Lu / Smart Cities – Théorie et Critique d’un Idéal Auto-Organisateur, d’Antoine Picon
Sébastien Jacquot
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Le Lu de Sébastien Jacquot au format PDF
L’application française Stop-Covid ou les modes de contrôle de l’épidémie de Covid-19 dans certaines villes en Asie ont mis en lumière les croisements entre usages numériques et régulations, à des fins de contrôle sanitaire. Cette régulation par le numérique suscite la crainte d’une techno-biopolitique en émergence, mélangeant contrôle des individus et des virus. Elle constitue néanmoins la face la plus discutée d’une mutation plus générale des villes par l’imbrication avec des technologies de l’information et de la communication, faisant émerger la ville intelligente, ou smart city.
Cet ouvrage de 125 pages, dont un cahier interne d’illustrations de 35 pages environ, a été publié en 2013, et réédité en 2018. Composé de 12 chapitres, il constitue un très utile et stimulant panorama de la notion de smart city, et vise à en dresser les origines, les modes de manifestation et les enjeux. Le point de départ est une interrogation sur la notion même de smart city ou ville intelligente, qualifiée de « notion floue », souvent appréhendée d’un point de vue purement technologique. Le premier chapitre fournit des énoncés de départ pour qualifier la ville intelligente, qui « repose sur l’usage intensif des technologies de l’information et de la communication » et l’« hybridation de contenus électroniques avec le monde physique », afin d’améliorer la gestion urbaine et son métabolisme, et la rendre plus durable.
Antoine Picon1 invite à aller au-delà de cette évidence et de ce prisme technologique, pour interroger de façon principielle la smart city, et en éclairer les soubassements idéologiques et techniques. Il procède également à une démarche critique, afin d’en faire un enjeu politique et l’analyse comme un mode inédit d’expérience et de représentation de la ville. À cette fin sont mobilisés ouvrages et films de science-fiction (du supercalculateur central HAL9000 de 2001 Odyssée de l’espace à Minory Report), manifestes utopistes et théoriciens de la technique (Mark Weiser), les théories de Palo Alto, des démarches artistiques mobilisant le numérique, les sciences sociales du numérique, des neuroscientifiques, les théoriciens de la ville (Richard Sennett, Rem Koolhaas, Mark Shepard) et la philosophie politique (de Saint-Simon à Michel Foucault, Jacques Rancière et Donna Haraway). Quelques cas illustrent les analyses : centre opérationnel de contrôle à Rio, dispositifs de mesure à Singapour ou Séoul, boulevard connecté à Nice, Songdo,…
Ce qu’est la ville intelligente est alors à reprendre. La question de l’intelligence urbaine suppose d’en identifier les lieux, les modes d’exercice et les enjeux. La smart city serait marquée par une internalisation de l’intelligence à la ville : celle-ci ne viendrait plus du dehors (des différentes expertises et savoirs sur la ville), mais est intégrée à la ville. Cette intelligence internalisée se déploie selon différents schémas : sous une forme centralisée, à l’image de la salle de contrôle central, ou selon une diffusion et un éparpillement à la fois spatial et substantiel (traversant les individus et les dispositifs). Le développement d’une intelligence ambiante (ubiquitous computing, ou pervasive computing selon la notion inventée par Mark Weiser) est permis par l’association des objets à l’informatique, via des puces, démultipliant les possibilités de mesures et contrôles à distance des environnements urbains, comme l’illustre l’usage des smartphones.
Tout un ensemble de questions découlent de cette caractérisation de l’intelligence. Quels en sont les contenus et les types de savoirs produits ? Quelle place pour les individus et l’exercice de leur propre intelligence au sein de la smart city ? Quelle ville en résulte ?
