Mondes urbains indiens / Entretien : Delhi : les défis d’une métropole en expansion

Entretien avec Véronique Dupont, par Léo Kloeckner et Flaminia Paddeu

 

 

 


Véronique Dupont est démographe, directrice de recherche à l’IRD (Institut de Recherche pour le Développement), et directrice adjointe du Centre d’Etudes en Sciences Sociales sur les Mondes Africains, Américaines et Asiatique (l’UMR CESSMA, Université de Paris Diderot-INALCO-IRD).

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La ville de Delhi, désignée par l’OMS comme la plus polluée au monde, a émergé comme un sujet de l’actualité internationale. Comment la question de la pollution existe-t-elle dans l’opinion publique indienne et pour les habitants de Delhi ? Quels sont les facteurs incriminés ?

J’avais évoqué ce sujet dans un article en 2009 et à ce moment-là, Delhi était classée 4ème ville la plus polluée au monde, ce qui signifie qu’il y a eu une nette détérioration. Il s’agit surtout d’une pollution de l’air en termes de particules fines : les articles de presse mentionnent en particulier les problèmes de santé publique que cela entraîne, notamment les maladies respiratoires telles que l’asthme. Plusieurs mesures ont été prises, dont en 2000 des arrêtés de la Cour Suprême qui ordonnaient la fermeture d’industries polluantes installées dans la ville-même, pour les rejeter en périphérie. Il s’agissait donc de déplacer la pollution dans le périurbain. Une autre mesure de la Cour Suprême a pris effet en avril 2001, pour imposer aux transports publics – autobus, taxis, rickshaws – de passer au gaz naturel compressé, abandonnant le diesel et l’essence, qui sont des carburants plus polluants.

Certes ces mesures ont été appliquées, mais elles ne concernent pas les camions roulant pourtant au diesel, ni le parc des voitures privées, alors que ce dernier a nettement augmenté : on voit notamment beaucoup plus de 4X4, qui on le sait, sont aussi plus polluantes. La caractéristique de Delhi, parmi les grandes métropoles indiennes, est d’avoir le plus grand nombre d’automobiles privées par habitant. Elle a été équipée d’une ligne de métro après 2000, alors que Calcutta avait déjà un métro et Bombay un réseau ferré plus conséquent. Cette caractéristique pourrait aussi être liée à la manière dont New Delhi avait été conçue par les urbanistes britanniques au temps de la colonisation : la nouvelle capitale apparaît avoir été conçue pour l’automobile, avec de très larges avenues, même si aujourd’hui le métro est de plus en plus fréquenté.

Il y a eu d’autres mesures symboliques, qui ont eu peu d’impact, comme l’interdiction des sacs en plastique pour les commerçants, obligés d’utiliser des sacs en papier ou en feutrine. C’est respecté dans les quartiers chics, mais très peu par les petits commerçants des quartiers périphériques. Les sacs en plastique polluent beaucoup les rivières et les égouts, et rendent toxique la nourriture des vaches qui en avalent des morceaux. Enfin, au moment de Divali, la fête des lumières qui prend place au début des brouillards hivernaux, il y a un smog qui s’installe sur la ville lié à l’utilisation de pétards. Les pollutions y sont impressionnantes, mais les appels à limiter l’usage des pétards ont peu de succès. Plusieurs ONG se mobilisent par ailleurs pour lutter contre la pollution des eaux de la rivière Yamuna. Plusieurs plans de dépollution ont été proposés, mais dans l’ensemble, les mesures ne sont pas suffisantes.

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La ville de Delhi a un statut particulier en Inde. Pouvez-vous nous l’expliquer et  revenir sur la création de la ville ? Quelles sont ensuite les étapes du développement de la ville, en tant que capitale coloniale aux fonctions administratives ?

Il faut éviter la confusion entre New Delhi  et Delhi : New Delhi désigne la seule partie de la ville construite par les Britanniques. Elle a été créée au moment de la colonisation : la capitale a été déplacée de Calcutta à Delhi en 1911. On a appelé New Delhi cette nouvelle capitale, en opposition à Old Delhi, la vieille cité historique construite par les Moghols au XVIIe siècle. Ceci dit, Delhi a un patrimoine beaucoup plus ancien. New Delhi a été bâtie par Edwin Lutyens et Herbert Baker, en opposition délibérée à la vieille ville, avec un « cordon sanitaire » séparant les deux villes. Les plans urbains sont radicalement différents : New Delhi a des avenues très larges, tirées au cordeau alors qu’Old Delhi a un maillage complexe et très serré de petites ruelles. Ce sont deux modèles d’urbanisme très différents. Le Delhi d’aujourd’hui est constitué de la juxtaposition de ces deux villes, ainsi que des nouveaux quartiers construits après l’Indépendance et des villages englobés par l’urbanisation.

