Appel #5 / Villes et châtiments

Mai 2015

 

Après avoir questionné la place des plaisirs en ville, le cinquième numéro d’Urbanités interroge la ville comme lieu d’exercice du châtiment. Punition sévère donnée à celui qui a – prétendument ou non – commis une faute, pour le corriger, le châtiment s’inflige aux humains à l’intérieur des enceintes de nos villes par l’exécution en place publique ; contre les murs des cités pour les détruire à coups de bombardements ; en y construisant des murs pour séparer un territoire d’un autre territoire, les détenus de leurs proches. Les travaux de Foucault sur le châtiment (1975) et sur l’hétérotopie (1984) ont ouvert la voie à des réflexions fécondes sur la place du châtiment corporel et des lieux qui lui sont consacrés (voir la thèse d’O. Milhaud (2009) ainsi que les travaux du programme de recherche TerrFerme sur les lieux de réclusion). Certes le châtiment touche inévitablement les corps humains – dans les villes et ailleurs – puisque le « châtiment comme les travaux forcés ou même comme la prison – pure privation de liberté – n’a jamais fonctionné sans un certain supplément punitif qui concerne bien le corps lui-même : rationnement alimentaire, privation sexuelle, coups » (Foucault, 1975 : 23) ; mais il touche aussi la ville, l’utilisant comme dispositif du châtiment, la punissant par la même occasion en tant qu’incarnation du corps social châtié. Destructeur d’urbanité, le châtiment produit aussi de l’urbain, par la création de lieux qui lui sont dédiés : prisons, places d’exécution, camps de travail. Dans les temps présents, où la vidéo de la pendaison de Saddam Hussein en 2006 dans une banlieue nord de Bagdad a été visionnée plusieurs millions de fois, la réflexion qui a été ouverte mérite d’être ici poursuivie et illustrée, sur les modalités du châtiment en ville, son inscription spatiale, les lieux qu’il produit, les pratiques et représentations qu’il façonne.

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Châtieurs et châtiés dans l’espace urbain

Qui châtie et qui est châtié dans les villes ? Il convient d’interroger à la fois la diversité des acteurs impliqués et de leurs statuts – individus, groupes sociaux, institutions, État et pouvoirs publics, acteurs privés spécialisés – mais aussi les rapports de force dissymétriques, entre celui/ceux qui décide(nt) du châtiment, se trouvant dans une position de supériorité effective ou symbolique – hiérarchique, politique, économique, militaire ou religieuse –, celui/ceux qui l’inflige(nt) et celui/ceux qui le subi(ssen)t. Détenus ; dictateurs déchus ; figures du justicier urbain telles que celle de Batman ; minorités ségréguées ; sociétés militaires privées telles que Blackwater ; organes judiciaires étatiques de répression sont autant d’acteurs à interroger : sur leur rôle, leurs pratiques et représentations du châtiment au sein de la ville. L’implication des pouvoirs publics et privés institutionnalisés mérite sûrement une attention particulière : celle de l’État et du « passage de l’État providence à l’État pénitence » (Wacquant, 2005 : 71) ; celle des entreprises et notamment de l’industrie privée spécialisée dans l’emprisonnement ; celle des gouvernements municipaux en collusion avec les forces de police, lorsqu’ils mettent en place comme à New York en 1994 sous Giuliani une politique de « tolérance zéro ». D’autres réflexions pourraient s’orienter vers une exploration, dans les productions artistiques et littéraires, des figures divines qui châtient les villes, comme c’est le cas par exemple de Sodome et Gomorrhe dans l’Ancien Testament.

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Espaces du châtiment…

Que ce soit un centre de rétention, un camp de travail ou d’extermination, une place d’exécution pour le « châtiment-spectacle » (Foucault, 1975 : 17) comme la place de Grève jadis à Paris, un territoire ségrégué comme les bantoustans en Afrique du Sud, il y a des espaces dédiés au châtiment. Il y a même une économie territoriale du châtiment, une prison pouvant par exemple être un puissant outil de développement par la création d’emplois et les rentrées fiscales. Le châtiment ne s’ancre pas simplement dans le territoire, il produit du territoire. Des formes urbaines spécifiques sont façonnées par les pratiques associées au châtiment, et ce à tous les niveaux spatiaux, via le mobilier urbain et ses bancs anti-SDF qui punissent l’errance ; dans l’organisation interne des camps de travail qui singent l’urbanité ; dans les quartiers ou municipalités qui se structurent autour de leurs centres de rétention. La relégation dans certaines villes, stigmatisées par exemple par leur localisation périphérique, peut même être considéré comme un châtiment en soi : rappelons-nous que l’expression « se faire limoger » renvoie à la mutation forcée à Limoges pendant la Première Guerre mondiale des officiers en disgrâce, vécue comme une démobilisation humiliante loin du front.

