Brésil / São Paulo, la mégalopole immobile ?

La Via Del Sur

L’article de La Via del Sur (Sao Paulo) au format PDF


Le spectacle visible depuis le sommet de l’Edificio Itàlia, la plus haute tour de São Paulo, avec ses 168 mètres et ses 46 étages, est des plus saisissants. On est confronté à la ville dans tout ce qu’elle a de plus moderne, de plus démesuré, et surtout de plus fascinant. Tout y semble exagéré: la ville est semblable à un océan de béton et de tours immenses, parsemée d’espaces verts qui parviennent difficilement à la faire respirer ; la chaleur y est très vite écrasante ; la pluie se transforme souvent en torrents d’eau qui inondent ses larges corridors bétonnés, l’immobilisant complètement.

De là-haut, la ville est un vaste ensemble, trop compact pour qu’on parvienne immédiatement à percevoir qu’il est effectivement animé par une multitude de rythmes. São Paulo, c’est en fait une juxtaposition de quartiers informels, souvent construits de façon anarchique et spontanée, et surtout cloisonnés, à l’image des politiques urbaines qui ne les ont pas pensés.

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Forêt de building depuis la plus haute tour de Sao Paulo : l’Edificio Itàlia, (La Via del Sur, Décembre 2012)

Forêt de building depuis la plus haute tour de Sao Paulo : l’Edificio Itàlia, (La Via del Sur, Décembre 2012)

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Un puzzle inachevé

Les velléités de planification de la ville ont pourtant bel et bien existé, et ont laissé leurs traces dans son organisation actuelle.

Fondée en 1554 par les Jésuites, Sao Paulo ne dépassera la barre des 20 000 habitants que trois cent ans plus tard. Ce n’est qu’à l’orée du XXe siècle que le cap des 200 000 habitants sera brutalement franchi, avec l’arrivée des chemins de fer, du développement de l’industrie du café, et des successives vagues d’immigrations européennes et japonaises. Le rythme de développement de la ville se transforme alors totalement. L’aménagement est certes fragmenté, mais régi par une volonté certaine d’embellissement : six grands parcs sont aménagés au milieu de ce qui commence à être une forêt de béton, et différents « quartiers jardins » apparaissent par petites touches aux quatre coins de la ville. Les années 1930 correspondent à une période d’intervention modélisatrice, dont la principale manifestation est la mise en place d’un plan général pour la ville, fondé sur une série d’axes radioconcentriques et d’un axe périphérique. À partir des années 1950, l’expansion de l’automobile développement de l’industrie automobile vient entièrement bouleverser la logique de développement de la ville, jusqu’alors plutôt tournée vers une densification du centre. « De grandes avenues sont tracées et la ville se développe en suivant deux formes antagonistes », explique Nadia Somekh, professeur à la faculté d’architecture et d’urbanisme de l’université presbytérienne Mackenzie de São Paulo : d’un côté, un étalement urbain, tant incontrôlé qu’incontrôlable, sur des zones très peu connectées aux transports publics, souvent inaccessibles autrement qu’en voiture ; et de l’autre, une croissance verticale du centre avec les premiers buildings.

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Ana Fani Alessandri Carlos, « São Paulo, ville mondiale ? » (Confins, 1 | 2007, posto online em 22 Maio 2007, Consultado o 07 Julho 2014. URL : http://confins.revues.org/3 ; DOI : 10.4000/confins.3)

Ana Fani Alessandri Carlos, « São Paulo, ville mondiale ? » (Confins, 1 | 2007, posto online em 22 Maio 2007, Consultado o 07 Julho 2014)

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Un centre minuscule si on le considère au prisme de l’immensité de la ville intra muros, étendue sur plus de 1500 km². Il est constitué d’immeubles entrecroisés plus hauts et plus surprenants les uns que les autres (on reconnaît là la patte de Niemeyer), et est tout à la fois quartier d’affaires, zone résidentielle plus ou moins en vogue, et centre historique ayant largement perdu de sa superbe ces dernières décennies. Réputé pour être un quartier peu fréquentable après la tombée de la nuit, il a bénéficié de l’action volontariste de l’Etat et de la municipalité qui se sont largement engagés pour sa revitalisation, en y installant des bâtiments publics et en favorisant de nouvelles créations architecturales. En attendant que le quartier réussisse sa mue, c’est encore la zone ouest, autour de l’Avenida Paulista, qui concentre la majeure partie de l’animation diurne et nocturne. On peut y voir un véritable « Champs-Elysées » à la brésilienne, entouré de buildings et de bâtiments à l’architecture innovante, où grouillent hommes d’affaires en costume, familles et touristes.

