Lu / Urbex RDA, L’Allemagne de l’Est racontée par ses lieux abandonnés, Nicolas Offenstadt

Matthieu Gosse

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Urbex RDA est un livre d’Histoire dans lequel Nicolas Offenstadt poursuit son travail entamé dans son ouvrage précédent Le pays disparu : sur les traces de la RDA (Offenstadt, 2018). Si les deux ouvrages posent la question des héritages de la RDA-DDR (République Démocratique d’Allemagne – Deutsche Demokratische Republik) dans l’Allemagne d’aujourd’hui, Urbex RDA se distingue du Pays disparu par plusieurs aspects. Magnifique travail d’édition, il est constitué, après son introduction, de 75 textes brefs accompagnés de photographies prises par l’auteur. Il est, de plus, fondé sur la pratique de l’Urbex, méthode encore peu répandue dans la recherche en sciences sociales1. L’auteur montre ce que l’exploration des lieux abandonnés – très nombreux en Allemagne de l’Est – peut apporter tant à l’écriture de l’histoire de la RDA (1949-1990) qu’à la compréhension du rapport que la société allemande entretient avec ce passé.

Ces quatre décennies d’existence de la RDA sont souvent résumées – en tout cas dans les discours publics – au fonctionnement d’une dictature communiste opprimant sa population et condamnée à échouer. Sans éluder ces enjeux, le travail de Nicolas Offenstadt ambitionne de donner accès à d’autres réalités – celles du quotidien – et montre tout le profit qu’un historien peut tirer de l’arpentage des lieux dont il étudie le passé.

L’Urbex : d’une pratique de loisirs à la production de savoirs

L’auteur consacre l’essentiel de l’introduction à définir et, surtout, à situer sa pratique de l’exploration urbaine – menée à des fins savantes – dans le champ des pratiques de l’Urbex. L’exploration urbaine consiste à visiter des lieux urbains « interdits, abandonnés ou marginalisés, de manière illégale ou du moins non autorisée » (p. 8). Cette pratique a plusieurs fins, qui ne sont pas exclusives entre elles : le plaisir d’explorer ces lieux, la pratique de la photographie mais aussi la possibilité d’organiser des sociabilités alternatives dans ces lieux à l’écart du monde social, de ses rythmes et de ses normes. Quoique les « urbexeurs » s’affranchissent de la légalité, quelques règles font relativement consensus : on ne force pas l’entrée ; on essaie de laisser le lieu dans l’état dans lequel on l’a découvert (ce qui implique de ne rien emporter avec soi) ; on évite de divulguer les localisations et moyens d’accès afin d’éviter une surfréquentation, in fine une destruction du site.

L’auteur s’affranchit de deux de ces normes. D’une part, en utilisant ces lieux comme sources, l’auteur publie nécessairement des photographies et informations qui donnent des indications quant à leur localisation. D’autre part, l’auteur s’autorise à emporter avec lui des documents ou objets à forte valeur documentaire qui seraient, le cas échéant, vraisemblablement perdus ou détruits. De ces quelques entorses découle une pratique qui se démarque très nettement des pratiques d’exploration urbaine les plus courantes telles qu’on les rencontre sur les réseaux sociaux et forums spécialisés. Chacun y publie les récits de ses exploits, accompagnés de photographies destinées à faire forte impression. Les photographies de style « ruin porn »2 sont emblématiques de cette pratique de l’Urbex – semble-t-il majoritaire – centrée sur le plaisir (maximisé par le risque et la transgression) inhérent à la découverte des lieux abandonnés.

Nicolas Offenstadt se situe lui-même à l’opposé de ces pratiques qui produisent un discours à la fois décontextualisé et dépolitisé. Son travail d’historien consiste justement à mettre en contexte les lieux étudiés en croisant les sources (sources textuelles et iconographiques souvent prélevées in situ, sources orales, bibliographie…). Les photographies de l’auteur – dont il revendique lui-même l’absence d’ambition esthétique – sont ainsi prises en fonction de leur intérêt documentaire et publiées de manière à illustrer et enrichir les textes. L’auteur cherche à prolonger les réflexions de ceux qui, dans le contexte est-allemand, ont compris tout le potentiel de l’Urbex pour produire une contre-mémoire, alternative aux discours officiels : il entend donc tisser des liens entre ces discours mémoriels alternatifs et la recherche universitaire. Il construit donc ses notices à partir de ses relevés d’exploration urbaine (250 sites visités en sept ans de pratique) afin d’éclairer des dimensions méconnues de l’histoire de la RDA.

