#17 / Urbex 404 – Interroger la valeur des espaces abandonnés par l’exploration urbaine

Aude Le Gallou et Robin Lesné

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Urbex – Patrimoine mondial (MonsieurKurtis), Urbex – Le monde oublié (Boncina et al., 2021) ou encore Green Urbex (Veillon, 2021) : en 2021 paraissent plusieurs livres de photographies mettant à l’honneur la pratique de l’exploration urbaine (ou urbex) et l’esthétique des lieux abandonnés qu’elle investit. Destinés au grand public, ces ouvrages témoignent de la visibilité croissante de cette activité et de l’évolution des regards portés sur les espaces habituellement dépréciés où elle se déploie. Ceux-ci se caractérisent par un délaissement consécutif à la perte de leur fonction originelle, souvent accompagné d’une dégradation matérielle et d’un affaiblissement de leurs appropriations collectives. Si les évolutions du régime capitaliste sont un facteur majeur de ce processus, l’abandon peut également être lié à des mutations politiques, sociales ou culturelles. À la diversité des causes de l’abandon répond celle des types d’espaces concernés (industriels, militaires, religieux ou encore résidentiels). Malgré cette variété, les lieux abandonnés ont en commun d’être souvent associés à des caractéristiques négatives, notamment aux yeux des acteurs institutionnels. Pourtant, depuis une quinzaine d’années, ils connaissent une valorisation par le ruin porn (Lyons, 2018), genre photographique dédié à l’esthétique des ruines contemporaines, et par la pratique de l’urbex, qui consiste en l’exploration souvent illégale de lieux abandonnés.

À partir de ce constat, cet article propose d’analyser la revalorisation de ces lieux par l’urbex à travers la notion « d’erreur urbaine ». Cette revalorisation permet d’une part de réfléchir à la catégorisation d’un espace en tant « qu’erreur », d’interroger ses fondements et de montrer son caractère situé et relatif. La question de la norme, entendue comme horizon d’attente dominant au sein d’une société, est alors centrale ; notre analyse s’inspire ici de la sociologie de la déviance pour en proposer une lecture spatiale. La revalorisation des lieux abandonnés incite d’autre part à étudier la manière dont leurs réappropriations s’articulent avec cette catégorisation dépréciative. Si l’erreur relève d’un écart à la norme, les formes d’appropriation de l’espace qu’elle favorise peuvent reposer sur l’exploitation subversive de cet écart ou, au contraire, correspondre à une remise aux normes. Il s’agit in fine d’explorer la manière dont l’erreur urbaine peut être appropriée, qu’elle soit exploitée ou corrigée, et de comprendre le rôle que cela peut jouer dans la production de l’espace urbain. Précisons ici que la géographie urbaine emploie plus volontiers les termes de friches, d’espaces délaissés ou encore vacants pour désigner ce que nous qualifions de lieux abandonnés. Tous ces termes renvoient à des espaces marqués par un désinvestissement qui peut prendre des formes et des degrés divers : absence d’usage manifeste, signes de délabrement, incertitude sur le statut de propriété du lieu… Nous faisons le choix de privilégier un vocabulaire vernaculaire et de retenir l’expression « lieux abandonnés », plus mobilisée dans le cadre des pratiques récréatives et touristiques étudiées dans cet article.

Après avoir précisé ce qui fonde l’appréhension des lieux abandonnés comme des erreurs urbaines, l’article invite à relativiser la portée de cette catégorisation ; l’urbex montre en effet que l’erreur est aussi matrice d’appropriations alternatives de l’espace qui confèrent aux lieux une nouvelle valeur d’usage. Se pose alors la question de l’exploitation de cette valeur de l’erreur par différents acteurs. Nous montrons d’abord qu’elle peut faire l’objet d’une valorisation touristique par le secteur privé, puis esquissons des pistes pour une intégration de l’erreur aux stratégies institutionnelles d’aménagement urbain. Notre réflexion s’appuie sur les résultats de deux enquêtes doctorales récentes. La première (Le Gallou, 2021) analyse les rapports entre l’urbex et le développement d’un tourisme de l’abandon à partir des cas de Détroit (États-Unis) et de Berlin (Allemagne). Ce travail a été réalisé au cours de plusieurs séjours sur le terrain d’une durée cumulée de neuf mois entre 2017 et 2019. La seconde (Lesné, 2021a), conduite entre 2019 et 2020, porte sur l’idée de ville récréative, et étudie des pratiques de loisir transgressives, dont l’urbex, dans le bassin franco-belge. Ces deux thèses reposent sur des méthodologies qualitatives proches associant, à elles deux, l’observation participante de plus d’une cinquantaine de visites guidées ou sorties d’urbex dans des lieux abandonnés, la passation de plus d’une centaine de questionnaires auprès de participants à ces explorations et la conduite d’environ 80 entretiens semi-directifs avec différents acteurs. Dans les deux cas, nous avons parcouru des sites très diversifiés par leur superficie, leur ancienneté, leur degré de délabrement et leur ancienne fonction, notamment industrielle, militaire, commerciale ou résidentielle.

