#6 / Sortir la pluie des tuyaux. Des débordements d’égouts aux Nouvelles Rivières Urbaines : récit d’une expérience citoyenne
Ananda Kohlbrenner1
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Le 18 juin 2015, à 13h15, plus de cinquante personnes se sont rassemblées dans une salle de la maison de quartier Ten Weyngaert à Forest, commune du sud de Bruxelles. Parmi elles comptaient quatre opérateurs régionaux de l’eau, sept représentants de la commune de Forest, dont le Premier Échevin (conseiller communal) en charge de l’Urbanisme et de l’Environnement, six comités de quartiers, des universitaires, des collectifs d’architectes, des représentants d’associations locales et des habitants. Elles ont été réunies à l’initiative des États Généraux de l’Eau à Bruxelles (EGEB)2 et de la commune de Forest pour réfléchir à l’avenir des Nouvelles Rivières Urbaines (NRU), une proposition citoyenne d’élaboration de nouveaux parcours en plein air pour les eaux pluviales actuellement raccordées à l’égout. Cette table ronde est la deuxième du genre. Un an et trois mois auparavant, pour la première fois, opérateurs publics, politiques et société civile se sont rassemblés dans ce même lieu.
C’est une rencontre inédite à Bruxelles. Jusqu’alors, la prise en charge des eaux pluviales était considérée comme une question essentiellement technique, relevant des opérateurs publics en charge du réseau d’égouts (qui en assure la collecte), des bassins de rétention (qui les stockent) et des stations d’épuration (qui les traitent)3.
Cet article souhaite rendre compte de la manière dont un problème technique, confiné aux milieux experts, s’est transformé en un problème politique qui fait l’objet de débats publics. Il vise à décrire la façon dont des collectifs citoyens bruxellois tentent de repenser en même temps la place accordée aux eaux pluviales au sein des aménagements urbains et celle accordée aux habitants dans leur gouvernement. Plus encore, il souhaite témoigner de la façon dont les EGEB et des comités de quartiers forestois ont fait de la pluie un élément fédérateur de nouveaux collectifs. Ce faisant, nous verrons que c’est d’une forme de création de commun dont il est question avec les NRU et que le commun qui y est expérimenté résonne avec celui théorisé par P. Dardot et C. Laval (Dardot & Laval, 2014).
Pour comprendre les mobilisations citoyennes dont les eaux pluviales font l’objet à Bruxelles, il nous faut tout d’abord nous pencher sur les problèmes singuliers qu’elles révèlent et sur la manière dont, jusqu’à présent, ces problèmes ont été traités.
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Contexte : débordements
En Région de Bruxelles-Capitale (RBC), lors des fortes pluies, les eaux de ruissellement engorgent le réseau d’égout et diluent les eaux usées, rendant difficile leur traitement par les stations d’épuration4. Lorsque le réseau est saturé, les matières surabondantes qui y sont drainées s’écoulent, sans traitement, dans la Senne, principale rivière de Bruxelles, via un système de déversoir et polluent le réseau hydrographique. Par ailleurs, les refoulements d’égouts sont à l’origine de nombreuses inondations dans la vallée de la Senne et les caves de ses habitants.
Cette situation résulte d’une série d’importantes transformations réalisées dans Bruxelles, au cours du XIXe siècle, sous l’impulsion du mouvement hygiéniste. Comme à Londres ou à Paris, un réseau d’égout unitaire est construit, évacuant sans distinction les eaux pluviales et les eaux usées (Kohlbrenner, 2014). La plupart des cours d’eau s’écoulant sur le territoire bruxellois sont enterrés et de nombreux étangs sont asséchés (Deligne, 2012). Une grande partie du réseau hydrographique réceptionnant les eaux pluviales disparaît ainsi du paysage urbain. L’imperméabilisation des sols qui accompagne l’urbanisation de la capitale belge réduit quant à elle l’infiltration des eaux pluviales et augmente leur ruissellement. Cette imperméabilisation s’est accélérée au cours des dernières décennies passant, entre 1955 et 2006, de 27 % à 47 % (Vanhuysse, Despireux & Wolff, 2006). Par conséquent, une très grande part des eaux de pluie qui tombent aujourd’hui sur Bruxelles converge vers le réseau d’égout.