Exhumer un quotidien enfoui, restituer « l’expérience RDA »

Le corps de l’ouvrage est composé de 75 notices rassemblées dans sept sections évoquant chacune une thématique majeure rencontrée par l’auteur : Construire – Bâtir – Circuler (I) ; Produire (II) ; Travailler (III) ; Commercer – consommer (IV) ; le monde de la RDA : Frontières et limites (V) ; Raconter – encadrer (VI) ; Cultures (VII). Chaque section présente ainsi un aspect important du quotidien de celles et ceux qui ont vécu en RDA. Les 75 notices peuvent être consacrées à un lieu exploré par l’auteur (la maison des cheminots de Francfort-sur-l’Oder (p. 47) ; La Maison de l’amitié germano-soviétique (p.157)), à un type de lieu générique (les casernes (p. 152) ; les maisons de la culture (p. 210)), à un type d’objet couramment rencontré (les briquettes de lignite (p. 139) ; les drapeaux et fanions (p. 174)), mais aussi à des discours publics dont les traces sont restées sur les murs ou sur des publications prélevées par l’auteur (la paix (p. 169) ; l’exploration spatiale (p. 170)).

Cet ensemble de textes brefs s’avère très efficace pour aborder une grande variété de sujets dont se détachent quelques grandes tendances.

Ainsi, les nombreux récits de trajectoires de sites industriels permettent de mettre en évidence des régularités. Les sites industriels de RDA, dont la fabrique de wagons de Görlitz (p. 40) est un exemple-type, succèdent souvent à des implantations héritées des révolutions industrielles du XIXe siècle. Durant les décennies de la RDA, ils sont transformés en gigantesques sites industriels étatiques : c’est ce moment-là qui laisse l’essentiel des traces visibles en Urbex. Après la réunification, ils sont privatisés, morcelés et connaissent des fortunes variables : abandon total ou partiel, reconversions parcellaires (commerciales, patrimoniales…) plus ou moins réussies et plus ou moins pérennes.

On retrouve le même type de trame pour les objets de consommation. Produits en masse, ils perdent tout attrait et toute valeur au moment de la réunification puisque les Allemands de l’Est souhaitent désormais consommer comme à l’Ouest. Abandonnés en masse – ce qui explique d’ailleurs que l’auteur rencontre autant d’objets au cours de ses explorations – certains de ces objets sont revalorisés en tant qu’objets « vintage » ou « ostalgiques »3. Le cas des automobiles Trabant (p. 48) ou du Nudossi, le « Nutella de l’Est » (p. 142) sont des exemples de ces trajectoires.

L’usage des sources permis par l’Urbex met en évidence un certain nombre de réalités structurantes : la prégnance de la grande industrie, l’encadrement de la population par le travail (la « brigade de travail » étant une cellule de base de la société (p. 102)), la propagande omniprésente affichée sur les murs et diffusée dans les brochures, la militarisation de la société dans le contexte de la guerre froide. La méthode employée a l’intérêt d’aborder ces thématiques « macros » en partant systématiquement de réalités « micros » beaucoup moins anecdotiques qu’elles n’y paraissent (le Bobsleigh-DDR (p. 232) ; la pêche à la ligne (p. 237) ; les fleurs artificielles de Sebnitz (p. 88)). Les sources produites grâce à l’Urbex permettent à Nicolas Offenstadt de brosser un portrait à la fois riche et nuancé, au plus près du quotidien des hommes et femmes de RDA.

Décloisonner l’espace et le temps de la RDA

Afin de reconstituer « l’expérience-RDA », Nicolas Offenstadt accorde beaucoup d’attention aux visions du monde et aux perceptions du passé qui y avaient cours.