La ville intelligente est une « ville sensible ». Sa sensibilité tient à « la capacité nouvelle des villes de détecter, de mesurer et d’enregistrer ce qui se passe en leur sein » (p. 15), par puces et capteurs, intégrant aussi les données produites (volontairement ou non) par les utilisateurs, lors de leurs déplacements, transactions, consommations, ou via les données partagées sur les réseaux sociaux. Cela aboutit à transformer la ville en « système d’information » en temps réel, capable de traiter ces données, à l’image d’un « thermostat ».
Ces informations collectées en temps réel ont un statut particulier : elles ne qualifient pas des choses mais des occurrences, événements, situations. Bref la smart-city est une ville-événement, non pas pour ses dimensions festives ou son calendrier événementiel, mais plus fondamentalement parce que les capteurs en ville enregistrent des « millions d’occurrences élémentaires » : température, présence de véhicules, etc. La ville de la smart city est « tout ce qui se passe en son sein ». La smart city est alors inscrite dans un nouveau régime temporel qui n’est pas sans rappeler le présentisme de François Hartog : tout est événement, sans pour autant qu’il y ait une pensée du changement et d’un futur, un peu comme Las Vegas (le seul horizon lointain est celui du cataclysme).
La dimension spatiale des données est aussi fondamentale et en structure les savoirs et modes d’expériences. La smart city repose sur deux techniques spécifiques de localisation : la réalité augmentée et la géolocalisation, qui connectent matière et information, atomes et bits. L’information elle-même est systématiquement spatialisée : les occurrences mesurées et répertoriées sont intégrées à des bases de données géolocalisées, tandis que la carte devient un attribut fondamental de la smart city et de la présentation de l’information. Cette carte est en pixels et plus en papier, permet de choisir les données représentées, autorise des zoom dézoom. La carte s’inscrit dans une porosité croissante avec la surveillance, mais peut aussi être un outil militant, bref la carte est instrument de contrôle ou d’expression.
Or par la carte le savoir se fait représentation et mode d’expérience de la ville, comme l’indiquent les œuvres et performances artistiques documentées par de nombreuses illustrations. Ces nouvelles cartographies opèrent une « transfiguration » de la ville : une nouvelle façon de se représenter qui en détaille la signification. L’auteur suggère même une forme de représentation de soi, qui tient à cette auto-représentation par la cartographie, qui n’est pas extérieure à la ville mais est la forme qu’elle prend comme système d’information interne : elle est auto-réflexive, tout autant qu’elle est aussi sensible, pouvant donner lieu à une « connaissance de soi » voire « conscience de soi ». Il ne s’agit pas tant d’une personnification de la ville, comme peut le faire le marketing urbain qui évoque des identités urbaines, que d’un questionnement cohérent avec l’idée d’une internationalisation de l’intelligence et de la ville-cyborg. Étendre ces caractéristiques de l’individualité à la ville suppose de repenser le statut des citadins.
Quel est le citadin de la smart city ? La ville intelligente est « centrée sur l’individu » : son développement s’inscrit dans les tournants individualistes et numériques, mais surtout façonne de nouvelles façons d’être citadins (de nouvelles subjectivités selon Ezra Ho, 2017). L’individu est partie prenante de la smart city, les formes d’intelligence résultent aussi de nouvelles formes de collaborations (type openstreetmap), tandis qu’à l’image du web2.0 se brouillent les distinctions opérateurs/usagers. Les expériences citadines sont aussi transformées : un peu comme l’électrification des villes en a transformé les façons de vivre et les esthétiques urbaines.
Toutefois la smart city n’est pas que l’ensemble des relations entre citadins et dispositifs techniques. Elle redéfinit la composante humaine, se fait ville-cyborg. Dès 1998, A. Picon publiait La ville territoire des cyborgs. Le cyborg constitue d’abord une figure contemporaine régulatrice des temps présents, équivalent de ce qu’a représenté l’individu idéal pour la Renaissance. Le cyborg incarne le caractère indissociable entre individu et technologie, le couplage entre humains et infrastructures. Dans une perspective latourienne, ces hybrides se déploient selon différents agencements, entraînant une redéfinition de la ville comme « ensemble d’hybrides formés à différentes échelles par l’association entre des collectifs humains et de dispositifs techniques », bref cyborg n’est pas tant une entité qu’une qualité qui désigne tant l’individu que l’infrastructure ou le réseau. Or repenser la relation individu-technologie par la figure du cyborg a aussi des conséquences politiques.