L’Indépendance de l’Inde en 1947 a constitué un tournant radical pour le développement de la capitale. Entre 1941 et 1951, 329 000 Musulmans quittent la ville pour le Pakistan tandis que 495 000 réfugiés du Pakistan Occidental s’y installent. C’est la période de croissance urbaine la plus forte de toute l’histoire de la capitale : la population a pratiquement doublé, passant d’environ 700 000 à 1,4 million d’habitants, avec un taux de croissance de 7,5 % par an en moyenne. La ville n’était absolument pas préparée à cet afflux de réfugiés. Cela a marqué toute la dynamique de la ville : la création de camps de réfugiés, le développement de l’habitat informel et précaire – en d’autres termes des bidonvilles –, ainsi que des quartiers non planifiés en périphérie.

Après le pic de croissance urbaine entre 1941 et 1951, les taux de croissance de la population oscillent entre 4 à 5 % par an– ce qui reste encore remarquable. Entre 2001 et 2011, on observe un ralentissement de la croissance : le taux de croissance annuel pour l’agglomération urbaine est de 2,5 % en moyenne. Ce ralentissement, dans les limites administratives du Territoire de Delhi, est lié à un étalement urbain au-delà de ces limites, avec le développement des villes périphériques. Aujourd’hui le Territoire de Delhi compte 16,7 millions d’habitants, mais l’aire urbaine effective en compte 25 millions.

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Illustration 1. Expansion urbaine de Delhi de 1950 à 2008

Illustration 1. Expansion urbaine de Delhi de 1950 à 2008

 

Quels problèmes cette croissance urbaine a-t-elle posés et comment les autorités ont-elles réagi pour la gérer ?

Cela a amené le gouvernement à fonder en 1957 une autorité urbaine spécifique pour encadrer la planification de la ville, la Delhi Development Authority (DDA), chargée de mettre en place le premier plan d’urbanisme (ou Master Plan) pour la période 1961–1981. Le gouvernement avait à l’époque fait appel à des experts de la Ford Foundation : l’influence occidentale dans l’urbanisme est restée forte même après la décolonisation. Le plan d’urbanisme était essentiellement un plan d’occupation des sols. La DDA a été dotée de pouvoirs très étendus, notamment celui d’acquérir de grandes réserves foncières dans les zones rurales en prévision de l’urbanisation. Elle exerce également les fonctions d’office de construction. Mais la construction des lotissements tardant, c’est une urbanisation informelle qui s’est développée.

C’est le cas des unauthorized colonies, ces lotissements non-autorisés, car non conformes au plan ou aux règlements d’urbanisme. C’est de la planification sauvage. Les lotissements non-autorisés souffrent d’un manque d’infrastructures urbaines ; certains sont très bas de gamme, et d’autres, moins nombreux, très hauts de gamme – les farm houses, de fait des villas luxueuses entourées de parcs. Les habitants peuvent avoir des droits de propriété sur leur terrain, mais sans permis de construire adéquat. De tels lotissements sont à distinguer des camps de squatters (squatter settlements), qui sont des occupations illégales de terrain, appelées à Delhi les jhuggi-jhopri clusters (groupement de huttes). Les occupants n’ont aucun droit sur le terrain occupé, et les constructions y sont aussi illégales.

Le gouvernement s’est également préoccupé de la prolifération de l’habitat précaire et des taudis à Delhi : c’est ainsi que le parlement vote en 1956 le Slum Areas (Improvement and Clearance) Act appliqué sur le Territoire de Delhi, et qui a par la suite inspiré les législations d’autres États. On pourra revenir sur ces mesures d’éradication des slums, un mot qui recouvre en fait plusieurs catégories d’habitat dans le contexte indien : les taudis insalubres des centres anciens, mais aussi les auto-constructions précaires et illégales, les bidonvilles ou squatter settlements.

