Lu / D’une métropole à l’autre

Emmanuelle Ruiz

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couverture livreD’une métropole à l’autre est un ouvrage collectif de géographes, coordonné par Christophe Imbert avec Matthieu Giroud, Françoise Dureau et Hadrien Dubucs. Il est issu d’une vaste enquête sur les circulations européennes réalisée de 2007 à 2010, et menée notamment par le laboratoire MIGRINTER dans le cadre du projet MEREV (Mobilités entre métropoles européennes et reconfigurations des espaces de vie)1 . Cet ouvrage propose, en partant de l’exemple de Lisbonne, une réflexion globale sur les différentes formes de mobilités spatiales à l’échelle européenne. Il se distingue des autres ouvrages spécialisés par le souci d’imbriquer constamment les enjeux théoriques sur la mobilité, la méthodologie de l’enquête et les apports de terrain.

L’introduction générale présente une réflexion sur la notion de circulation, appréhendée à minima comme « un mouvement répétitif entre deux lieux ». L’ouvrage s’inscrit dans la lignée des recherches récentes sur la mobilité à la croisée des apports de la démographie et de la géographie. Il questionne « l’habiter » des populations circulant à plusieurs échelles, en remettant en cause la confusion trop fréquente entre « habiter » et « résider ». Pour M. Giroud, cette confusion « dissimule et distille implicitement une façon normative d’habiter, qui nécessiterait une demeure, sous-entendu de préférence fixe, stable, unique et solide » écartant ainsi « tous les groupes qui ne respectent pas ces conditions que ce soit par choix ou par contrainte ». Les auteurs replacent ainsi la notion de circulation dans un contexte social, professionnel et familial en s’appuyant sur les parcours biographiques des acteurs de la mobilité.

Divisé en trois parties, l’ouvrage a pour ambition de nous livrer « un cheminement complet, de la réflexion théorique à la production et à l’analyse de l’information ».

La première partie cherche à inscrire la recherche empirique effectuée à Lisbonne à la fois dans les avancées méthodologiques récentes et dans le champ de recherches sur les mobilités. F. Dureau commence par faire l’état de l’art des productions scientifiques des cinquante dernières années sur les trajectoires résidentielles et les pratiques spatiales et revient sur l’épistémologie de ce champ. Elle insiste sur le passage d’une vision technique des déplacements à l’étude plus subjective des dynamiques urbaines à partir des mobilités quotidiennes, et dans laquelle les circulants deviennent objets d’étude. Dans la lignée de Bonvalet et Brun (2002) ou Grafmeyer (2010), les auteurs privilégient une approche biographique des mobilités résidentielles

Dans une seconde partie, M. Giroud présente le contexte de l’étude en rappelant les objectifs du programme MEREV et en justifiant le choix du terrain lisboète. Si les statistiques des performances économiques attribuent à Lisbonne une place modeste et une situation périphérique par rapport aux grandes métropoles de la mégalopole européenne, une approche plus générale (intégrant les dimensions économique, politique et culturelle) et récente (intégrant les évolutions des politiques publiques) réévalue ce classement. En effet, « en tant que capitale économique et politique, métropole culturelle et festive, plate-forme migratoire, destination touristique privilégiée, Lisbonne a su s’imposer comme un pôle déterminant du système des métropoles européennes ». Grâce à ce nouveau positionnement, Lisbonne est à l’origine ou associée à des pratiques de circulation variées et complexes, et devient une sorte de microcosme des mobilités européennes. L’auteur rappelle aussi le contexte de crise économique dans lequel l’enquête a été menée. C. Imbert relate alors « le récit du travail de terrain » qui permet d’abord d’éclairer le vocabulaire de la circulation (circulant, séjour, déplacement…) avant d’exposer le dispositif méthodologique de l’enquête. Le circulant est défini par une pratique de circulation sur douze mois. Le protocole est ainsi précisément défini à travers un calendrier des opérations de collecte, des explications sur les questionnaires et entretiens, le déroulement de l’enquête et les imprévus de terrain. On apprend que, durant six mois, les enquêtes dirigées par une sociologue portugaise, se sont réalisées en quatre phases. Il s’agissait d’abord de sélectionner les « circulants » dans des lieux fréquentés par les enquêtés (aéroports, gares d’autocar, trains) à travers un questionnaire court. Ces derniers devaient résider dans l’une des cinq métropoles concernées par le programme MEREV (Lisbonne mais aussi Paris, Londres, Bruxelles et Berlin) pour être retenus. Cet « échantillon témoin » répondait ensuite à un questionnaire plus long, dont l’objectif était notamment de connaître les pratiques quotidiennes des individus dans les lieux structurant la circulation pour dégager un « système de lieux ». Le but était de se rapprocher d’une biographie la plus exhaustive possible du système résidentiel et des trajectoires des individus depuis leur naissance et en lien avec la biographie de leur entourage. Les enquêteurs cherchaient aussi à connaître les caractéristiques des logements occupés les douze derniers mois par les circulants, à comprendre leurs pratiques des mobilités quotidiennes et la façon dont ils se représentent leur espace de vie. Enfin, « pour mieux explorer les habitudes de voyage et comprendre les dynamiques individuelles de l’espace de vie au présent en la replaçant dans les sphères professionnelles et familiales », la troisième phase propose des entretiens semi-directifs à 28 « circulants terrain ». Ce sont les personnes résidant dans l’une des cinq métropoles et qui ont effectué, dans les douze mois précédents l’enquête, plusieurs séjours dans au moins l’une des quatre autres métropoles. Le lecteur va ainsi suivre Sergio, Rosa ou Maryse dans leurs déplacements, résidences successives et changements professionnels ou familiaux. L’ouvrage revient sur les imprévus de l’enquête et insiste sur la difficulté des sciences sociales de transcrire intégralement un questionnement en informations classées dans une base de données.