L’ouvrage aborde la question politique du pilotage et du gouvernement de la smart city. La smart city semble être une police de la ville, en reprenant le sens ancien du terme « police », et désigne la gestion de la ville dans ses différents aspects, par la connaissance de ce qui arrive. Cet idéal d’une gestion algorithmique prolonge la cybernétique, notion inventée en 1948 par Norbert Wiener pour évoquer les échanges d’information et leurs régulations et se traduit par une gestion de « type néo-cybernétique ». Elle présente le risque technocratique de réduction du gouvernement à la gestion de ce qui arrive en ville. Face à cette néo-cybernétique, A. Picon affirme la nécessité de penser des conceptions plurielles du politique, entre le modèle d’une gestion unifiée par une intelligence artificielle, dont une forme plus concrète est la salle de contrôle, et un modèle « conversationnel » entre hommes et machines, à des fins de contrôle (en raison de la possible dissociation entre les intérêts humains et des machines), marquée par l’idée que la composante humaine reste celle de la prise de décision. Donc la smart city n’induit pas un modèle de gouvernement de la ville, mais une pluralité possible. Ces réflexions sur le gouvernement de la smart city reposent différemment la question de l’intelligence de la ville / en ville : si elle n’est pas réductible à une entité spécifique (l’algorithme ou l’individu) mais les co-constitue, si elle est à la fois diffuse et rassemblée en quelques lieux spécifiques (comme la salle de contrôle), gouverner la smart city signifie gouverner cette intelligence en émergence résultant des multiples interactions entre « des infrastructures physiques, des logiciels, algorithmes d’optimisation et des cyborgs, hybrides d’humains et de technologie et des individus ».
Le statut des données et leur contrôle en constitue un enjeu. Les données numériques ne sont pas vouées à l’instauration du contrôle : des « pratiques plus collaboratives de l’urbain » peuvent naître de l’usage des données libres ou publiques, par des civic hackers. Les données relatives aux individus sont aussi à politiser : le citadin est pris dans une tension entre logiques de la surveillance et du contrôle (par le biais des techniques biométriques et les possibilités de géolocalisation des individus) et logiques de l’expression de soi. Notons toutefois que cette ambivalence caractérise de façon plus large la condition numérique, sans être spécifique au citadin de la smart city.
Quels sont les effets spatiaux et paysagers de la smart city ? La smart city n’est pas marquée par de nouvelles formes urbaines (A. Picon prend l’exemple des formes pastiches envisagées pour la réalisation de Songdo, par exemple les boulevards haussmanniens ou les canaux vénitiens) ; l’imbrication entre numérique et commerce n’a pas aboli les circulations, contrairement à ce que prédisait William Mitchell en 1995. Le changement spatial majeur opère à une autre échelle, celle d’espaces urbains qui s’invertissent, à l’exemple de la multiplication des paquebots urbains analysés par D. Lorrain, ou des transformations de l’espace public, de son mobilier, de ses interfaces. Ce n’est pas tant la trame urbaine qui se transforme que l’expérience de la ville. La ville se fait « sensuelle », proposant de nouvelles expériences (la connexion à la smart city pourrait là être explicitée davantage). Bref la smart city change la ville davantage à la façon de l’arrivée de l’électricité que du développement automobile.
La fin de l’ouvrage reprend toutefois le questionnement spatial d’un autre point de vue : la smart city accentue-t-elle les inégalités entre territoires et populations ? Si le vocable de la smart city transcende la séparation Nord-Sud, certaines villes (celles en transition post-industrielle) semblent laissées pour compte des projets. À l’échelle urbaine, ce déploiement des technologies de la smart city est-il uniforme ou marque-t-il une séparation centre – banlieues (voire campagnes périurbaines) ?