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Sur trois générations de master plans, 1961-81, 1981-2001 et 2001-2021, peut-on repérer de grandes tendances ? Cherche-t-on à produire des villes mondialisées ou métropolisées ? Comment les paradigmes ont-ils évolué ?

Ce qui est frappant, c’est que les deux premiers plans d’urbanisme suivent un modèle du tout-étatique alors que dans le troisième plan 2001-2021, les partenariats public-privé sont mis en avant. À Delhi l’introduction du secteur privé dans l’aménagement urbain est donc relativement récente, alors qu’à Bombay l’intervention du secteur privé est notable depuis les années 1990. Pour comprendre cette différence, il faut rappeler le statut spécifique de Delhi lié à son statut de capitale nationale : dans ce Territoire de l’Union, le pouvoir central garde la main sur le développement urbain et foncier, alors que les États de la fédération conservent cette prérogative, y compris pour les programmes de réhabilitation des bidonvilles. Ainsi la Delhi Development Authority est-elle placée sous la tutelle du ministère du développement urbain du gouvernement central, et non de celui de Delhi. Cette mise sous tutelle a perduré même après 1991, lorsque le Territoire de Delhi est devenu un (quasi) État fédéral avec son propre gouvernement et son assemblée de députés.

Cette situation crée des conflits, des frictions, des problèmes de partage de responsabilités etc. Il y a toujours un flou lié à une multiplicité d’acteurs, avec des zones de compétence qui peuvent se chevaucher, entraînant un certain nombre de dysfonctionnements récurrents. En effet, aux échelons du gouvernement central et du gouvernement de l’État, s’ajoute aussi l’échelon municipal. Par exemple la municipalité de Delhi est censée gérer les services urbains, mais quand la DDA met en place de nouveaux aménagements elle est aussi censée s’en occuper dans un premier temps. Je me rappelle avoir vu des logements construits par la DDA rester inoccupés pendant des années car les services n’avaient pas suivi.

Autre exemple illustrant la complexité de la gouvernance urbaine à Delhi, le département dédié aux slums, établi initialement au sein de la DDA. Ce département a plusieurs fois changé de tutelle, alternant entre celle de la DDA et celle de la municipalité. Depuis 2010 il y a une nouvelle instance, le Delhi Urban Shelter Improvement Board (DUSIB), qui reprend les fonctions de l’ancien département des slums mais en étant maintenant placée sous la tutelle du Gouvernement de Delhi !

Nous sommes donc maintenant dans le troisième plan d’urbanisme – 2001-2021, mais qui fut notifié seulement en 2007. Lors de son élaboration, il était possible de poster sur le site Internet de la DDA des commentaires et suggestions sur la version provisoire du plan. Il y a eu par exemple une réflexion sur la mixité des usages des sols, les commerçants souhaitant plus de souplesse dans le plan d’urbanisme avec la reconnaissance de zones mixtes d’usage des sols (résidentiel et commercial).

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Les slums constituent un enjeu important de la fabrique effective de la ville. Quelle place ces quartiers – aussi bien l’habitat insalubre dans la vieille ville, que l’habitat précaire en périphérie – occupent-ils dans l’espace urbain de Delhi ?

Selon le recensement indien de 2011, 11 % de la population de Delhi vivaient dans des slums, sachant que selon la définition du recensement cette catégorie d’habitat inclut les taudis des quartiers anciens et les bidonvilles, mais pour ces derniers seulement à partir d’un regroupement de 60 à 70 huttes. En conséquence, l’habitat précaire le plus dispersé n’est pas comptabilisé dans le recensement des slums. Or, après les campagnes massives de destruction de bidonvilles des années 2000, il y a précisément eu une dispersion de l’habitat le plus précaire.

Selon le DUSIB, la population des bidonvilles, au sens de camps de squatters ou jhuggi-jhopri clusters (regroupement de huttes), s’élèverait à 1,5 million de personnes en 2012, soit moins de 10 % de la population de Delhi, alors qu’en 1998, elle en représentait 27 %. Cela donne une idée de l’ampleur des démolitions effectuées. Environ un million de personnes ont été déplacées de force entre 1998 et 2010. Cela s’est traduit par l’augmentation de la population des sans-logis : des ONG travaillant auprès de ces populations ont estimé que le nombre de sans-abris avait augmenté de 68 % entre 2000 et 2008 ! Le paradigme d’une ville sans bidonville a eu beaucoup d’influence sur ces campagnes d’éradication, en particulier dans le contexte des préparatifs pour les Jeux du Commonwealth de 2010.

