Lu / Récits de la ville malade. Essai de sociologie urbaine, Yankel Fijalkow

Astrée Coutanson

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La crise sanitaire planétaire, entraînée par la pandémie de COVID-19 au début de l’année 2021 a remis sur le devant de la scène l’opposition communément admise entre ville et santé, réemployant ainsi des récits de ville « malade », appartenant au passé. Les métropoles, qui commençaient à faire l’objet d’un désintérêt de la part de leurs habitants se sont vues en parties désertées le temps du confinement par les populations qui en avaient l’opportunité, et sans volonté de retour pour certains. Cette remobilisation de l’idée que la ville est une entité qui connaît des maladies, s’exprimant sous formes de crises urbaines auxquelles il est impératif de réagir, n’est pas nouvelle et a traversé les époques, les discours, rapports, et des actions des aménageurs. C’est ce qui fait affirmer à l’auteur en quatrième de couverture que «  la notion de territorialité dangereuse a nourri la pensée de l’urbanisme ».

Dans cet essai de sociologie urbaine, qui se veut au croisement de l’urbanisme et des sciences sociales telles que la sociologie et l’histoire, Yankel Fijalkow – chercheur et enseignant en sociologie et en urbanisme –, vient interroger la succession des récits de la ville malade, des formes que ceux-ci ont revêtis, et de leur traduction dans les politiques publiques d’aménagement du territoire et d’intervention dans le domaine de l’habitat. À travers les notions de quartiers populaires, d’îlots insalubres, de grands ensembles, de quartiers gentrifiés ou encore de métropolisation, l’auteur cherche à interroger le traitement qui en a été fait et les réactions d’organisation, de rationalisation mais surtout d’hygiénisation des territoires et des comportements sociaux ; avec comme corollaire un retour constant au sens des lieux, et à une vision nostalgique et romantisée des territoires urbains du passé.

Cet ouvrage est structuré en six chapitres qui retracent et interrogent de façon chronologique et thématique le récit de la « ville malade ». Au-delà des considérations habituelles des villes malades, associées aux démarches d’hygiénisation des territoires et des comportements sociaux, l’auteur prend le parti de déconstruire la notion et d’en dégager toutes les subtilités à travers les époques et les évolutions urbaines. Il permet de prendre conscience que la ville malade n’a pas quitté la France à la suite des grandes opérations d’urbanisme menées par le baron Haussmann et ses homologues d’autres grandes villes. Au contraire, la ville malade n’a cessé de renaître à travers des représentations et des récits, donnant lieu à tout autant d’actions de transformations urbaines qui prouvent que toute représentation urbaine est politique. Le dernier chapitre de l’ouvrage, non prévu initialement, a été écrit pendant le premier confinement mis en place pour tenter d’enrayer la pandémie de COVID-19. Il présente un intérêt non négligeable car il vient appuyer le parti-pris de l’auteur, en prouvant que les représentations de la ville malade n’appartiennent pas au passé et qu’elles peuvent renaître au détour d’une crise planétaire et impacter nos modes de vie et nos façons de penser la ville.

Les grands récits de la ville malade – hygiénisme, insalubrité et territorialité dangereuse

Au commencement de l’hygiénisme, les îlots insalubres du début du XXe siècle

Le courant hygiéniste en urbanisme, apparu au XXe siècle et dont la figure de proue est l’intervention du baron Haussmann sur la ville de Paris, constitue l’un des fondements de la pensée urbaine. Né avec la découverte des îlots insalubres, dont la méthodologie de reconnaissance et de qualification a évolué au fil des époques et des domaines qui s’en emparaient, ce courant révèle l’influence du milieu sur le genre de vie – à travers les notions de densité, de pauvreté des populations et de critères relatifs à l’environnement –. Il constitue le fondement de la pensée urbaine et de l’intervention de l’État et des pouvoirs publics sur l’espace urbain.

Faisant l’objet d’une forte appréhension en raison de la crainte d’une contagion – physique puis morale –, ces milieux qualifiés de nocifs sont venus questionner le traitement à réserver aux espaces urbains.

La territorialité dangereuse, base de la pensée urbaine technocratique

C’est par ces récits négatifs et anxiogènes, et au nom de la santé publique, qu’a été légitimée une pensée urbaine radicale basée sur la démolition et la reconstruction – hantise de la « gangrène » justifie de nombreux projets de « supression des taudis » (Sellier, 1937) – à travers des plans d’urbanismes favorables à la tabula rasa, sans que ceux-ci ne tiennent évidemment compte des personnes résidant dans ces quartiers et de l’impact de ces politiques sur leurs trajectoires de vie.