Pour lutter contre les inondations, depuis plus de trente ans et sur la base d’un plan directeur adopté en 1980, d’importants investissements ont été consentis par la région pour adapter le réseau d’égout au débit des eaux pluviales considérées comme « parasitaires »5. Le programme mis en œuvre consiste essentiellement à construire des bassins d’orages, grandes infrastructures souterraines assurant la rétention temporaire des eaux pluviales et supposées compenser l’imperméabilisation des sols. De ce point de vue, l’attention des pouvoirs publics s’est focalisée sur ce que l’historien des techniques T. P. Hughes appelle les reverse salient, c’est-à-dire les points faibles du système, afin d’en améliorer les performances (Hughes, 1983).
Or si les bassins d’orage peuvent réduire localement le risque d’inondation, leur recours ne répond pas aux sources du problème : le rejet des eaux pluviales à l’égout, les liaisons entre le réseau hydrographique et le réseau d’assainissement, le morcellement du réseau hydrographique de surface, l’importante imperméabilisation des sols, etc.
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Mobiliser : un Bassin Versant Solidaire pilote
Deux affaires sont à l’origine de la création des EGEB. D’une part, au début des années 2000, l’adoption par les pouvoirs publics d’un projet de bassin d’orage de 33 000 m3 sous l’une des plus grandes places publiques de Bruxelles. D’autre part, en décembre 2009, l’arrêt, dix jours durant, de la principale station bruxelloise d’épuration et le rejet sans traitement dans la Senne d’une grande partie des eaux usées de la RBC sur décision unilatérale de son exploitant, Aquiris, filiale de la multinationale française Veolia Water.
Cette association remet en cause le traitement des problèmes liés aux inondations par les pouvoirs publics, qui n’apportent qu’une réponse technique et ont recours à des infrastructures lourdes. Elle dénonce par ailleurs les conséquences de la délégation d’un service historiquement public à une firme privée6, ainsi que le confinement des citoyens dans un rôle de consommateur-payeur. Elle encourage et soutient l’exploration de nouvelles pratiques pour « réconcilier la ville avec l’eau » (EauWaterZone, 2010).
Le développement d’un Bassin Versant Solidaire pilote (BVS) à Forest, constitue un exemple emblématique des nouvelles expériences citoyennes initiées par les EGEB.
La commune de Forest est l’une des communes bruxelloises les plus touchées par les inondations. Elle se caractérise à la fois par ses fortes pentes et l’imperméabilisation importante de ses sols qui est passée, entre 1995 et 2006, de 32 à 63 % (Vanhuysse, Despireux & Wolff, 2006). Par temps de pluie, les eaux de ruissellement dévalent le territoire communal et engorgent le réseau d’égout, provoquant des inondations dans les quartiers situés dans le bas de la commune, dans le fond de la vallée de la Senne. Aussi, de nombreux comités de quartiers s’y sont constitués, certains de longue date comme le collectif « Stop Inondation » créé en 1985. De son côté, la commune a adopté en 2008 un Plan de lutte contre les inondations et, en 2009, elle s’est dotée d’une « Cellule eau » (composée de deux personnes) et a mis en place un groupe de travail permettant de coordonner l’action de l’administration avec celles des opérateurs de l’eau. Trois actions inédites en RBC. La commune est également à l’origine d’une fête de l’eau qui, en 2013, a favorisé la rencontre entre les EGEB, les comités de quartier et les habitants mobilisés autour de la problématique des inondations.