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Comment est-ce que les autorités urbaines, et éventuellement des acteurs privés, ont géré le problème des bidonvilles ? Est-ce qu’il s’agit de démolir ou d’améliorer l’habitat sur place ?

Les deux stratégies coexistent. Le Slum Area (Improvement & Clearance) Act de 1956, qui visait surtout les zones de taudis, envisage les deux types de mesures : amélioration de l’habitat dans certains cas, et démolition dans d’autres. L’option retenue dépend du degré d’insalubrité du logement (son degré de délabrement, de congestion, ses conditions de ventilation, d’éclairement, le manque d’équipement sanitaire), même si certains critères n’apparaissent pas toujours bien adaptés au contexte des villes indiennes. Ainsi, selon ces critères, le centre historique de Delhi aux ruelles étroites, avec des habitations qui pouvaient être conçues précisément pour se protéger de l’ensoleillement direct, a été considéré en quasi-totalité comme un slum. La définition des slums dans la loi de 1956 apparait directement inspirée des textes britanniques sur les slums, les taudis des villes anglaises. Dans le cadre de cette loi, de nombreuses démolitions ont eu lieu, censées s’accompagner de compensations.

Par ailleurs, dès 1960, d’autres interventions furent dirigées vers les camps de squatteurs occupant des terrains publics (soit la quasi totalité des camps de squatteurs, dont une grande part sur des terrains appartenant à la DDA).

Un premier type d’intervention a consisté à fournir des services urbains de base (bornes d’eau, sanitaires, éclairage et pavage de rues), et répondait à un souci hygiéniste, pour prévenir les épidémies. Ces interventions s’inscrivaient parfois dans des programmes de l’Unicef. Le deuxième type d’intervention consistait en l’amélioration des conditions d’habitat et de l’environnement immédiat (slum upgrading). Mais au vu des conditions restrictives de mise en œuvre, très peu de bidonvilles en ont bénéficié, notamment parce qu’on était sur des terrains occupés illégalement. Il y a eu quelques opérations pilotes, on a réaligné et pavé les rues, consolidé les habitations, mais c’est resté assez marginal.

En fait, de 1960 à 2010 (jusqu’à l’établissement du DUSIB), le mode d’intervention privilégié à Delhi était la relocalisation. Le bidonville est démoli, notamment quand le terrain est requis pour des projets d’utilité publique, ou s’il s’agit de terrains à risque (le long d’une ligne de chemin de fer par exemple), et les habitants sont transférés dans des resettlements colonies, des lotissements de réinstallation en périphérie. C’est ce que la Banque Mondiale appelle les site and service programs. Il ne s’agit aucunement de relogement. Les habitants ont un droit d’accès à une parcelle en principe assainie sur laquelle ils doivent tout reconstruire. Mais dans les faits, les services urbains ne précèdent jamais l’arrivée des populations. La politique de relocalisation était facilitée à Delhi par l’existence de réserves foncières constituées par la DDA. Une évolution notoire a été la réduction de la taille des parcelles allouées. Les premiers programmes de relocalisation étaient assez généreux, avec des parcelles d’environ 80 m2, alors dans les derniers programmes, leur taille est réduite à 18 m2, voire même à 12,5 m2 en considérant qu’il s’agit de réinstallations « temporaires ». Or le temporaire devient souvent pérenne dans les programmes à l’intention des squatters ! Il faut donc imaginer une parcelle de 12,5 m2 où une famille de 5 personnes en moyenne doit reconstruire une habitation après avoir tout perdu. On reconstitue en fait des lotissements qui finalement vont avoir certaines des caractéristiques des slums : on reproduit en effet les conditions de congestion des habitations. En outre, dans certains lotissements de réinstallation, même après dix ans, il n’y a toujours pas de système d’adduction d’eau potable fonctionnel ! Sans parler de l’accès aux services de santé…

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Illustration 2. Le lotissement de réinstallation de Narela, au nord-ouest de Delhi (Véronique Dupont, décembre 2000). Sept mois après la relocalisation, certaines familles n’ont pu réinstaller qu’un habitat très précaire, tandis que d’autres ont pu construire une maison en briques.