L’auteur étudie ainsi les discours mémoriels qui occupaient l’espace public en s’appuyant sur ce qu’il découvre sur les murs des lieux explorés et dans les publications qu’il prélève. L’on n’est pas surpris de retrouver les figures fondatrices du communisme ou les dirigeants de la RDA (Pieck et Grotewohl (p. 185)). En revanche, la présence de Thomas Müntzer (p. 179), leader de la « guerre des paysans » dans le contexte de la Réforme protestante du XVIe siècle a de quoi surprendre. Il faisait, en effet, figure de premier leader prolétarien allemand avant de disparaître de l’espace public après 1990. De même, la mémoire de nombreux résistants communistes assassinés par les nazis avait sa place en RDA, notamment par les noms de rue, d’institutions, les statues ou images. Toutes ces figures d’individus omniprésents et célébrés – mais désormais délégitimés ou oubliés – montrent que la RDA avait un discours mémoriel qui lui était propre et qui occupait l’espace public.

Nicolas Offenstadt travaille également à décloisonner l’espace de la RDA. Alors que la RDA passe pour avoir été une société aux frontières fermées, l’auteur rend très souvent compte des indices attestant de migrations, de produits d’importation inattendus, de discours internationalistes : autant de réalités contre-intuitives permettant de comprendre comment le pouvoir et la société de RDA se situaient à l’échelle du monde. Les boîtes de crevettes de Hanoï (p. 145) sont, par exemple, l’occasion de rappeler que 100 000 Vietnamiens ont immigré en RDA : leurs descendants sont nombreux dans l’Est de l’Allemagne. De même, de nombreux travailleurs nord-coréens (p. 220) et leurs descendants, parfois issus d’unions mixtes, doivent également leur présence dans l’Allemagne d’aujourd’hui aux relations unissant la RDA à ses « pays frères ». Au-delà des soldats russes ou des ouvriers polonais, l’on est surpris des circulations liant l’Allemagne de l’Est à des pays aussi divers que le Nicaragua, Cuba, l’Éthiopie ou l’Algérie (p. 160). Cet ensemble de pays, le « monde de la RDA » formait un ensemble qui faisait sens dans l’esprit des Allemands et Allemandes de l’Est.

Effets de sources

Si les sources produites au cours des explorations urbaines permettent des réflexions très stimulantes, elles ne sont pas dénuées d’effets de prisme.

Un premier effet de source est lié à la nature des lieux urbexés. On retrouve ainsi de très nombreux sites industriels ou, plus généralement, des institutions diverses qui accueillaient du public (sièges d’institutions politiques ou syndicales, lieux culturels, commerces). L’Urbex permet ainsi d’appréhender de nombreux aspects de la vie sociale qui avait cours en RDA, notamment l’encadrement du travail par une multitude d’institutions et d’organisations qui structuraient la vie des individus. En revanche, d’autres types de lieux – singulièrement les logements – sont beaucoup moins explorables, soit parce qu’ils n’ont pas été abandonnés, soit parce que ceux qui les ont abandonnés ont emporté leurs biens avec eux. Bien qu’il soit possible d’explorer les barres d’immeubles de Halle-Neustadt (p. 36), on en apprend très peu sur l’espace domestique, et, par extension, sur les relations intrafamiliales (rapports entre générations, sexualité…). De même, il n’y a pas ou peu de mention des écoles et des universités. On suppose que ces établissements n’ont jamais cessé de fonctionner et que leur aspect a été transformé dans les années 1990.

La question de l’échelle d’observation constitue un autre effet de source intéressant. De par sa nature, l’Urbex a tendance à inscrire ses analyses à l’échelle des sites explorés et non pas à l’échelle des villes. Nicolas Offenstadt mentionne en introduction le fait que ces lieux abandonnés étaient souvent des centres de gravité fréquentés quotidiennement par des centaines voire des milliers d’individus. Les années ayant suivi la réunification ont très certainement vu des changements de polarités à l’échelle des agglomérations urbaines : des lieux centraux sont devenus des marges, d’autres centralités ont probablement émergé. On aimerait avoir une vision d’ensemble, à l’échelle des villes, du nombre et de l’emprise de ces friches et bâtiments abandonnés ainsi que des nouvelles centralités qui ont remplacé les anciennes.