Le BVS est le fruit de ces différentes dynamiques et de cette rencontre. Il s’agit d’une unité géographique et topographique dans laquelle l’objectif est de limiter le ruissellement et de favoriser l’infiltration en amont, lorsque la nature des sols le permet, conformément aux principes défendus notamment par un chercheur de la Vrije Universiteit Brussel, Kevin De Bondt (Claeys & De Bondt, 2013 : 225-232). Mais c’est aussi une unité sociale et politique où l’on promeut la solidarité des habitants du haut de la commune avec ceux du bas dans la lutte contre les inondations. Cette solidarité est d’autant plus importante que dans cette commune aux fonds marécageux, le niveau topographique reflète généralement le capital économique des habitants. Comme B. Latour (Latour, 1991, 2015) ou E. Swyngedouw (Swyngedouw, 2010), les EGEB parlent d’ « assemblage hybride » hommes-territoire-éléments naturels, mettant ainsi l’accent sur l’imbrication des processus écologiques, sociaux, matériels, culturels, mécaniques et organiques constituant le BVS (EGEB, 2015, Cahier 7 : 3).
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Expérimenter : des Nouvelles Rivières Urbaines
Au cours de l’été et de l’automne 2013, quatre promenades exploratoires ont été organisées par les comités de quartier avec le soutien des EGEB. Une promenade dite « des naufragés » est organisée dans le bas de la vallée et trois promenades dites « des solidaires » parcourent le territoire d’amont en aval, chacune regroupant entre trente et quarante participants7. L’objectif est d’arpenter le territoire, d’éprouver son relief, d’échanger des expériences, des souvenirs, des constats et des observations. Plus encore, il s’agit d’élaborer un diagnostic commun et des propositions d’actions susceptibles de répondre aux problèmes relevés par le biais de « MAP-it », outil d’aide à l’élaboration de cartographies collaboratives8. Encadré par l’architecte Pierre Bernard (bureau Arkipel) et animé par les EGEB, ce dispositif se décline en trois temps. Par petits groupes, à l’aide d’une série d’icônes autocollantes et sur base d’un fond de plan parcellaire (Urbis), les participants établissent une série de constats. Ils élaborent ensuite des propositions d’aménagement. Enfin, après avoir échangé leurs cartes, ils évaluent chaque proposition. L’exercice est suivi d’une restitution et d’un débat collectif. Les différents MAP-it ont fait l’objet d’une carte de synthèse réalisée par Pierre Bernard et discutée, revue et validée avec les participants. Le résultat (ci-dessous) est un témoignage de l’expertise développée par les habitants qui pratiquent quotidiennement le territoire, déploient des attentions ciblées et mettent en commun leurs savoirs et leurs compétences.
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Cette carte, orientée selon la topographie plutôt que selon les points cardinaux (le haut de la carte correspondant non pas au nord, mais à la partie supérieure du BVS), donne à voir les principales voiries sur lesquelles dévalent les eaux de pluie, circonscrit les zones inondées relevées par les riverains et localise les débordements d’égouts. Elle révèle aussi une série d’opportunités pour l’aménagement de dispositifs de rétention ou d’infiltration des eaux pluviales, liées à la nature des sols (zones sablonneuses infiltrantes), à l’existence de larges trottoirs ou de ronds-points susceptibles d’accueillir des « noues » (sortes de fossés végétalisés favorisant la rétention ou l’infiltration des eaux), ou encore à la présence de toitures plates « végétalisables ». Elle tient compte des travaux planifiés (réaménagement de parcs, rénovation de collecteurs) et des lotissements projetés, ensemble de projets avec lesquels il faudra trouver les moyens de composer. Une série d’éléments historiques significatifs sont également mentionnés, comme l’emplacement d’anciennes sources et d’étangs, ou l’existence d’une canalisation désaffectée susceptible d’être utilisée pour véhiculer des eaux claires vers une mare abandonnée plutôt que vers le réseau de collecte des eaux usées.