Illustration 2. Le lotissement de réinstallation de Narela, au nord-ouest de Delhi (Véronique Dupont, décembre 2000). Sept mois après la relocalisation, certaines familles n’ont pu réinstaller qu’un habitat très précaire, tandis que d’autres ont pu construire une maison en briques.

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Certains chercheurs ont calculé que plus de la moitié de la population des bidonvilles démolis avait été exclue de ces programmes de réinstallation. Dans les années 1990, il fallait prouver qu’on était arrivé dans le bidonville avant une certaine date butoir pour pouvoir bénéficier du programme. Certaines familles s’en trouvaient donc exclues. Ce qui servait souvent de preuve d’ancienneté de résidence était la date d’obtention de la ration card, cette carte permettant l’achat de produits subventionnés. Mais pour pouvoir l’obtenir il faut déjà prouver une adresse fixe ! Les démarches peuvent être très longues, ou nécessiter l’appui de personnes mieux placées, ou des bakchichs. Les conditions d’éligibilité aux programmes de relocalisation, très restrictives, produisent de fait beaucoup d’exclus et ne résolvent pas les problèmes d’habitat pour les plus pauvres. En outre, il fallait aussi payer 8 000 roupies, soit plus de cinq fois le salaire mensuel minimum légal d’un ouvrier non qualifié en 1995. Beaucoup de familles n’étaient pas en mesure de payer les droits pour avoir accès à une parcelle.

L’exclusion était à la fois financière, administrative (critères d’éligibilité) et liée aux pratiques mafieuses. En effet, ces parcelles assainies constituaient une manne convoitée. Des agents immobiliers peu scrupuleux ont essayé de récupérer des parcelles, en étant de mèche avec la police ou des fonctionnaires corrompus, en écartant donc des familles éligibles. Certaines histoires de corruption ont été médiatisées. Mes enquêtes ont montré qu’il y a eu beaucoup de négligence dans la mise en œuvre de ces programmes et de mépris, voire de violence, dans le traitement de ces populations stigmatisées, ainsi que des pratiques frauduleuses.

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Illustration 3. Vies éparpillées de familles exclues des programmes de réinstallation à Delhi (Kanak Tiwari, 2008). Huit ans après la démolition de leur bidonville en 2000, ces familles vivent dans un campement de sans-abri près du site initial et du Stade Nehru, jusqu’à leur éviction finale pour la construction d’une voie d’accès rapide au stade dans le cadre des préparatifs pour les Jeux du Commonwealth de 2010.

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Est-ce que ces scandales médiatisés ont suscité des formes de contestation par les habitants ? Ou au contraire d’abandon du combat par les population affectées ?

C’est plutôt l’ensemble des difficultés rencontrées par des populations démunies pour faire valoir leurs droits qui a entraîné le renoncement d’une partie des exclus des programmes, avec comme conséquence leur appauvrissement.

Cependant, certaines ONG, associations de résidents, ou syndicats ouvriers assez actifs se sont mobilisés et ont connu des succès locaux contre les évictions. Il y eut quelques avancées mais les mobilisations restèrent très fragmentées, avec du coup un impact relativement faible. Certaines affaires ont été portées en justice, devant la Haute Cour de Delhi, d’autres l’ont été devant la Cour Suprême, mais par des associations de riverains se plaignant au contraire de la présence des bidonvilles, considérés comme une nuisance. Cela s’est souvent conclu au désavantage des habitants des bidonvilles, avec des jugements donnant tort aux squatters, et cette idée sous-jacente qu’on ne devait pas leur donner plus de droits.

Avec la création de DUSIB, la stratégie a changé : on s’est rendu compte qu’il y avait un trafic sur les parcelles, que les ayant-droits les revendaient (illégalement), car ils n’avaient pas les moyens de s’y installer, ou parce que les lotissements étaient trop éloignés de leur lieu de travail. La disponibilité de terrain pour de tels lotissements devenait aussi problématique. Désormais la stratégie est de réinstaller les habitants des bidonvilles démolis dans des appartements en immeubles collectifs. Mais là encore, l’accès au logement reste soumis à des conditions très restrictives. Une organisation de base s’est mobilisée pour réclamer l’assouplissement des conditions d’éligibilité. En appliquant les critères initiaux, la grande majorité des habitants des bidonvilles n’aurait pas été éligible, ce qu’a également réalisé le DUSIB. Ceci a abouti à un desserrement des conditions d’accès à un relogement. Certes la pression de certains mouvements a joué, mais il y avait aussi des considérations pragmatiques.

