Lu / Quand la donnée arrive en ville, Antoine Courmont
Adrián P. Gómez Mañas
La collection « Libres Cours Politique », des Presses Universitaires de Grenoble, nous apporte une importante étude sur un sujet fortement d’actualité : l’influence de la donnée dans la gouvernance urbaine.
Antoine Courmont, l’auteur, est chercheur au Centre d’études européennes de Sciences Po et responsable scientifique de la chaire Villes et numérique. Cet ouvrage reprend les recherches qu’il réalisa dans le cadre de sa thèse de doctorat, sous la direction de Dominique Boullier, et qu’il a poursuivies depuis dans le cadre de la chaire qu’il dirige. La thèse ayant été cofinancée par la Métropole de Lyon grâce à un contrat CIFRE, la grande majorité des exemples développés tout au long de l’ouvrage font référence au territoire lyonnais.
Dans cet ouvrage, l’auteur étudie l’émergence de la donnée en tant qu’enjeu de gouvernance pour les pouvoirs publics, en expliquant comment la captation, analyse et gestion de données se trouvent au cœur de la formation de nouveaux modes de gouvernance urbaine. A contrario, selon l’auteur, être attentif aux représentations véhiculées par les données fournit des clefs de compréhension des nouveaux modes de régulation politique.
Le livre a 200 pages et est divisé en sept chapitres, en plus d’une introduction et d’une conclusion. Les chapitres sont à leur tour regroupés en trois grandes parties, chacune avec son introduction et sa conclusion, dans une structure assez classique qui reflète bien l’origine doctorale de ces recherches. Pour la même raison, l’auteur mobilise un grand nombre de références et une bibliographie conséquente.
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La donnée : de l’analyse urbaine à la gouvernance métropolitaine
Antoine Courmont commence par donner le cadre général dans lequel se situe sa recherche. Il présente ainsi les avancées européennes depuis les années 2000, qui ont mené jusqu’à la directive approuvée en novembre 2018, par laquelle l’Union Européenne cherche à inclure la libre circulation de la donnée. Cela se traduit en France par des politiques d’open data et d’ouverture des données au public, ce qui est associé à une image de modernisation de l’État.
Le corps principal de l’ouvrage est divisé en trois grandes parties qui portent des titres très représentatifs des trois grandes étapes des politiques publiques menées par rapport à l’ouverture des données : Attachements, Détachement et Réattachement.
Au sein de la première partie, A. Courmont commence par expliquer ce qu’est la donnée : « le résultat d’une mesure qui est collectée par des dispositifs sociotechniques variés qui ne cessent de se perfectionner » (p. 34). Ensuite, pour expliquer le processus de collecte il prend l’exemple des données de circulation routière de la métropole lyonnaise : pour mesurer la circulation, la communauté urbaine de Lyon possède de nombreux capteurs stratégiquement repartis. Ces mesures deviennent ainsi des données qui permettent une connaissance fine de l’état de la circulation. Mais ceci n’est possible que si les données sont insérées dans des bases de données et sont mises en réseau. L’analyse de ces informations permet de prendre des décisions en conséquence afin de réguler les flux, notamment à travers la gestion des feux.
Cependant, A. Courmont rappelle que la donnée n’est qu’une représentation de la ville, partielle et réductive. Elle a un fort caractère politique dans sa capacité à représenter et à produire une réalité spécifique. L’exemple utilisé pour expliquer cela est le SIG (Système d’Information Géographique). La Métropole de Lyon prend donc ces données, les cartographie au moyen de l’outil SIG et les rend publiques. « À partir des années 1990, les données de référence du SIG participent à la construction du territoire du Grand Lyon en les représentant comme un espace homogène délimité par des frontières. […] En les représentant, elles les font exister et perdurer de manière tangible » (p. 67). La Métropole se représente donc elle-même et, en diffusant cette représentation, elle s’affirme et affirme son pouvoir. Le SIG donc, loin d’être un simple outil de représentation d’un territoire, participe au processus d’institutionnalisation et de territorialisation de la communauté urbaine de Lyon. En lui donnant consistance, elle la rend gouvernable.
Dans la deuxième partie de l’ouvrage, « Détachement », on apprend comment la communauté urbaine de Lyon cherche à faire de la mise en circulation des données recueillies une opportunité pour renouveler les modalités de gouvernement de son territoire. Ceci se ferait, notamment, par la négociation, détachant les données de leur environnement initial pour les transformer en objet d’échange.