Cette question de l’extension de la smart city est cruciale, et a des effets en retour sur la caractérisation concrète mais aussi conceptuelle de la smart city. La smart city est-elle à venir ou déjà-là ? L’ouvrage ne tranche pas totalement entre ces deux possibilités, et laisse ouverte l’idée que la smart city puisse être la ville des temps contemporains, dans la diversité de ses évolutions possibles. La smart city est associée à tout un ensemble de transformations plus larges de la ville mais aussi au-delà (le tournant numérique et l’individualisation). Ces relations sont stimulantes à penser mais leur statut reste à éclaircir : contribuent-elles à l’avènement de la smart city ou en constituent-elles des caractéristiques intrinsèques ? En outre, la smart city est emblématisée par des villes ou des opérations spécifiques et paradigmatiques évoquées dans l’ouvrage, qui semblent annonciatrices d’évolutions plus généralisées. Bref la smart city est-elle spécifique à certaines évolutions, ou indicatrice d’une nouvelle condition urbaine ? Dépend-t-elle encore dans son avènement de certains choix qui en accélèrent ici ou là la venue, ou en infléchissent les orientations ? Les questions stimulantes et enjeux posés dans cet essai nécessitent des analyses ancrées dans des villes ou opérations en particulier, développées dans différents ouvrages ou numéros spéciaux depuis la parution de l’ouvrage (Ghorra-Gobin, 2018 ; Henriot et alli, 2018 ; Bernardin, Jeannot, 2019 ; Visvizi, Lytras, 2019). L’enjeu reste d’identifier les modes de production de la smart city, entre intérêts industriels (à travers la promotion qu’en font IBM ou Cisco) et intégration progressive et silencieuse à différentes échelles, en lien avec les formes qui en assurent le gouvernement.
SÉBASTIEN JACQUOT
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Sébastien Jacquot est docteur en géographie, maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre de l’EA EIREST et associé à l’UMR PRODIG. Il mène des recherches sur la régulation des activités informelles, les dynamiques de patrimonialisation, notamment en contexte transnational.
Sebastien.jacquot@univ-paris1.fr
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Références de l’ouvrage : Picon A., 2018, Smart Cities – Théorie et Critique d’un Idéal Auto-Organisateur, Éditions B2, Collection Actualités, 128 p.
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Couverture : carte de Paris vue par Flickr, Gael Chareyron, 2020 (avec l’autorisation de l’auteur).
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Bibliographie
Bernardin S. et Jeannot G., 2019, « La ville intelligente sans les villes ? » – Introduction au dossier : Villes intelligentes et administrations municipales, Réseaux, 6, 218.
Ghorra-Gobin C., 2018, « Smart city : “fiction” et innovation stratégique » – Introduction au numéro, Quaderni, 2, 96.
Henriot C., Douay N., Granier B., Languillon-Aussel R. et Leprêtre N., « Perspectives asiatiques sur les smart cities » – Introduction au numéro spécial, Flux, 4, 114.
Ho E., 2017, « Smart subjects for a Smart Nation? Governing (smart)mentalities in Singapore », Urban Studies, 54 (13), 3101–3118.
Picon A., 1998, La ville territoire des cyborgs, Paris, Les éditions de l’Imprimeur, 113 p.
Visvizi A. et Lytras M., 2019, Smart Cities : Issues and Challenges, Elsevier, 373 p.
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Pour citer cet article : Jacquot S., 2021, « Lu / Smart Cities – Théorie et Critique d’un Idéal Auto-Organisateur, d’Antoine Picon », Urbanités, en ligne.
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- A. Picon est directeur de recherches à l’École des Ponts ParisTech et professeur à la Graduate School of Design de l’Université Harvard, menant des recherches sur les croisements entre techniques et espaces urbains. [↩]