L’erreur urbaine comme inadéquation aux normes

Aux yeux des acteurs de la fabrique de la ville, les lieux abandonnés sont des espaces dépréciés et associés à des nuisances pratiques et symboliques. Ils sont alors traités comme des erreurs urbaines ; en atteste leur fréquente désignation, par les acteurs médiatiques et institutionnels, par le terme « verrue » (Teisceira-Lessard, mai 2021). La catégorisation en tant qu’erreur sanctionne alors un décalage entre un idéal d’organisation et d’utilisation optimales de l’espace urbain et la réalité de la friche ; l’erreur désigne pour ces acteurs un dysfonctionnement pathologique. En tant que géographes travaillant sur les friches urbaines, ce constat nous intéresse à un double titre : il permet de réfléchir à la fois aux modalités et implications de la production d’une catégorie spatiale (l’erreur urbaine) et aux spécificités des réappropriations discursives et matérielles dont ces espaces font l’objet.

Cela implique d’abord de déterminer ce qui constitue l’erreur. Qualifier les lieux abandonnés « d’erreurs urbaines » soulève deux interrogations : en quoi l’abandon serait-il le révélateur d’une forme d’erreur ? et, alors, comment définir ce type d’erreur ? La prise en compte de la temporalité des espaces considérés paraît ici essentielle. Les sites que nous avons explorés ont tous connu leur apogée : Détroit et le bassin houiller franco-belge furent des espaces industriels particulièrement dynamiques, tandis que certains sites de la région berlinoise étaient d’importants lieux de stationnement militaire dans l’Allemagne divisée. Pendant un temps plus ou moins long et à des degrés divers, tous ces lieux ont été adaptés à leur contexte et aux fonctions pour lesquelles ils ont été conçus. L’erreur renvoie donc à un processus autant qu’à un état : un lieu abandonné n’est souvent pas une erreur dans l’absolu mais le devient en raison d’une progressive inadéquation entre ses caractéristiques et un contexte qui évolue. La Packard Plant (voir fig. 1) fut par exemple un haut-lieu de la production automobile états-unienne avant d’être progressivement désaffectée à mesure que cette industrie désertait Détroit. L’abandon est alors le révélateur d’une obsolescence, obsolescence qu’il donne à voir dans la matérialité de l’espace, mais qu’il peut paradoxalement rendre inintelligible. Les réflexions sur le ruin porn soulignent ainsi la décontextualisation favorisée par le primat de la dimension esthétique sur les enjeux sociaux, politiques, économiques et raciaux que manifeste l’abandon (Leary, 2011 ; Apel, 2015). Cette mécompréhension de la genèse de l’abandon peut d’ailleurs alimenter la perception des lieux concernés comme des erreurs urbaines.

1. La Packard Plant, ancien fleuron de l’industrie automobile de Détroit, désormais ruine emblématique de la ville (Le Gallou, 2017)