Les cheminements d’eau qui y apparaissent en pointillés sont des propositions de Nouvelles Rivières Urbaines (NRU). Cette notion, empruntée à l’architecte Valérie Mahaut, désigne des parcours en plein air pour les eaux pluviales. Ceux-ci sont composés de dépressions dans des parcs ou ronds-points permettant d’accueillir, de stocker et d’infiltrer les eaux de ruissellement et sont reliés entre eux par des bassins, des citernes, des noues ou des fossés (Mahaut, 2009). Ces NRU sont présentées par les EGEB comme des « utopies réalistes » (EGEB, 2015, Cahier 2 : 14). Utopique parce que leur évocation renvoie à de nouveaux paysages urbains, imaginés et encore inexistants. Réaliste parce que leur tracé résulte d’un diagnostic commun réalisé par les habitants et qu’il prend en compte les opportunités, des contraintes et des enjeux relevés.
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Fédérer : des tables rondes
Le MAP-it de synthèse a constitué la toile de fond de la table ronde organisée conjointement par les EGEB et la Commune de Forest le 18 mars 2014. Elle a rassemblé près de soixante-dix personnes impliquées dans la gestion de l’eau en RBC autour de la question : peut-on faire de Forest un Bassin Versant Solidaire pilote ?
Pour Magali Da Cruz de la « Cellule eau », cette rencontre devait permettre aux opérateurs régionaux de prendre connaissance de la dynamique citoyenne qui se mettait en place à Forest dans le domaine de l’eau (Entretien avec M. Da Cruz, 4 juin 2015). Pour les EGEB, il s’agissait aussi de créer un espace commun de débat et de discussion qui rende intelligibles les exigences et les pratiques de chacun : habitants, opérateurs, ingénieurs et aménageurs.
La salle et le dispositif scénique choisis (voir photo ci-dessous) témoignent de la volonté de créer une symétrie entre les différents intervenants et de représenter concrètement le BVS. « Dans l’espace central de la salle pouvant symboliser le fond de la vallée – l’espace des naufragés ?- ont été disposées cinq tables : la table des comités d’habitants, celle du GT Eau et de la Commune, celle des prises de notes (de l’observation et des rapporteurs) et la table de l’animation de la réunion. Le dispositif était tel que tout le monde voyait tout le monde et que, depuis chacune des tables, on avait un point de vue sur les gradins et le grand écran » (EGEB, 2015, Cahier 4 : 4). Cette configuration n’est pas sans évoquer le « Parlement des choses » de B. Latour regroupant les humains et les non-humains (Latour, 1999), ici un versant, des tuyaux, la pluie, à cela près qu’ils n’avaient pas chacun un porte-parole attitré.
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Les personnes rassemblées autour des tables sont invitées à prendre la parole « comme autant de diplomates ou de traducteurs des tuyauteries et des volumétries hydrologiques, des sols et des plantes, des usages de la voirie, des impétrants et des trottoirs, des modes de construction des savoirs collectifs, des normes et règles, etc. » (EGEB, 2015, Cahier 4 : 4). Chacun se présente, expose ses projets et ses intentions en prenant soin, à chaque fois de les situer sur le MAP-it projeté face aux gradins. Ces exposés et la possible création d’un BVS pilote à Forest sont ensuite discutés au sein de tables rondes. La proposition est accueillie avec enthousiasme. En particulier, le travail réalisé par les habitants impressionne, comme l’indiquent les propos des opérateurs de l’eau, glanés au verre de l’amitié qui clôt la journée : « C’est fou le nombre d’observations et de propositions ! » ; « C’est très impressionnant et très sérieux ! » ; « Cela ressemble à un travail professionnel » (EGEB, 2015, Cahier 4 : 7).
Un an et trois mois plus tard, une seconde table ronde est organisée. Durant ce laps de temps, certains projets ont été précisés et se sont affirmés. Deux d’entre eux ont particulièrement retenu notre attention.