La richesse des sources produites par Nicolas Offenstadt est liée à une combinaison de facteurs. La réunification a suscité une brutale désindustrialisation suivie d’un fort déclin démographique (Francfort-sur-l’Öder et Halle ont respectivement perdu 35 et 70 % de leurs habitants depuis 1990). Les lieux abandonnés ont pu rester en l’état parce que ce passé est non seulement proche (trois décennies) mais surtout délégitimé et dévalorisé. Les éléments de culture matérielle rencontrés par l’auteur sont à peu près dénués de valeur marchande. Tout cela explique pourquoi certains lieux, à la manière de capsules temporelles, paraissent avoir été laissés en l’état. La description du bureau d’un technicien de la « République des pionniers Wilhelm Pieck » (p. 224) où tout a été laissé en plan, y compris la veste de celui qui l’occupait, restée pendue à son porte-manteau, est un exemple saisissant.

Une telle conjonction de facteurs laisse penser qu’il existe peu de terrains dans le monde plus propices à la pratique systématique de l’Urbex dans une optique de sciences sociales. On sort néanmoins convaincu que ce travail de recherche, au-delà de tout ce qu’il apporte à la compréhension de l’Histoire de la RDA et de l’Allemagne contemporaine, peut nourrir les réflexions de chercheurs travaillant sur des terrains moins propices et incite, en tout cas, à arpenter les lieux étudiés et à poser la question des traces du passé et de la relation des sociétés à ces héritages. Enfin, on ne peut que souhaiter la publication d’autres ouvrages confrontant enjeux urbains et mémoriels tout à la fois rigoureux, stimulants, et accessibles au plus grand nombre.

MATTHIEU GOSSE

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Matthieu Gosse est agrégé de Géographie et doctorant contractuel en Histoire contemporaine à l’Université Paris Gustave Eiffel. Ses recherches portent sur l’histoire urbaine de deux villes de l’Est de l’Empire ottoman au XIXe siècle.

matthieu.gosse@univ-eiffel.fr

Nicolas Offenstadt est Maître de Conférences en Histoire médiévale à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne. Il a consacré ces dernières années aux questions de mémoires, notamment de la Première Guerre mondiale avant de s’intéresser à l’Histoire et aux mémoires de la RDA.

Référence de l’ouvrage : Offenstadt, N., 2019, Urbex RDA : L’Allemagne de l’Est racontée par ses lieux abandonnés, Paris, Albin Michel, 255 pages.

Photographie de couverture : L’entrée du DDR Museum à Berlin-Mitte (Wikimedia commons, 2012).

Bibliographie

Le Gallou A., « Explorer les lieux abandonnés à Détroit et à Berlin : tourisme de l’abandon et trajectoires patrimoniales », Géoconfluences, juin 2021, en ligne.

Offenstadt N., 2018, Le pays disparu : sur les traces de la RDA, Paris, Stock, 415 pages.

Paddeu F., 2013, « Portfolio / Detroit / In the D », Urbanités, Dossier Amérique du Nord, en ligne

Pour citer cet article : Gosse M., 2021, « Urbex RDA, L’Allemagne de l’Est racontée par ses lieux abandonnés, Nicolas Offenstadt », Urbanités, Lu, août 2021, en ligne.

  1. La question des possibilités offertes par l’Urbex pour la recherche en sciences sociales a été l’objet d’une journée d’études (lien vers les retranscriptions des interventions ici) organisée par Nicolas Offenstadt, en octobre 2018. []
  2. Sur les liens entre Urbex et « ruin porn », voir l’article d’Aude le Gallou à propos du « tourisme de l’abandon » à Détroit et Berlin publié dans Géoconfluences (Le Gallou, 2021). Voir également le portfolio de Flaminia Paddeu dans Urbanités (2013). []
  3. Mot-valise formé de « Ost » (Est) et « nostalgie » désignant la nostalgie du passé RDA, nostalgie qui s’incarne singulièrement dans les objets de consommation. []

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