C’est ce que l’auteur définit comme la « territorialité dangereuse », à savoir la « manière dont la pensée de la relation des habitants au territoire et sa crise supposée conduisent à des solutions radicales de démolition » (page 61). La période de l’après-guerre en constitue l’apogée puisqu’on assiste en France à une éradication totale des poches d’insalubrité urbaine, au nom du partage de la modernité et de la mise en confort de la population ; niant par la même occasion le territoire, son histoire, l’ancrage des ses habitants et les sociabilités qui y existent.

Le renouvellement des figures de la ville malade : reconsidération de la modernité urbaine et nouveaux récits

Renouvellement technocratique, perte de l’authenticité et nostalgie ; vers une remise en question de la territorialité dangereuse

Les décennies 1970 et 1980 voient émerger la politique de la ville, qui place la ségrégation et la dégradation progressive de l’image des quartiers de grands ensembles au cœur de sa problématique. Comme à la période des îlots insalubres, ces portions de territoire inquiètent et sont maintenues à l’écart par peur d’une contagion. Les villes nouvelles, qui se veulent être un contrepoids à cette nouvelle crise urbaine reprennent des arguments hygiénistes et symbolisent la volonté de rééquilibrer le territoire en faisant de la mixité sociale une priorité.

On assiste alors à une forme de romantisation de la ville autour de la figure des quartiers populaires et des secteurs patrimoniaux. C’est ainsi que l’évolution des études urbaines relatives aux quartiers insalubres et autres portions de ville « malade » laisse apparaître une nostalgie de la ruralité, dont le pendant dans les discours sur les actions à mener est un retour à la petite échelle, aux notions de quartier et de voisinage. Naît alors un urbanisme de village, espace légitime d’intervention de l’intervention politique renouvelée. Les années 1970 marquent un frein dans le mythe technocratique de l’après-guerre et on assiste à une forme de nostalgie de l’habitat populaire.

En effet, les différentes monographies de population menées par des sociologues et notamment celles portant sur le monde ouvrier donnent à voir une forme d’atomisation sociale provoquée par les politiques d’action contre l’habitat insalubre : rénovation, démolition, reconstruction…. C’est en réaction à la disparition des modes de sociabilité à l’œuvre dans les quartiers populaires, anciennement craints, que naît un récit empathique autour de l’habitat populaire, devenant symbole du refus des normes de l’État ; en lien avec la volonté d’appropriation des logements par les habitants pour en faire des espaces imaginaires de représentation.

Les sociologues aussi se dressent contre l’État modernisateur et dénoncent la perception de la ville comme un produit, résultat de l’industrialisation capitaliste. Cherchant à redonner du sens au collectif, la notion de droit à la ville développée par Henri Lefebvre (1968) défend l’idée que le prolétariat devrait se réapproprier l’urbain. Progressivement, conscients de leur force d’action et de revendication, les habitants se détachent des scripts des urbanistes pour venir défendre l’image de leur quartier et créer leur propre récit sur leur territoire de vie.

Ces mutations des récits sur la ville et le renouvellement des images associées aux anciens quartiers « malades » entraînent un renouvellement du récit technocratique, « l’imaginaire des bâtisseurs [répondant] à celui de l’habitant » (Ostrowetsky, 1983). On assiste alors à une redécouverte des centres anciens –  autrefois décriés –, autour du récit de la qualité de vie et de la ville comme valeur collective ; valeur incarnée par l’espace public.

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Les urbanités coupables, nouvelles figures de la ville malade

Face à la brutalité économique de l’urbanité actuelle, la ville apparaît comme coupable de grandir. Afin d’illustrer cette culpabilité, l’auteur met en avant deux figures repoussoirs que sont le gentrifieur et le précaire, autour des récits de l’invasion et du gaspillage.

Les dynamiques d’embourgeoisement et de reconquête des centres anciens ne sont pas nouvelles et ont déjà été étudiées par les chercheurs en sciences sociales, mais les protagonistes ont changé ; il s’agit désormais d’une population reconnaissable par son style de vie et dont les sciences sociales ont du mal à s’emparer en raison de l’appartenance de certains chercheurs à ces couches de population (Glass, 1964). On assiste alors à une nouvelle mise en scène de la lutte des classes dont les variables mobilisées pour la décrire sont plurielles et parfois mal cernées donnant lieu à des confusions. La deuxième figure de l’urbanité coupable est axée sur les notions ancrées depuis les années 1980 de préservation de l’environnement et de ses ressources, et peut s’analyser sous l’angle de l’habitat durable. Ces nouvelles approches des politiques urbaines, basées sur les exigences – énergétiques notamment – appellent à un ajustement des modes de vie des habitants.