La catégorisation en tant qu’erreur urbaine repose également sur la perception d’une inadéquation entre le lieu considéré et les normes esthétiques et fonctionnelles qui régissent l’espace urbain. Cette catégorisation est, selon nous, ancrée dans une logique de dissonance représentationnelle (Lesné, 2021a) inspirée de la labeling theory de Becker (1963). Comme les comportements des individus, ces espaces seraient l’objet d’attentes de la société quant à ce qui y est légitime et approprié, c’est-à-dire de normes et de représentations sociales. Ils ne sont donc pas des erreurs urbaines en eux-mêmes mais au regard des représentations, des valeurs et des usages potentiels que les individus et groupes sociaux y projettent. Or, du fait de sa diversité, une société héberge plusieurs ensembles normatifs en coexistence, donc en concurrence (Lussault, 2009). Les groupes qui instituent la norme dominante qualifient alors de « déviants » les individus qui ne s’y conforment pas. Nous proposons d’envisager l’erreur comme le pendant spatial de cet « étiquetage social » (Becker, 1963). En effet, selon Edensor, « ruins are difficult to bring into dominant systems of representation »1 (2005 : 95). Les friches urbaines sont en effet associées à des représentations collectives négatives, par exemple en ce que « ces marges sont un terreau fertile des représentations de la dangerosité de proximité » (Bachimon, 2014 : 44). Par conséquent, la catégorisation en tant qu’erreur urbaine semble avant tout reposer sur le constat d’une inadéquation par rapport à la norme. Si notre lecture emprunte ici à la sociologie de la déviance, la transposition à des entités spatiales d’une notion forgée pour des entités sociales a des limites. La déviance suppose une agentivité dont l’espace semble dénué. Dans le cadre d’une lecture spatiale, nous parlons donc d’inadéquation à la norme plutôt que de déviance (l’inadéquation d’un espace peut néanmoins reposer sur le caractère supposément déviant des groupes qui les investissent et des pratiques qu’ils y déploient).

L’enjeu réside alors dans l’identification de la nature de cette inadéquation, donc des types de normes mis à distance. Ces sites et certaines de leurs appropriations échappent d’abord à l’impératif de rentabilité économique qui guide la production capitaliste de l’espace urbain. Ils sont ainsi perçus comme des espaces-déchets, par ailleurs produits par la mobilité des capitaux qui y avaient été investis (Edensor, 2005). À cette marginalisation économique se superpose leur association à des comportements déviants dans l’imaginaire collectif, d’où leur dépréciation. Les acteurs institutionnels soulèvent la question de leur insécurité : non surveillés et mal entretenus, ces lieux ne correspondent pas aux attentes d’une société qui cherche à se préserver du risque. Pour les habitants, l’argument esthétique et sensible revient régulièrement : ces bâtiments peuvent « faire tache » et dégrader l’image de leur environnement. Enfin, dans une société valorisant le progrès et l’innovation, les traces d’un passé révolu, parfois peu glorieux ou dont le deuil peut être difficile, sont autant de cicatrices qu’il est difficile de voir exposées dans les espaces du quotidien. In fine, l’erreur urbaine apparaît comme un processus d’inadéquation progressive entre un lieu et son contexte, produisant un écart à la norme dominante. Le développement d’usages alternatifs mobilisant d’autres grilles de lecture, à l’image de l’urbex, montre cependant que la catégorisation comme erreur relève d’un cadre socio-normatif relatif pouvant être remis en question.

 

Le prisme de l’urbex pour (re)définir l’erreur

Supports d’un imaginaire collectif répulsif pour certain·e·s (Edensor, 2005), les friches sont pour d’autres des espaces attractifs. Cela peut se traduire par une valorisation dans le domaine des représentations – le ruin porn manifeste un attrait esthétique –, mais aussi dans celui des pratiques : création artistique (graffiti, photographie, vidéographie), organisation d’événements festifs tels que la guinguette éphémère de Fives Cail (Lille), squat, etc. Parmi ces usages, l’urbex permet des expériences des espaces abandonnés plurielles dans leurs motivations (logiques d’aventure, de visite, de création ou de performance) et dans leurs natures (flânerie, valorisation sensible ou au contraire intellectuelle, et engagement social, moral et/ou corporel), à l’image de témoignage d’une exploratrice française qui déclare aimer « l’adrénaline que cela procure, braver l’interdit » (Lesné, 2021a : 232). L’urbex manifeste ainsi la relativité de la catégorisation d’erreur qui repose sur des normes et des représentations situées. Il est dès lors intéressant d’explorer les implications de ce détournement des conceptions dominantes des lieux abandonnés pour montrer que ce qui est envisagé comme erreur urbaine ouvre la voie à des formes d’appropriation alternatives.