C’est au sein de cette partie qu’Antoine Courmont en profite pour introduire l’histoire du mouvement open data en Europe, et notamment l’implication de la métropole lyonnaise dans une démarche qui prend de plus en plus d’ampleur en France depuis les années 2010. C’est ainsi qu’en 2012 la Métropole lance le projet Optimod (Optimiser la mobilité durable), qui vise à encourager le report modal de la voiture vers les transports en commun, et en même temps à favoriser le développement économique à travers la mise à disposition des données de transport. La pluralité d’acteurs et la diversité de sources d’information rendent la prise de décisions très difficile, si bien que la mise en commun et la centralisation de toutes ces données devient un enjeu prioritaire. Ce projet s’inscrit ainsi plus largement dans la démarche « Métropole intelligente » du Grand Lyon. Ici, la logique de smart city pose la question de l’ouverture des données publiques comme une manière de créer de nouveaux services pour les citoyens. Il est alors décidé de mettre en œuvre une plateforme unique rassemblant l’ensemble des données du territoire, répondant ainsi à la « volonté du Grand Lyon de constituer un marché local de la donnée » (p. 88).
Pour mener à bien ce projet ambitieux, la Métropole s’appuie sur la délivrance de licences, de manière à ce que cela leur permette d’établir les conditions de l’échange. Il y a trois types de licences : la « licence ouverte », la « licence engagée » et la « licence associée » (p. 92). La première, la plus simple, se contente de rappeler les obligations légales de l’utilisateur des données et a pour objectif de favoriser le développement économique par la mise à disposition des données pour une réutilisation commerciale. La licence dite « engagée » inclut une authentification de l’utilisateur, qui doit aussi remplir une déclaration de services pour accéder aux données afin d’assurer le respect des politiques publiques de la métropole, permettant à la communauté urbaine de contrôler a posteriori que l’usage des données soit conforme à la déclaration et lui permettant, le cas échéant, de résilier la licence. Enfin, la « licence associée » cherche à éviter l’appropriation des données ouvertes par un acteur unique ou un nombre limité d’acteurs. Pour cela, cette licence inclut une redevance proportionnelle aux parts de marché du service créé à partir des données publiques, ce qui est censé stimuler la concurrence. Chaque licence, logiquement, correspond à un jeu de données différent, jugés plus ou moins stratégiques et donc méritant plus ou moins de contrôle.
Néanmoins, les données, en tant qu’outil de gestion ou instrument d’action politique, sont hétérogènes et véhiculent une représentation partielle de la ville, car elles sont produites pour répondre à un certain usage. Pour les rendre accessibles, un travail de « fabrication » de la donnée est nécessaire. « Il ne suffit pas en effet d’établir une politique d’open data et d’encadrer les données par des licences pour que celles-ci puissent circuler de leur producteur à un réutilisateur. Le détachement nécessite une transformation du bien mis en circulation » (p. 107). Il faut donc identifier les données, intéresser les producteurs et les encourager au partage, ce qui se heurte souvent à des difficultés. Il est également nécessaire de réfléchir à leur fiabilité, leur pertinence, leur sensibilité, les risques potentiels. Il faut ensuite les standardiser, les nettoyer, les mettre au bon format et les documenter.
La diffusion de données fait craindre une modification importante des rapports de pouvoir entre les institutions publiques, les entreprises et globalement l’ensemble des acteurs, comme en témoignent les difficultés rencontrées à Lyon pour la mise en partage des données de transport par les différents acteurs impliqués. Le nettoyage des données est un autre bon exemple des enjeux qu’elles mobilisent : il est important de bien les détacher de leur environnement de production, en les renommant ou en enlevant certains de leurs attributs. Cependant, supprimer ces informations peut réduire considérablement la richesse initiale de la donnée. De fait, l’équilibre entre détachement du producteur et attachement aux réutilisateurs est complexe et problématique. La production et ouverture des données est donc « un véritable investissement technique, financier et humain, suscitant des réticences de la part d’agents de l’administration » (p. 134).
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La donnée : un levier de négociation qui rend compte de la complexité du système d’acteurs
La troisième partie, intitulée « Réattachement », se concentre sur le dernier pas à franchir par l’open data : la réappropriation des données par des acteurs externes, qui les reçoivent, les réinterprètent et les utilisent à des nouvelles fins. Cette dernière étape, parfois un peu laissée de côté, n’est pas moins complexe et n’est potentiellement pas moins conflictuelle que les précédentes. Pour l’illustrer, le principal exemple développé est celui de la confrontation entre le Grand Lyon et l’application de GPS étatsunienne Waze, qui montre bien les recompositions de pouvoir qui se jouent sur l’utilisation ou la non utilisation des données ouvertes.
