Mondes urbains indiens / Derrière les corridors du métro et du bus. Les coulisses agitées des politiques urbaines à Delhi

Bérénice Bon


Capitale de l’Union indienne, Delhi rassemble tous les ministères du gouvernement central, et occupe une place particulière dans les réformes urbaines qui sont souvent initiées et appliquées d’abord dans cette ville avant d’être diffusées dans les autres villes indiennes (Shatkin & Vidyarthi, 2014). Delhi se différencie également du fait des multiples autorités et gouvernements qui opèrent sur son territoire. Si la fragmentation institutionnelle est une caractéristique partagée des villes indiennes, elle est particulièrement significative dans la capitale (Ruet & Tawa Lama-Rewal, 2009).

Après 1991, l’ancien Territoire de l’Union devient le Territoire de Delhi pourvu d’un statut spécifique de National Capital Territory (NTCD). Le Territoire de Delhi accède alors au rang de quasi État doté de sa propre assemblée et de son propre conseil de ministres, de son propre chef de gouvernement, et de sa municipalité. Mais, contrairement au reste des grandes villes, Delhi n’a pas d’autorité métropolitaine, et le gouvernement central intervient directement dans l’élaboration des politiques urbaines et dans tous les rouages de la ville, aussi bien sur le plan foncier, urbanistique, que dans les services publics. Les autorités municipales ont quant à elles le plus petit portfolio. Par exemple dans le secteur des transports collectifs, si les bus sont contrôlés par le gouvernement de Delhi via son Département des transports, le métro est quant à lui placé sous l’autorité du gouvernement central via son ministère du Développement urbain.

En 2010, la population de l’aire métropolitaine de Delhi (c’est à dire le Territoire de Delhi et les centres urbains périphériques) est estimée à environ 24 millions d’habitants, ce qui en fait donc la plus grande région métropolitaine d’Inde, devant Mumbai (21 millions)1 . Les migrations post-indépendance ont joué un grand rôle dans l’évolution démographique de la ville, et continuent à contribuer significativement à la croissance urbaine. Les zones urbanisées s’étendent aujourd’hui bien au-delà des limites du Territoire de Delhi : l’expansion urbaine a suivi les routes principales et les lignes de chemin de fer, connectant ainsi le cœur de la ville à des villes satellites périphériques situées dans les États voisins d’Uttar Pradesh, d’Haryana et du Rajasthan, qui sont aujourd’hui des pôles économiques majeurs. Si les grandes industries se concentrent autour de ces villes satellites (création de zones économiques spéciales, clusters industriels qui s’étendent sur des centaines d’hectares) Delhi regroupe beaucoup d’activités tertiaires, notamment dans le secteur bancaire, de l’administration, de l’hôtellerie, et est la première place marchande du nord de l’Inde. Ces fortes dynamiques démographiques et économiques, mais aussi la volonté politique d’accéder au rang de ville mondiale, se matérialisent dans l’espace urbain : les constructions de routes rapides et d’autoponts se multiplient, ainsi que celles de grands centres commerciaux, des projets immobiliers aux abords de l’aéroport international, des projets économiques à destination du secteur des hautes technologies au cœur mêmes des limites du territoire de la ville, et non plus repoussés en périphérie. Ces dynamiques devraient s’accentuer avec les orientations économiques données à la région capitale, notamment la réalisation du corridor industriel Delhi-Mumbai ou la délimitation de zones prioritaires d’investissements pour attirer le capital privé à quelques dizaines de kilomètres du centre de Delhi.