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Sao Paulo - photo 2

Des building de l’Avenida Paulista (La Via del Sur, Décembre 2012)

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Une des œuvres d’Oscar Niemeyer (La Via del Sur, Décembre 2012)

Une des œuvres d’Oscar Niemeyer (La Via del Sur, Décembre 2012)

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Priorité à la voiture

Tout au long de son développement, São Paulo a délaissé les transports en commun, en donnant la priorité aux grands axes routiers et à la voiture. Nadia Somekh nous précise d’ailleurs qu’« à São Paulo, depuis les années 30, on ne compte plus les voies express, les ponts, les périphériques, ou autant d’infrastructures réservées à la voiture ». Construction révélatrice de cette tendance, le pont Octavio Frias de Oliveira est exclusivement réservé aux voitures. Même les bus en sont exclus ! Cauchemardesques pour le piéton et les cyclistes, ces corridors à huit voies pour certains finissent aussi par l’être pour la voiture, qui peine à y progresser tant ils sont encombrés.

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Aperçu du trafic automobile paulistain (La Via del Sur, Décembre 2012)

Aperçu du trafic automobile paulistain (La Via del Sur, Décembre 2012)

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Nadia Somekh nous rappelle que c’est toute l’économie paulistaine qui suit la tendance : « on enregistre la vente de plus de 500 voitures par jour. Seulement, celles-ci restent réservées aux 30% de la population en mesure de s’en offrir une, et pour les 70% restantes, pas de transports en commun qui tiennent la route! »

Cette dichotomie est la conséquence directe du fonctionnement des politiques publiques menées au Brésil, comme nous l’explique l’architecte-économiste João Whitaker : « Pour correspondre à la culture politique brésilienne, il faut un transport simple, confortable et adaptable, pour ceux qui peuvent se le permettre ». La voiture, en somme.

En effet, les enveloppes réservées au développement de la mobilité dans la ville de São Paulo ne sont pas consacrées au réseau de transports en commun. Si les années 1960 ont vu une politique techniciste et technocrate amorcer les premiers jalons d’un réseau de transports en commun, ce dernier est loin d’être à la hauteur des besoins de Sao Paulo et de ses 30 millions d’habitants (en tenant compte de la ville et ses cinq régions périphériques). Ainsi, le métro, prévu pour compter 400 kilomètres de ligne en 2000, a fait l’objet d’adaptations permanentes, jusqu’à ne compter aujourd’hui que 4 lignes, et à peine plus de 74 kilomètres de voies. Le réseau est prolongé par plus de 15000 bus, et une dizaine de lignes de trains de banlieue, tous trop souvent surchargés.

Routes saturées, réseau de transport en commun bien en deçà des besoins… L’offre proposée aux paulistains est loin d’être enviable. Certains, notamment les riches hommes d’affaire, préfèrent survoler le problème. Les hélicoptères ont envahi le ciel de São Paulo, où leur ballet est désormais incessant. Et ce n’est pas sans lien avec la multiplication des buildings qui leur offrent des terrains d’atterrissages idéaux. Il faut avoir les moyens pour prendre les embouteillages de haut. Les autres, la majorité, doivent prendre leur mal en patience, en bas.

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Cibler, c’est forcément isoler

Pour João Whitaker, cette place trop généreuse réservée à la voiture est révélatrice d’un système politique, culturel et sociétal particulier : « Au Brésil, c’est encore quelque chose de monstrueux ! Nous ne sommes pas dans un système étatique à la française, réglé par les technocrates et les hauts fonctionnaires formés à « faire » des politiques publiques. Ici, c’est un système qui développe une logique très binaire : un petit groupe dominant exploite un nombre toujours plus important de personnes. Le rôle de l’Etat, c’est d’assurer cette exploitation ». L’histoire contemporaine du pays a révélé une société organisée de façon assez manichéenne, construite voire «calquée» sur le marché de consommation. Dès les années 1960 et dans un contexte de dictature militaire, le Brésil s’oriente vers la voie du décollement économique, sans renoncer aux structures politiques et sociétales qu’il connaissait déjà. Le miracle brésilien et l’industrialisation rapide du pays dans les années 1970 ont entièrement reposé sur l’exploitation de la main d’œuvre. Les politiques ciblaient uniquement une petite partie de la population, quand l’autre, la plus importante et la plus pauvre, était littéralement exclue du marché de consommation. Cibler, c’est forcément isoler. L’économie, en aucun cas distributive, s’orientait vers l’exportation, en proposant des coûts de production particulièrement attractifs, grâce à une main d’œuvre très bon marché. « On peut parler de « sous-développementisme, nous apprend João Whitaker, c’est une forme très particulière de développement, qui s’alimente de la pauvreté et qui ne peut exister sans elle ».