Cette troisième partie est composée de seulement un chapitre, le chapitre 7, dont le titre rend bien compte des difficultés évoquées : « Une offre de données qui rencontre difficilement sa demande » (p. 143). L’auteur part ici d’un constat : plusieurs années sont passées depuis l’engouement pour l’open data et, pourtant, les réutilisations espérées ne sont pas là. Ceci est décevant en raison du lourd investissement nécessaire pour l’ouverture des données, mais aussi en raison des attentes qui avaient été véhiculées quant aux améliorations de la gouvernance. En effet, on imaginait que le rôle et la capacité de l’acteur public à réguler les flux de données ouvertes permettrait un renforcement de « son pouvoir sémantique de dire ce qui est et, ainsi, de coordonner les acteurs à partir de cette représentation » (p. 144). L’open data devait servir à compenser dans une certaine mesure le pouvoir des acteurs privés, et notamment les acteurs du numérique.
Néanmoins, « la donnée ouverte ne se laisse toutefois pas aisément utiliser au sein d’autres univers organisationnels ou professionnels. La dissociation des liens entre production et usage met en péril la solidarité de la donnée » (p. 157). En effet, les données sont produites pour répondre à des besoins spécifiques, au sein d’un environnement particulier, ce qui fait qu’elles sont difficiles à réutiliser dans un autre cadre que celui de leur production. Il est crucial que les données acquièrent deux propriétés principales : une flexibilité interprétative et une infrastructure partagée, mais ceci est difficile à mettre en place et ce n’est pas toujours le cas. L’auteur signale alors la nécessité de repenser la chaîne de production des données dans son ensemble, en prenant en compte leur potentiel de réutilisation par des acteurs externes.
L’exemple du conflit avec Waze et Google est intéressant et représentatif du problème. Ces deux entreprises (subsidiaires d’Alphabet) ont l’habitude de maîtriser la chaîne de production de leurs données. Un besoin en données publiques très faible, ainsi que leur pouvoir économique et leur nombre d’usagers, font qu’elles bénéficient d’une position dominante dans les négociations, et elles en profitent pour imposer aux collectivités des modalités alternatives d’accès aux données, beaucoup plus favorables pour leurs intérêts. Ainsi, par rapport à Waze, « le Grand Lyon souhaitait profiter de cette proposition de partenariat pour infléchir la position de l’entreprise quant à l’évolution de ses algorithmes pour qu’ils prennent en compte les orientations de sa politique de mobilité » (p. 174), mais l’entreprise a fermement refusé de changer ses algorithmes, donnant lieu à un accord de partenariat avec des conditions bien plus bénéfiques pour l’entreprise.
En conclusion, Antoine Courmont affirme que « l’art de gouverner les données réside dans la capacité à composer entre différentes approches de régulation des flux des données » (p. 182), car la diversité des acteurs, des sources ou des intérêts est trop grande. Il insiste également sur le fait que ces données produisent une représentation spécifique de l’espace urbain qui influence la gouvernance de la ville. Pourtant, les grandes entreprises du numérique semblent plutôt mettre à l’épreuve ce pouvoir sémantique des institutions publiques à instituer la réalité, ouvrant ainsi une interrogation sur le futur de l’influence de la donnée sur la gouvernance urbaine.
Cet ouvrage retrace donc, à l’aide de l’exemple de la Métropole de Lyon, tout le processus d’ouverture des données publiques et les différents enjeux que cela soulève. Il devient ainsi un incontournable de la littérature sur l’open data en France, principalement sur les questions de gouvernance urbaine. Au-delà de la question des données, le livre d’Antoine Courmont reflète également les difficultés que les collectivités locales peuvent rencontrer à l’égard des grandes entreprises multinationales, les négociations inégales et la difficile conciliation entre intérêt commun et intérêts individuels et privés. Ainsi, si la Métropole de Lyon sert de territoire et d’exemple pour étudier l’ouverture des données, les données elles-mêmes sont un objet de réflexion fortement intéressant de la capacité des pouvoirs publics à gouverner dans la complexité du monde actuel.
ADRIÁN P. GÓMEZ MAÑAS
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Adrián P. Gómez Mañas est doctorant en urbanisme et aménagement du territoire à Sorbonne Université (Laboratoire Médiations). Ses recherches portent sur l’influence de la promesse des véhicules autonomes sur les politiques publiques locales aujourd’hui.
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Référence de l’ouvrage : Courmont A., 2021, Quand la donnée arrive en ville. Open Data et gouvernance urbaine, Presses Universitaires de Grenoble.
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Couverture : Lyon (A. P. Gómez Mañas, 2021)
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Pour citer cet article : Gómez Mañas A. P., 2022, « Quand la donnée arrive en ville, Antoine Courmont », Urbanités, Lu, avril 2022, en ligne.
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