Les programmes dont nous avons parlé étaient – ou sont – financés entièrement sur fonds publics, qu’ils émanent du gouvernement de Delhi ou fédéral. Ce qui est nouveau pour Delhi dans la stratégie mise en œuvre par la DDA depuis 2008, ce sont les projets de rénovation sur site, avec une reconstruction en partenariat avec le secteur privé. Ce modèle existait à Bombay depuis les années 1990.

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Illustration 4. Scène de rue dans le bidonville de Kathputli Colony, Delhi (Véronique Dupont, novembre 2011).

Illustration 4. Scène de rue dans le bidonville de Kathputli Colony, Delhi (Véronique Dupont, novembre 2011).

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Comment se déroulent ces programmes de rénovation sur site, avec une reconstruction en partenariat avec le secteur privé ?

L’un des projets pilotes à Delhi est celui de Kathputli Colony, lancé en 2009 et toujours en cours. Sur le terrain occupé par ce bidonville, il y a eu un appel à projets ouvert aux promoteurs privés. Le principe du contrat est le suivant. Le promoteur privé construit du logement social en immeubles collectifs sur environ les deux tiers du terrain pour les habitants du bidonville, et sur le tiers restant il peut construire du logement haut de gamme, avec éventuellement une composante commerciale ou des bureaux, pour mise en vente au prix fort sur le marché. Le promoteur privé qui a remporté le contrat pour Kathputli Colony voudrait construire une tour de 54 étages, qui serait l’immeuble le plus haut de tout Delhi ! Quant aux appartements des logements sociaux, c’est la DDA qui se charge de les attribuer aux familles bénéficiaires. Dans ce partenariat public-privé, on se sert du terrain comme ressource pour financer le coût de construction des logements sociaux.

L’un des problèmes majeurs de la rénovation sur site est qu’il faut construire des camps de transit, à base de préfabriqués, pour reloger les habitants durant la phase de démolition et de reconstruction. Il faut donc d’abord trouver des terrains disponibles pour accueillir ces camps de transit, ce qui n’est pas facile et crée des conflits avec les associations de riverains. Pour ce projet de Kathputli Colony, trois ou quatre sites d’abord identifiés n’ont finalement pas été retenus suite à des conflits de ce genre. L’ensemble du processus est donc compliqué à mettre en œuvre, avec en outre des risques de dérive. Les promoteurs privés vont chercher à maximiser leur profit en construisant du logement social de basse qualité, dans des ensembles d’immeubles très serrés, comme on a pu l’observer à Bombay. Cela revient alors à transformer des « bidonvilles horizontaux » en « bidonvilles verticaux ». C’est là où l’État joue mal son rôle, c’est à lui de mettre des conditions et à encadrer les pratiques du secteur privé.

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Illustration 5. Le projet de rénovation de Kathputli Colony à Delhi (Source : Site internet du promoteur Raheja : http://www.raheja.com/, documents téléchargés en décembre 2013)

5a : Image de synthèse des immeubles d’une quinzaine d’étages pour reloger les habitants du bidonville.

5a : Image de synthèse des immeubles d’une quinzaine d’étages pour reloger les habitants du bidonville.

5b. Image de synthèse de la tour « Raheja Phoenix », les appartements luxueux prévus à côté des logements sociaux.

5b. Image de synthèse de la tour « Raheja Phoenix », les appartements luxueux prévus à côté des logements sociaux.

 

Dans ce cas-là, comment se passe le relogement ? Observe-t-on des conflits à ce propos et des mouvements de résistance ?

Le projet de Kathputli Colony a donné lieu à des mouvements de résistance. En février 2014, la DDA a initié le transfert des familles vers le camp de transit. Environ 500 familles sur plus de 3 000 ont déménagé à ce jour. Les autres résistent. Auparavant, il y avait déjà eu des réunions organisées, des demandes d’informations à la DDA et au promoteur privé. Les premières contestations concernaient les enquêtes d’éligibilité. La première enquête avait été conduite par un consultant privé avec l’aide d’une ONG liée à une section des habitants, mais sa validité a été contestée par une autre section. La DDA a dû refaire une nouvelle enquête, réalisée cette fois par ses propres fonctionnaires. Les résultats ont ensuite été gardés secrets pendant quatre à cinq ans ! La mobilisation visait à obtenir les listes des ménages recensés et éligibles. Une fois ces listes obtenues, les habitants se sont aperçus que beaucoup de familles en étaient exclues.