Enfin, la dernière partie expose et analyse les résultats de l’enquête lisboète. H. Dubucs et C. Imbert proposent une typologie des mobilités pour aboutir à une caractérisation spatio-temporelle des pratiques de circulation. Sur l’ensemble des enquêtés, cinq groupes sont alors dégagés en fonction de leur circulation (intense, résidentielle, pluri-locale…). L’enquête apporte ensuite des éclairages sur les inégalités sociales dans la circulation. Elle confirme que les pratiques de circulation sont inégalement partagées et que le sexe et la situation socio-professionnelle sont déterminants. Les femmes circulent moins que les hommes et les circulations augmentent en même temps que la hiérarchie socio-professionnelle. Cependant, cette tendance générale n’est pas systématique et la situation professionnelle se combine toujours à des enjeux familiaux et à des aspirations individuelles. F. Dureau et M. Giroud reviennent alors sur l’une des spécificités de l’enquête : l’inscription de la recherche dans une approche biographique. Le chapitre est agrémenté de nombreux extraits d’entretien, nous suivons alors de près Sergio, Miguel, Rosa et les autres « circulants témoins » pour découvrir leurs systèmes de lieux. La double lecture proposée en termes de nombre et de statut des lieux fréquentés met en valeur la diversité des configurations et dynamiques des systèmes de lieux. Les auteurs tentent de les organiser et de les classer à travers une typologie des trajectoires et les expliquent comme étant à la fois un produit biographique et historique. Enfin, les derniers chapitres s’intéressent à la manière dont les lieux sont pratiqués – toujours avec le souci de dégager une typologie : système mono-polarisé avec la quasi-totalité des activités dans la ville identifiée comme le lieu de résidence, ou multi-polarisé – et la façon dont les individus perçoivent et vivent leurs pratiques de circulation. Il s’agit alors de s’interroger sur les circulations sous l’angle de la pénibilité. Les auteurs concluent que la pénibilité dépend d’une combinaison de facteurs et que le lien entre mobilités et ancrage spatial mérite d’être davantage analysé.

En somme, cet ouvrage novateur est le résultat d’un travail précis dans sa méthodologie et rigoureux dans ses analyses. Il croise avec brio la théorie et les apports de terrain : les réflexions sur les notions sont constamment confrontées aux enquêtes. Les auteurs retracent l’élaboration de leur protocole de recherche avec un souci pédagogique. Pour ce faire, ils utilisent une approche à la fois quantitative et qualitative et présentent leurs résultats sous forme de grilles d’analyse exhaustives, de productions graphiques nombreuses et d’extraits d’entretien pertinents. Ils réussissent aussi un pari ambitieux, celui de jongler avec les échelles : Lisbonne est positionnée dans un système de métropoles européennes, et les parcours migratoires sont aussi retracés aux échelles locales (ville, quartier) et même individuelles. Cependant, il aurait pu être profitable de s’extraire d’une étude trop monographique sur Lisbonne pour proposer davantage de comparaisons avec les métropoles du programme MEREV, voire avec une autre ville européenne de même profil (taille moyenne et position relativement périphérique par rapport à la mégalopole européenne). Enfin, comme le soulignent les auteurs avec une distance critique sur leurs travaux, il pourrait être intéressant d’approfondir davantage le rapport de familiarité (« un rapport intime à un lieu constitué par des habitudes et des pratiques usuelles, et qui fait que ce lieu est partie prenante de l’histoire de vie d’un individu ») qu’ont les individus avec les lieux de leur existence. Selon eux et pour conclure, c’est cette entrée qui devrait être privilégiée pour approfondir la relation entre circulation et dynamiques spatiales.

Emmanuelle Ruiz

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Christophe Imbert, Hadrien Dubucs, Françoise Dureau, Matthieu Giroud, 2014, D’une métropole à l’autre. Pratiques urbaines et circulations dans l’espace européen, Armand Colin/Recherches, 496 p.

  1. Le programme MEREV avait pour but de saisir la manière dont les populations qui réalisent des déplacements réguliers et/ou fréquents à partir d’un lieu de résidence principale (Berlin, Bruxelles, Lisbonne, Londres ou Paris) reconfigurent leurs espaces de vie tant du point de vue des pratiques que de leurs représentations. []

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