Depuis quelques années, le Brésil est entré dans une nouvelle ère : son économie repose encore sur une main-d’œuvre bon marché, toujours aussi nécessaire. Mais désormais le pays n’est plus une simple terre d’exportateurs, il s’impose aussi comme un réel vivier de consommateurs. « Mais ne nous trompons pas, insiste João Whitaker, la distribution de la rente n’existe toujours pas et il faut le dire : les politiques publiques au Brésil, cela n’a aucun sens ! Elles n’existent pas. »

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Une autre voie ?

Le tableau de l’action publique brésilienne n’est pas si noir que cela : l’accession de Luiz Inácio Lula da Silva (dit « Lula ») au pouvoir en 2002 et reconduit en 2006, suivie du mandat de Dilma Roussef, tous deux issus du Parti des travailleurs, a offert au gouvernement brésilien une ouverture incontestable. Il jouit de davantage de transparence, même s’il évolue sur les mêmes bases et structures que les gouvernements passés. « Cela prendra du temps, 50 ans voire même 100 ans, mais les choses sont en train d’évoluer, le Brésil est en train de changer », annonçait déjà en décembre 2012 João Whitaker, confiant, mais également conscient du chemin qu’il restait à parcourir.

Aujourd’hui, SãoPaulo doit penser son développement et son système de mobilité en composant avec une actualité internationale chargée : accueil de la Coupe du Monde de football, et très bientôt des Jeux Olympiques. S’ils sont souvent d’excellents catalyseurs du développement urbain, ces événements sportifs ont d’abord été l’élément déclencheur et le révélateur d’un énorme dysfonctionnement. Depuis un an, la ville est en effet le théâtre de violents affrontements entre les autorités et les manifestants, qui crient leur colère contre la hausse du prix des transports en commun. Alors que le mondial de football a sifflé son coup d’envoi, les embouteillages n’ont jamais été aussi importants dans la ville, et les grèves, bien que déclarées illégales, sont reconduites de jour en jour.

La question de l’avenir de São Paulo semble néanmoins reposer en grande partie sur les réformes à mener en termes d’action publique. Le calendrier politique dicte son rythme aux différents projets initiés par les services municipaux. Les dernières élections municipales de 2012 dans la ville en sont encore un bon exemple. Si la thématique du développement urbain a occupé une place majeure dans les programmes de campagne, bien souvent les candidats ont tenté avant tout de s’opposer à ce qui avait pu être initié sous le mandat précédent, aboutissant à une paralysie et à un avortement des projets les plus ambitieux… « Leurs méandres décisionnels et leur temporalité, peu en phase avec celle de la planification urbaine, ont amené, selon Nadia Somekh, le chaos dans la ville, avec son lot de retournements politiques, d’incohérences et de projets avortés».

L’organisation d’un événement majeur comme la coupe du monde de football a peut-être permis de bouleverser ces habitudes : le calendrier international a bousculé le calendrier politique. Seulement l’ensemble des retards et des annulations accumulés lors de la réalisation des travaux laissent penser que les choses n’ont pas encore totalement changé. Les autorités paulistaines devront néanmoins apprendre à composer avec une temporalité plus longue, afin d’espérer changer la donne.

LA VIA DEL SUR

 

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Projet mené à la fin de l’année 2012 par quatre urbanistes tout juste diplômés de l’Institut d’Urbanisme de Paris (IUP), la Via del Sur était une mission en Amérique du Sud, visant à aller à la rencontre des acteurs de l’aménagement (élus, associations, universitaires, chercheurs….). L’objectif était de confronter leur regard d’urbaniste à des contextes encore étrangers et de donner une visibilité aux différents projets urbains observés à travers la rédaction d’articles publiés à l’adresse suivante : http://laviadelsur.tumblr.com/

Deux angles d’attaques ont été privilégiés pour l’étude des différents projets et méthodes observés : les mobilités urbaines et les processus de participation citoyenne. Leur périple les a, entre autres, amenés dans différentes villes brésiliennes (Curitiba, Sao Paulo, Rio, Brasilia). Sans prétention scientifique, leurs articles sont fondés essentiellement sur leurs observations et la retranscription de nombreux témoignages recueillis auprès des urbanistes et des architectes locaux.

 

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