Par ailleurs, la question de la participation financière des familles reste dans l’ambiguïté. Dans les programmes du DUSIB, cette contribution est conséquente, autour de 150 000 roupies. Cela nécessite des emprunts, alors que ces familles ont souvent des revenus irréguliers, et ne peuvent pas accéder au crédit bancaire. Dans le programme pilote de la DDA, c’est le flou total. Les politiciens, la DDA et le promoteur privés assurent aux habitants que les appartements seront gratuits. Pourtant, certains fonctionnaires de la DDA que j’ai pu interviewer m’ont dit qu’il y a aurait une contribution financière des familles. Il y a une opacité volontaire ici, un manque de transparence. Est-ce parce que les modalités de financement ne sont pas encore mises au point, ou est-ce une tactique pour éviter des contestations ? Le manque d’informations et les incertitudes que cette situation génère suscitent en tout cas de la résistance et des mobilisations.

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En termes de contestation, trouve-t-on des habitants qui refusent de partir, conduisant les promoteurs à construire leur projet en contournant leurs habitations, sur le modèle des nail houses chinoises ?

Non, pas de cette manière pour le moment. Comme il s’agit de camps de squatteurs et non de propriétaires légaux, en général aucune habitation n’est épargnée. Le bulldozer s’en occupe. Ceci dit, dans le cas de Kathputli Colony on peut se demander ce qui va se passer, la grande majorité des familles refusant jusqu’à présent de partir. Une section des habitants, avec le soutien d’une ONG, avait proposé un projet de rénovation alternatif, utilisant tout le terrain du bidonville, avec attribution de parcelles aux familles et des constructions basses. Mais ce projet n’était pas viable, dans la mesure où, par manque d’espace, il n’aurait pas permis le relogement de toutes les familles sur place tout en dégageant en plus des espaces pour les équipements sociaux.

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Revenons à la question des ménages exclus de la liste des bénéficiaires. Peut-on y voir une stratégie de la part des autorités pour exclure certains types de population ?

Même sans stratégie claire, il reste des préjugés à l’encontre de la pauvreté. Ainsi, lors d’enquêtes d’identification complémentaires conduites en 2014, suite aux protestations des habitants exclus, les fonctionnaires de la DDA auraient voulu écarter les habitats les plus précaires.

Ce projet de relogement a de toute façon été mal calibré dès le départ. L’appel à projets a été conçu sur la base de 2 800 ménages éligibles, et donc autant d’appartements, un chiffre provenant d’une enquête préliminaire d’un consultant privé engagé par la DDA. Mais ce chiffre était très approximatif. En cas de familles élargies, avec couples mariés, un cas fréquent dans la communauté Rajasthani de ce bidonville, comment décompter précisément le nombre de « ménages » éligibles à un logement séparé ? La DDA ayant mal prévu le nombre de logements nécessaires, elle a ensuite cherché à écarter les ménages au-delà du seuil des 2 800. Suite à la dernière enquête d’identification des ménages éligibles, 1 200 dossiers complémentaires de ménages exclus des enquêtes précédentes ont été soumis à la DDA, qui n’en a finalement accepté que … 42 comme éligibles. Évidemment, cela a relancé les contestations.

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En termes de vie quotidienne et d’atmosphère urbaine dans le bidonville, comment se passe la cohabitation entre différents groupes régionaux et groupes confessionnels ? Y’a-t-il des tensions ? Ou des usages très différenciés de l’espace ?