Le premier s’inscrit sur les hauts du BVS, dans le quartier Neptune. Là, un collectif d’habitants, bénéficiant d’une aide financière régionale octroyée dans le cadre d’un appel à projets « Quartier durable »10 a fait appel à un paysagiste pour développer un projet de « Coulée verte et bleue ». Tirant parti de couches géologiques perméables (sables bruxelliens), cette proposition se présente comme un chapelet de petits dispositifs décentralisés (noues, ronds-points, pieds d’arbres inondables) favorisant l’infiltration des eaux pluviales de manière à protéger l’aval des ruissellements et à minimiser la mise en charge du réseau d’égout tout en apportant une nouvelle qualité paysagère au quartier. Ce projet, présenté lors de la fête du quartier en juin 2015, est accueilli favorablement par l’Échevin en charge de l’Urbanisme et de l’Environnement. Il précise cependant qu’actuellement la commune ne dispose pas des moyens financiers et humains permettant de le réaliser.
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Le second projet, « les sources du Calvaire et du Leybeek » se situe à l’aval du BVS. Porté par les comités de quartier Bervoets et VanTropDel, il vise à valoriser et à reconduire à la Senne deux petits ruisseaux actuellement raccordés à l’égout. Alimentées par ces sources et les eaux pluviales, ces NRU devraient participer à réduire l’engorgement des égouts et, in fine, à réduire leurs débordements et améliorer le rendement épuratoire des stations d’épuration. De leur source à la Senne, le tracé de ces NRU traverse plusieurs terrains qui font l’objet de projets immobiliers. Pour donner à leur projet une chance d’être sérieusement pris en compte dans l’aménagement du quartier, un dispositif inédit de concertation est élaboré par ces comités. Avec le soutien des EGEB et par l’intermédiaire de la « Cellule eau » de Forest, les promoteurs des différents projets (cinq au total) se situant sur la trajectoire de ces NRU ont été, de l’amont à l’aval, tour à tour invités à une rencontre rassemblant les opérateurs de l’eau, le service communal de l’urbanisme et Infrabel, le gestionnaire des infrastructures ferroviaires également impliqué. L’objectif était de discuter, tronçon par tronçon, des problèmes et des opportunités liés à la réalisation de ces NRU. À l’issue de ces rencontres, un accord de principe est obtenu sur leur tracé. Elles seront intégrées aux nouveaux lotissements auxquelles elles offriront une plus-value paysagère11. La question du financement des NRU trouve ici une piste de réponse via l’intéressement et la mobilisation des promoteurs immobiliers. Alexandre Jongen du comité Bervoets explique : « L’idée, c’était d’imposer le moins possible aux opérateurs publics et à la Région la création des Nouvelles Rivières Urbaines et donc de profiter au maximum de tous les projets existants ou envisagés dans le futur » (entretien avec A. Jongen, 24 avril 2015). Néanmoins, aucune garantie d’engagement n’est offerte par la commune, les opérateurs régionaux et les promoteurs alors que la viabilité de ces NRU dépend de la réalisation, à moyen et long terme, de l’ensemble des tronçons.
Au-delà des bonnes volontés affichées par les acteurs publics et privés, ces deux projets se confrontent à des questions relatives à leur financement et à l’engagement pérenne des différentes parties. Ces questions sont au cœur de la deuxième table ronde et des actes publiés par les EGEB pour cette occasion12.