Ces deux figures de culpabilité des villes contemporaines, qui s’articulent autour du peuple et de la nature, renvoient au sentiment de perte d’authenticité des territoires urbains et donnent lieu à un localisme exacerbé, dont la figure contemporaine semble être celle de la petite ville.

Ce récit nostalgique, dans lequel les campagnes, dont l’urbanisme est à taille humaine et les sociabilités très ancrées, sont menacées par l’extension urbaine – et le processus de métropolisation – et donnent lieu à une réaction politique et sociale. C’est ainsi que depuis la fin des années 2000, les centre-bourgs sont devenus une notion prégnante des politiques d’intervention sur le territoire et une figure narrative à part entière des récits sur la ville et l’urbain. Si la notion de centre-bourg est disparate, elle semble trouver un fil conducteur autour des valeurs de proximité, mais également de relégation, d’où le lancement de programmes d’attractivité et de rénovation de ces espaces basés sur des valeurs de mixité sociale, et de mobilisation du patrimoine comme levier de développement local.

Cependant, le peu de moyens financiers accordés à ces programmes et le peu de revenus des habitants rendent difficile la lutte contre l’insalubrité de ces espaces, d’autant plus qu’aucun intérêt n’est porté aux mécanismes alimentant les flux de population vers ces logements indignes. Il semble aujourd’hui essentiel de dépasser les oppositions traditionnelles entre ville et campagne, et entre authenticité et facticité pour reconnaître les centre-bourgs comme des lieux du quotidien, vers lesquels doit être portée une attention entière.

Ainsi, l’analyse de Yankel Fijalkow sur les récits de la ville malade cherche à en retracer l’histoire et à interroger cet éternel récit, sans tomber dans une répétition des mécanismes et des pans de l’action urbaine déjà bien connus en sciences sociales. S’attachant au sensible – sens des lieux, émotions – et à la mise en lumière des paradoxes des réactions des pouvoirs publics, il propose une reconsidération de la modernité urbaine et une analyse contemporaine de l’évolution de la notion de « ville malade », entre rationalisation et romantisation. Bien que les époques ne soient pas les mêmes, les récits de la ville malade sont similaires en de nombreux points et notamment par leur forte empreinte nostalgique.

Si l’on aurait pu croire à un retour à l’hygiénisme au printemps 2020, il n’en est rien, et on voit naître un nouveau rapport à la santé publique, autour de la reprise de vieilles méthodes de traitement des maladies et la volonté de questionner les conduites individuelles. Mais le récit de la ville malade n’a pas disparu et il semble réapparaître autour de nouveaux territoires coupables et de populations déviantes telles que les populations privilégiées ayant pu fuir les territoires de la maladie ou celles perçues comme ne respectant pas les règles de vie en société en temps de pandémie. Ce repli sur l’individualité vient questionner le rapport à venir à l’espace public et donne à voir l’émergence du « droit à l’espacement » (page 219), autour d’un nouveau récit du risque sanitaire ; déplaçant ainsi la responsabilité de la santé publique du pouvoir public vers les individus eux-mêmes, faisant dire à l’auteur que « la ville interdite [récit de la ville malade en temps de pandémie] est le récit le plus abouti de la ville malade » (page 221).

ASTRÉE COUTANSON

Astrée Coutanson est urbaniste, actuellement en cabinet d’architecture et d’urbaniste. Ses thèmes de prédilection sont les villes en déclin et les processus de réappropriation habitante des espaces urbains délaissés.

Astree-coutanson@hotmail.fr

Référence de l’ouvrage : Fijalkow Y., 2021, Récits de la ville malade. Essai de sociologie urbaine, Paris, Creaphis Editions, 248 p.

Couverture : rue de New York désertée le 19 Avril 2020 (© Timoty A. Clary / AFP).

Bibliographie

Lefebvre H., 1968, Le droit à la ville, Paris, Éditions Anthropos, 135 p.

Ostrowetsky S., 1983, L’imaginaire bâtisseur : les villes-nouvelles françaises, Paris, Méridiens-Klincksieck, 347 p.

Glass R., 1964, London, Aspects of Change, Londres, Mac Gibbon & Kee, 342 p.

Sellier L., 1937, Rapport sur les îlots insalubres, rapport au conseil municipal de Paris.

Pour citer cet article : Coutanson A., 2022, « Récits de la ville malade. Essai de sociologie urbaine, Yankel Fijalkow », Urbanités, Lu, juin 2022, en ligne.

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