Mais la ville et son paysage ne sont pas lisses, uniformes. C’est une ville de très forts contrastes et de fortes inégalités socio-économiques qui s’inscrivent dans l’espace (Dupont, 2011). Ce qui est aujourd’hui définie comme la zone centrale de Delhi, sont les anciens espaces coloniaux avec leurs larges avenues, bordées de grands arbres et qui abritent les bâtiments administratifs, les ambassades, et des résidences huppées. Cette zone est située à proximité de la vieille ville – Old Delhi – où les habitations et les activités commerciales et petites industries en rez-de-chaussée composent un espace extrêmement dense. Plus au Sud, la ville se structure là aussi en différentes zones, désignées comme des « colonies », c’est-à-dire des quartiers avec une certaine homogénéité en termes de bâti architectural et de la position socio-économique de ses résidents, et très fréquemment par la spécialisation des activités économiques et commerciales. Dans les colonies à proximité des berges Est de la rivière Yamuna qui traverse Delhi, le contraste est saisissant. Ce sont des zones résidentielles très denses, le niveau de revenus par habitant est faible, et les activités économiques sont majoritairement informelles et tournées vers le textile. Dans les espaces périphériques du Territoire de Delhi, on croise des villages entourés de leurs champs, des extensions urbaines planifiées dans les années 1980, mais aussi des lotissements de relogement où vivent des familles expulsées de bidonvilles de zones plus centrales, et où l’accès aux services essentiels n’est pas assuré. Finalement dans l’ensemble de la ville, la diversité du foncier et du statut d’occupation est telle, que chaque espace résidentiel est pluriel, des bidonvilles, qui sont présents dans tous les secteurs même la zone centrale, jouxtent des petits immeubles de familles appartenant à la classe moyenne, et des poches de résidences plus aisées.

Ce qui contribue à l’identification de ces espaces à l’échelle de la ville est le fait qu’ils soient ceinturés de voies rapides et d’autoponts pour les véhicules privés, dont le nombre augmente de manière préoccupante dans une ville où l’air est de moins en moins respirable : à l’échelle de l’Inde Delhi représente 1,4 % de la population, mais 7 % du nombre de véhicules motorisés (Singh, 2012). Comme dans l’ensemble des villes denses de l’Inde, Delhi fait face à une pression de plus en plus forte sur les infrastructures de transport existantes : embouteillages, accidents, pollution (Badami, Tiwari et Mohan, 2004). Cette situation est due à l’augmentation continue de la population urbaine, l’accroissement des déplacements, les nouvelles distributions des fonctions résidentielles et commerciales, et le nouveau contexte de mobilité. À Delhi, des réponses politiques ont été apportées, autour notamment du projet de bus en site propre, le BRTS, et le métro, dont la première ligne a ouvert en 2002.

Les deux articles explorent ces projets de transport public qui sont aussi des fenêtres d’analyse de la gouvernance de la ville, des choix de politiques urbaines, ainsi que de l’accès aux infrastructures et services publics dans un contexte de fortes inégalités socio-spatiales. Le cas du métro montre ainsi le rôle influent des agences de l’État central dans la gouvernance urbaine, et les savoirs et outils sur l’urbain qui sont légitimés ou déqualifiés par les instances politiques; tandis que le cas du BRTS révèle le rôle tenu dans la gouvernance urbaine par les classes moyennes et supérieures ainsi que celui des autorités juridiques.

Bérénice Bon

Bibliographie

Badami M. G., Tiwari G. et Mohan D., 2004, « Access and Mobility for the urban poor in India: bridging the gap between policy and needs », Forum on Urban Infrastructure and Public Service Delivery for the Urban Poor, New Delhi, 1-20.

Singh S.K., 2012, « Urban Transport in India: Issues, Challenges, and the way Forward », European Transport, Issue 52, n°5, 1-26.

Dupont V., 2011, « The Dream of Delhi as a global City », International Journal of Urban and Regional Research, Vol 35, Issue 3, 533-554.

Shatkin G. & Vidyarthi S., 2014, « Introduction » in Shatkin G. (dir.), 2014, Contesting the Indian City: Global Visions and the Politics of the Local, Oxford, 334 p., Wiley/Blackwell, 1-39.

Ruet J. & Tawa Lama-Rewal S., 2009, Governing India’s metropolises, Delhi, Routledge, 315 p.

 

  1. Source : Geopolis, www.e-geopolis.eu []

Comments are closed.