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Instituer : l’organigramme du Bassin Versant Solidaire
Comment financer la réalisation et l’entretien des projets de NRU ? Cette question, les EGEB la retournent pour interroger le coût des dispositifs traditionnels de prise en charge des eaux pluviales, lesquels impliquent des investissements importants et un entretien onéreux. Partant du principe que les dispositifs décentralisés voués à récupérer, à retenir en surface ou à infiltrer les eaux de pluie diminuent les investissements nécessaires pour leur acheminement dans le réseau d’égout, leur stockage dans des bassins d’orage et leur traitement par les stations d’épuration, ils proposent ainsi d’utiliser une partie des fonds consacrés à ces gros ouvrages pour financer ces dispositifs alternatifs. Ils imaginent notamment la possibilité de mettre en œuvre le projet de la « Coulée verte et bleue » de l’avenue Neptune, en utilisant une partie des fonds prévus pour la réalisation d’un bassin d’orage de 5 000 m3 en aval de cette avenue et que ce projet pourrait suppléer. Ils rappellent également la piste explorée dans le cadre du projet des « Sources du Calvaire et du Leybeek » et qui vise à faire porter une partie des coûts des NRU aux promoteurs des projets immobiliers situés sur leurs tracés (EGEB, Cahier 6).
Par ailleurs, les EGEB interrogent l’engagement des acteurs publics et privés au sein du BVS. Comment assurer la participation des habitants à l’élaboration des réponses aux problèmes des débordements d’égouts qui inondent leurs maisons ? Comment garantir que les propositions concrètes qu’ils font avec les NRU ne seront pas en définitive ignorées ou déboutées ? Comment assurer un droit d’usage des habitants, lié à la réalisation des NRU face au droit de propriété privé des promoteurs immobiliers ? (EGEB, Cahier 6). Pour tenter de répondre à ces questions, les EGEB proposent, en collaboration avec la commune de Forest, un organigramme pour structurer de façon pérenne le BVS. Il vise à instituer les relations entre un grand nombre d’acteurs, en créant un organe permettant de coordonner leurs actions (le secrétariat) ; un espace d’émulation et de débat pour les habitants (la Plateforme citoyenne) ; un espace de traduction technique des propositions citoyennes (le Comité opérationnel) et une arène pour l’élaboration de diagnostics et le déploiement de débats collectifs (l’Agora) (EGEB, Cahier 7).
Les EGEB ne se contentent pas de relever les problèmes et les difficultés rencontrées, ils élaborent également des pistes de réponse. Ils nous montrent que repenser les trajectoires et la destination des eaux pluviales, c’est immanquablement repenser les flux financiers, modifier les rapports de force existants, bouleverser les routines administratives, redistribuer les compétences, renverser les priorités, repenser les problèmes sur lesquels nous portons notre attention.
Avec les NRU, la principale question n’est plus : comment adapter le réseau d’assainissement au débit des eaux de ruissellement ? Mais : que requiert l’élaboration collective de nouveaux parcours pour les eaux de pluie, hors des tuyaux ? D’un problème confiné à un cercle restreint d’experts, ce problème devient celui d’un collectif élargi. Comment valoriser, défendre, renforcer, faire reconnaître, assurer l’existence de ce qui est créé par l’expérience collective, de ce qui, en d’autres mots, est commun ?
L’expérience menée jusqu’à présent dans le BVS, nous enseigne que ce commun est le fruit d’expérimentations collectives tâtonnantes. Il se crée pas à pas, au cours de promenades, par l’élaboration de cartographies ou l’invention de nouveaux dispositifs de concertation. Cette expérience suppose également que ce commun, pour être préservé, doit être institué. Le commun, élaboré par les EGEB et les habitants du BVS s’inspire et rejoint celui défini par P. Dardot et C. Laval (Dardot & Laval, 2014).
Alors que ces auteurs pensent le commun comme une forme d’agir (une praxis) et non pas comme « un déjà-là », les EGEB et les comités de quartiers expérimentent de nouvelles pratiques collectives relatives à la création de Nouvelles Rivières Urbaines. Aussi, alors que P. Dardot et C. Laval érigent le commun en principe politique nécessitant la construction d’espaces de collaboration et de co-décision, les EGEB et la Commune de Forest s’attachent à fédérer un grand nombre d’acteurs lors de réunions publiques et de tables rondes. Enfin, alors que ces auteurs soutiennent que le commun ne peut émerger que d’une pratique instituante, à travers l’élaboration de nouveaux droits et devoirs réciproques qui en garantissent les usages et la pérennité, l’organigramme propose l’institution de relations nouvelles et durables entre les acteurs de l’eau au sein du BVS.
