de la part des pouvoirs publics apparaissent alors nécessaires pour articuler le devenir du territoire métropolitain et du système portuaire.

Thomas MASSIN

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Thomas Massin est urbaniste et doctorant en géographie en cotutelle entre la FADU/UBA (Argentine) et CREDA/Paris 3 (France). Il travaille sur les processus métropolitains en grande couronne à Buenos Aires. Ses thèmes de recherche concernent les mobilités et les dynamiques industrielles aux échelles métropolitaines et urbaines.

tommassin AT gmail DOT com

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Illustration de couverture : Front fluvial de Campana (Otopacheco, 2008)

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Bibliographie

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  1. Les navires roll on/roll off ou rouliers permettent la manutention horizontale des marchandises, particulièrement adaptée au transport de véhicules ou de colis lourds. Ils se distinguent des navires à manutention verticale (load in/load off). L’un des avantages de ce type de manutention est sa rapidité car il se fait sans appareil de levage dans des installations portuaires légères et sa souplesse quant au type de cargaison. []
  2. Anyport est un modèle développé par Bird (1963) qui décrit les étapes de l’évolution technique et spatiale des infrastructures portuaires : à partir du port initial adjacent au centre urbain, le développement des quais est le produit de l’évolution des technologies maritimes et de l’amélioration de la manutention. En parallèle, les nouvelles installations portuaires sont construites de plus en plus loin du centre urbain pour s’éloigner des pressions immobilières et vers la mer pour bénéficier d’un tirant d’eau maximal. []
  3. Les vraquiers Post-Panamax ont une taille supérieure à ceux de la classe Panamax, c’est-à-dire aux dimensions maximales pour rentrer dans les écluses du canal de Panama. Il en va de même pour les installations portuaires avec le développement de portiques Post-Panamax. []
  4. Trois exemples de quartiers fermés dans trois municipalités du nord de l’aire métropolitaine de Buenos Aires attenantes au Paraná, sont particulièrement révélateurs. Il s’agit de projets immobiliers de grande taille (entre 300 et 1 400 ha), construits ou en construction, dont la localisation dans des zones naturelles ou rurales protégées a été rendue possible par des changements du code urbain par décision des municipalités (Ríos, 2005). Au cours des audiences publiques, les habitants se sont exprimés contre le projet, mais leur avis n’est pas contraignant. Face à leurs craintes, les porteurs du projet avancent des arguments invariables de trois types : création d’emplois, levée d’impôts supplémentaires et construction d’équipements municipaux (Massin, 2013). []

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