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… Et châtiment de l’espace

Le châtiment, par la destruction, la séparation ou l’occupation, s’abat certes sur les villes comme un « dégât collatéral » lorsque les populations sont visées, mais aussi de manière volontaire, pour détruire un lieu de vie, annihiler un patrimoine, affaiblir les lieux qui abritent les organes du pouvoir. Les fear studies ont déjà montré à quel point l’espace urbain pouvait être considéré « comme un Ground Zero en puissance » (Davis, 2009 : 49). La destruction des monuments (lors de l’incendie du Reichstag, de la prise de la Bastille, de la chute des Twin towers le 11 septembre, ou celle qu’Hitler avait fantasmé pour Paris, immortalisée par le film Paris brûle-t-il ?) ; de villes (Oradour-sur-Glane, Nuremberg, Hiroshima ou Belgrade en 1941 lors de l’opération Châtiment), montre que l’annihilation de l’urbain soutient, voire constitue le châtiment infligé à l’autre. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les forces armées américaines avaient créé à Dugway dans l’Utah, dans le plus grand secret, une réplique d’un quartier entier de Berlin qu’ils s’entraînaient à bombarder pour prévoir et améliorer la propagation du feu (Davis, 2009). L’occupation de la ville par autrui participe aussi du processus du châtiment (colonisation israélienne des territoires palestiniens, occupation allemande pendant la Seconde Guerre mondiale) et questionne les permanences et ruptures des formes de châtiment de l’urbain. La séparation pousse à interroger le rôle des discontinuités punitives dans les villes via la construction de murs séparateurs (entre Berlin Est et Berlin Ouest ; dans les villes frontalières entre les États-Unis et le Mexique ; entre le ghetto de Varsovie et le reste de la ville) et l’existence de territoires urbains assiégés ou enclavés (comme les villes de la bande de Gaza, enclave subissant un blocus, ou encore les villes martyres de la révolution syrienne).

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La ville aux temps du châtiment

Le châtiment ne s’impose pas aux populations et aux espaces urbains de façon uniforme dans le temps. Il se déroule selon une chronologie maîtrisée, le plus souvent par celui/ceux qui l’inflige(nt). On pourra ainsi être particulièrement attentif aux différentes temporalités du châtiment en ville, celles du siège ou de l’occupation comme celles des châtiments orchestrés tels des évènements (exécutions et humiliations publiques). Poser la question des temps du châtiment c’est aussi envisager son dénouement. Donne-t-il lieu à un pardon, une amnistie, une rédemption ? Être châtié, puni, est-ce expier sa faute ? Comment le processus est-il pensé par ceux qui châtient, et perçu par les châtiés ? On pourra s’interroger sur les pratiques dans l’espace public urbain comme les processions religieuses, témoins de l’inscription spatiale de l’expiation ou de la pénitence. Le traitement mémoriel qui est fait par les acteurs urbains des stigmates sociaux (massacre ou humiliations de populations) et spatiaux (ruines) des châtiments passés, mérite qu’on s’y attarde. Il renvoie à des discours concurrents, cherchant d’une part à occulter et effacer toute trace du châtiment, à faire table rase des peines infligées, d’autre part à mettre en scène ces stigmates, pour désigner des coupables (ruines de l’ancien Palais d’été de Pékin, mis à sac par les armées française et britannique en 1860), ou apaiser la mémoire collective (travail architectural sur les ruines héritées de la Seconde Guerre mondiale en Allemagne par exemple, dont le toit du Reichstag incendié par les nazis est un exemple éloquent).

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À travers une diversité disciplinaire, c’est autant les territoires que les modalités du châtiment en ville, « art des sensations insupportables » ou « économie des droits suspendus » (Foucault, 1975 : 18) que nous souhaitons explorer dans ce numéro d’Urbanités.

L’appel 5 au format PDF

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Bibliographie indicative

Davis Mike, 2009, Dead cities, Les Prairies Ordinaires, 137 p.

Foucault Michel, 1975, Surveiller et Punir, Gallimard, 328 p.

Foucault Michel, 1984 (éd. 1994), « Des espaces autres », Dits et écrits 1980-1988, Gallimard, 896 p, pp. 752-762.

Milhaud Olivier, 2009, Séparer et punir. Les prisons françaises : mise à distance et punition par l’espace, Thèse de doctorat en géographie, Bordeaux, 380 p.

Wacquant Loïc, 2005, Les prisons de la misère, Raisons d’Agir, 189 p.

Site internet de TerrFerme : http://terrferme.hypotheses.org/

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Modalités de soumission

La proposition comprendra un résumé d’une page maximum (notes comprises, Times New Roman 12, interligne normal). Elle devra énoncer une problématique de recherche claire, ainsi que les axes que l’article abordera s’il est retenu. Elle précisera les nom, prénom, statut et email de l’auteur. La date limite de soumission des propositions est le 1er décembre 2014.

Elle est à renvoyer à l’adresse suivante : revue.urbanites AT gmail DOT com

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Calendrier prévisionnel

Retour des propositions : 1er décembre 2014

Acceptation du comité de rédaction : 15 décembre 2014

Retour des articles complets : 15 février 2015

Publication du dossier : 3 mai 2015

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