Si comme l’affirment P. Dardot et C. Laval, « examiner le commun comme principe effectif de transformation de nos institutions suppose de pratiquer un exercice d’imagination politique » et invite à « l’expérimentation réfléchie et prudente de pratiques nouvelles » (Dardot & Laval, 2014 : 456), l’inventivité et la réflexivité des collectifs du BVS suggèrent de nouvelles possibilités concrètes pour gouverner démocratiquement les eaux pluviales, hors des tuyaux.
ANANDA KOHLBRENNER
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Ananda Kohlbrenner est diplômée en histoire et en urbanisme. Elle a débuté en 2013 à l’Université Libre de Bruxelles une thèse de doctorat sur les acteurs et les infrastructures intervenant dans la prise en charge des eaux de pluie et des eaux usées à Bruxelles (XIX-XXIe s.). Elle bénéficie pour cette recherche d’une convention Prospective Research for Brussels (Innoviris).
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Couverture : Nouvelles Rivières Urbaines imaginées pour le parc Léopold à Bruxelles (Pierre Bernard, ARKIPEL, EGEB & PUM, 2014)
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Bibliographie
Dardot P. & Laval C., 2014, Commun : Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 593 p.
De Bondt K. & Claeys P., 2013, « Floods reduction in Brussels. Different solutions, from downstream to upstream, lead to better resultats » in Wynants M. & Nuyttend G. (dir.), Bridges over troubled waters, Bruxelles, Vub Press, 225-232.
Deligne C., 2012, « Brussels and its river, 1770-1880. Reshaping an Urban Landscape » in Castonguay S. & Evenden M. (dir.), Urban Rivers. Remaking Rivers, Cities, and Space in Europe and North America, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 17-34.
EauWaterZone, 2010, « Réconcilier la ville avec l’eau », Bruxelles en mouvement, n° 233, 12-13.
EGEB, 2015, Actes d’une naissance annoncée, Bruxelles, 100 p.
Hughes T. P., 1983, Networks of power : Electrification in Western society, 1880-1930, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 474 p.
Kohlbrenner A., 2014, « De l’engrais au déchet, des campagnes à la rivière : une histoire de Bruxelles et de ses excréments », Brussels Studies, n° 78, 1-13.
Latour B., 2015, Face à Gaïa. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte, 200 p.
Latour B., 1999, Politiques de la nature, Paris, La Découverte, 392 p.
Latour B., 1991, Nous n’avons jamais été modernes, La Découverte, 210 p.
Mahaut V., 2009, L’eau et la ville, le temps de la réconciliation. Jardins d’orage et Nouvelles rivières urbaines, Thèse de doctorat réalisée à l’Université Catholique de Louvain, 425 p.
Swyngedouw E., 2010, « Modernity and Hybridity : Nature, Regeneracionismo, and the Production of the Spanish Waterscape, 1890–1930 », Annals of the Association of American Geographers, vol. 83, n° 3, 443-465.
Vanhuysse S., Depireux J. & Wolff E., 2006, Étude de l’évolution de l’imperméabilisation du sol en Région de Bruxelles-Capitale, Bruxelles, Région de Bruxelles-Capitale, 40 p.