Dans le bidonville de Kathputli Colony, il y a une grande diversité des populations et une très forte hétérogénéité des conditions d’habitat. Certaines familles anciennement installées ont des maisons consolidées, bien entretenues, donnant sur une courette, et disposent de revenus corrects. D’autres en revanche vivent dans des habitats très précaires, faits de matériaux de récupération comme le bois et le plastique. Pour ces dernières, même une seule pièce de 12,5 m2 dans le camp de transit représente une amélioration de leurs conditions de vie, contrairement aux premières, dont la situation se détériorerait. Il y a donc divers échelons dans la pauvreté d’habitat au sein d’un même bidonville. Ce qui reste contant, ce sont les défaillances des services urbains. En particulier, les habitations sont en général dépourvues de toilettes individuelles, et les toilettes publiques sont souvent dans un état lamentable. Le ramassage des ordures et l’entretien des caniveaux laissent plus qu’à désirer… bref, les conditions d’hygiène publique sont dans l’ensemble très mauvaises.

Ce bidonville constitue un microcosme très intéressant pour observer les processus de regroupement communautaire, voire d’auto-ségrégation. Le peuplement s’est fait par l’arrivée successive de groupes migrants originaires de diverses régions de l’Inde, de confessions et de castes différents, chaque groupe ayant son leader local et son micro-quartier dans l’espace du bidonville. C’est un processus courant dans la formation des bidonvilles. Ce qui est notable dans le cadre du projet de rénovation, c’est que ces divers groupes se sont tous accordés pour demander à conserver leur structure communautaire selon un modèle ségrégatif, avec des blocs séparés dans le camp de transit, puis dans l’ensemble des nouveaux logements. Et ces revendications ont apparemment été jugées recevables par le promoteur privé et la DDA. Je n’ai pas entendu parler de tensions confessionnelles entre hindous et musulmans dans ce bidonville. L’appartenance régionale semble dans ce cas un facteur plus clivant que la religion seule.

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Étant donné la croissance de la population, à quoi ressemblent les périphéries au-delà de l’informel ? Comment est-ce que ça se passe en termes de mobilités et de gestion de l’éloignement par rapport au lieu de travail ? Comment les autorités réagissent-elles ?

Les périphéries sont en évolution constante. Celles de Delhi présentent une mosaïque constituée de lotissements de réinstallation, de lotissements non autorisés bas de gamme et haut de gamme (les farm houses dont j’ai déjà parlé), de villages englobés dans la ville mais qui restent des zones non soumises au règlement d’urbanisme, etc. Au-delà des limites du Territoire de Delhi, on trouve des ensembles de villas organisées en gated communities, et de plus en plus d’immeubles en condominiums. Il y a donc une très forte hétérogénéité des types d’habitat.

Les autorités ont relocalisé les habitants de nombreux bidonvilles et les industries polluantes en périphérie, mais les habitants des anciens bidonvilles ne vont pas forcément travailler dans ces industries. Il continue d’y avoir disjonction entre lieu d’habitat et lieu de travail, c’est un des problèmes majeurs pour les populations à faibles revenus. Si un tireur de vélo-rickshaw doit avoir en plus trois heures de transport par jour, il perd toute son énergie ! Parfois, une partie de la famille habite sur la parcelle dans le lotissement de réinstallation, tandis que les membres actifs retournent vivre pendant la semaine dans le centre ville, près de leur lieu de travail, dormant sur leur rickshaw ou sur les trottoirs. Cela engendre de nouvelles formes de précarité.

Entretien réalisé en février 2015 par Léo Kloeckner et Flaminia Paddeu

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Image de couverture : Scène de rue dans le bidonville de Kathputli Colony, Delhi (Dupont, 2011)

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Pour en savoir plus :

Dupont V., Ramanathan U., « Du Traitement des slums à Delhi. Politiques de ‘nettoyage’ et d’embellissement », in V. Dupont & G. Heuzé (éds), La ville en Asie du Sud : Analyse et mise en perspective. Purushartha No. 26, EHESS, Paris, 2007, pp. 91-131.

Dupont V., Création de nomades urbains et appauvrissement. Impact des politiques d’éradication des camps de squatters à Delhi. Revue Tiers Monde [Mobilité et pauvretés. Les villes interrogées. Sous la direction de Monique Bertrand], No 201, janvier-mars 2010, pp. 25-45.

Dupont V., The dream of Delhi as a global city. International Journal of Urban and Regional Research, Vol 35.3, May 2011, pp. 533-554.

Dupont V., Banda S., Vaidya Y., Gowda S., Unpacking Participation in Kathputli Colony Delhi’s First Slum Redevelopment Project, Act I. Economic and Political Weekly, 2014, vol. 49, No 24, (June 14), pp. 39-47.

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