- Je remercie les EGEB, les habitants du Bassin Versant Solidaire de Forest et l’ensemble des personnes qui m’ont accordé des entretiens et ont partagé leurs expériences et expertises. Je remercie en particulier Dominique Nalpas pour sa relecture attentive et ses retours avisés. [↩]
- Les États Généraux de l’Eau à Bruxelles (EGEB) sont une association sans but lucratif qui vise à fédérer les différents comités de quartiers et à faire de l’eau un objet politique gouverné avec les habitants. Voir : http://www.egeb-sgwb.be/Home [↩]
- Ces opérateurs sont : la Société Bruxelloise de Gestion de l’Eau (SBGE), une société anonyme de droit public notamment chargée de la conception et de la gestion des gros ouvrages d’infrastructures pour l’assainissement et la lutte contre les inondations ; Vivaqua, une intercommunale tri-régionale gestionnaire d’une des deux stations bruxelloises d’assainissement (mais dont la principale mission est la production et le transport des eaux potables) ; Hydrobru, une intercommunale bruxelloise chargée de la collecte des eaux usées pour le compte des dix-neuf communes propriétaires des égouts (et qui est par ailleurs chargée de la distribution d’eau potable) et Bruxelles-Environnement, l’administration régionale de l’environnement et de l’énergie, qui a pour mission de coordonner l’action des trois autres opérateurs et qui intervient en tant que responsable du contrôle, de la surveillance et de la lutte contre la pollution de l’eau. [↩]
- D’une part les eaux usées diluées sont plus difficiles à traiter et d’autre part le processus d’épuration des filières dites de « temps de pluie » de ces stations d’épuration est réduit. [↩]
- Ainsi que le rappelle la Région dans son Plan de Gestion de l’eau. Voir : Région de Bruxelles-Capitale, Programme de Mesure du Plan de Gestion de l’Eau, 2012, p. 65. [↩]
- À Bruxelles, la gestion de l’eau est restée l’apanage du secteur public. Cependant, en 2001, un partenariat public-privé a été conclu par la RBC avec Veolia Water pour la construction et l’exploitation durant vingt ans de la plus grande des deux stations d’épuration de Bruxelles (et une des plus grandes d’Europe), traitant la charge rejetée en moyenne par 1 100 000 habitants chaque jour. [↩]
- Les noms donnés aux promenades font référence d’une part aux habitants inondés du fond du BVS (les naufragés) et d’autre part aux habitants du haut du BVS qui peuvent participer à retenir ou infiltrer les eaux pluviales en amont, pour limiter les ruissellements vers l’aval (les solidaires). Une émission radiophonique, intitulée Eaux Bruxelloises, le versant de la Senne à Forest a été réalisée sur ces balades par Noémie Pons-Rotbardt et diffusée sur Radio Panik le 2 mai 2014. Elle peut être téléchargée et écoutée en ligne à l’adresse : http://www.radiopanik.org/emissions/panik-sur-la-ville/eaux-bruxelloises-1/ [↩]
- MAP-it est un outil développé par deux designers du groupe de recherche à la MAD-faculty (FAK, KU Leuven) et qui permet de planifier, d’analyser et de construire des projets dans l’espace et dans le temps de manière collaborative. Pour plus d’informations voir : www.map-it.be [↩]
- Une version en haute résolution de ce MAP-it peut être téléchargée sur le site des EGEB, à l’adresse : http://www.egeb-sgwb.be/ActeDeNaissance [↩]
- Aux travers des « Quartiers durables citoyens » la Région offre un soutien financier à des projets menés par des habitants et dont la plus-value sociale et écologique à l’échelle d’un quartier a été reconnue par le ministère régional en charge de l’environnement. Voir le site internet de Bruxelles Environnement : http://www.environnement.brussels/. Pour plus d’information sur le projet « Neptune quartier Durable » consulter : https://sites.google.com/site/neptunequartierdurable/ [↩]
- Un des promoteurs a d’ailleurs baptisé son projet « les sources du calvaire » et construit sa promotion autour des avantages que représentera la présence de l’eau pour les habitants des 128 logements projetés. Voir : https://www.vanhaerents.be/fr/nouvelles/les-sources-du-calvaire [↩]
- Les Actes d’une naissance annoncée, composés de sept cahiers, du MAP-it et de fiches projets, proposent un historique et un état des lieux conséquents des projets menés à Forest. Ils peuvent être téléchargés sur le site des EGEB : http://www.egeb-sgwb.be/ActeDeNaissance [↩]