L’urbex est en effet une pratique spatiale sensible aux caractéristiques qui justifient habituellement la dépréciation des lieux : désappropriation, dégradation matérielle, absence d’exploitation économique ou encore conservation de traces de passés peu ou plus valorisés. L’exploration manifeste en cela une inflexion significative des représentations négatives associées aux lieux abandonnés. Dans le contexte d’une popularisation de l’urbex, ces contraintes matérielles et symboliques deviennent alors des ressources sur lesquelles s’appuie une triple revalorisation de ces espaces (Le Gallou, 2021). Premièrement, la diffusion d’un corpus photographique consacré aux ruines contemporaines les dote d’une valeur esthétique qui repose sur la puissance visuelle du délabrement. Deuxièmement, la popularisation de l’urbex confère aux lieux une valeur expérientielle : leur exploration est perçue comme une expérience sensible, émotionnelle et esthétique signifiante. Troisièmement, de cette valeur expérientielle découle une valeur sociale : l’association d’un imaginaire de front pionnier aux lieux abandonnés fait de leur exploration un vecteur de distinction. Cette dimension distinctive s’ancre dans le sentiment d’un accès privilégié à des espaces peu investis par le grand public et à une expérience de l’espace originale. À ces trois éléments s’ajoute une valeur historique et mémorielle – une exploratrice belge témoigne que « c’est comme si tu ressentais la nostalgie des heures passées là-bas, sans jamais y avoir vécu… » (Lesné, 2021a : 232) –, l’urbex permettant la valorisation de mémoires marginalisées et la production de discours contre-hégémoniques (Garrett, 2015 ; Offenstadt, 2018, 2019).

L’erreur urbaine apparaît donc comme un cadre privilégié d’appropriations alternatives de l’espace. Elles sont « alternatives » en ce qu’elles se déploient hors de la sphère de légitimation et de reconnaissance (Vivant, 2009) que définissent les acteurs institutionnels et le cadre normatif dominant, lequel détermine une approche dépréciative des espaces considérés. L’urbex incarne alors une pratique de l’espace émancipée des normes qui dominent l’expérience de la ville néolibérale (Garrett, 2014) : l’exploration illégale représente une subversion de l’ordre social et de son contrôle par le pouvoir public, du régime légal de la propriété privée et de la sécurisation de l’espace urbain. Par ailleurs, la valorisation du délabrement s’oppose aux normes esthétiques dominantes. L’urbex peut donc être envisagée comme une affirmation de fait d’un droit à la ville (Lefebvre, 1968) en ce qu’elle manifeste une revendication à pratiquer activement la ville pour la coproduire au lieu de l’appréhender comme un spectacle à consommer (Garrett, 2014). Elle s’inscrit en cela dans une forme de résistance à la société du spectacle (Debord, 1967). Cette exploitation de caractéristiques dépréciées par des formes d’appropriation spatiale alternatives peut être envisagée comme un premier niveau de « correction » de l’erreur qui consiste en une réévaluation des attributs des lieux : de contraintes, ils deviennent des ressources.


De l’urbex au tourisme de l’abandon : corriger l’erreur en la transformant en attraction touristique ?

Cette réévaluation participe par ailleurs de la transformation de l’abandon urbain en potentielle attraction touristique. Dans certains contextes se développent alors des déclinaisons touristiques structurées et commerciales de l’urbex. Celles-ci peuvent prendre des formes très différentes, tant sur le plan de l’organisation que sur celui de l’insertion dans les jeux d’acteurs locaux. À Détroit, l’entreprise Motor City Photography Workshops proposait de 2011 à 2019 des « Explore Detroit Tours » consistant en l’exploration de trois ou quatre lieux abandonnés choisis par le guide en fonction de l’évolution des sites et des conditions d’accessibilité (voir fig. 2). Les safaris urbains de Charleroi Adventure reposent sur un fonctionnement similaire avec des excursions piétonnes en groupe conduites par un guide à travers les friches industrielles de Charleroi. Ces deux exemples correspondent à une exploitation temporaire de situations d’abandon favorisées par la crise urbaine. Tirant parti d’une faible mobilisation des acteurs, notamment des propriétaires des lieux, cette forme de tourisme de l’abandon est marginalisée par les acteurs institutionnels et n’a pas de réelle influence sur le devenir des lieux. Bien qu’ayant pignon sur rue, ces visites sont illégales du fait de l’intrusion sur des propriétés privées sans accord des gestionnaires. Dans le contexte français, cette particularité de l’urbex a d’ailleurs conduit le député Daniel Labaronne à interroger les ministères de la culture et de la justice à ce sujet en 2020. Dans la région berlinoise en revanche, l’entreprise go2know fondée en 2010 opère dans différents lieux avec l’accord de leurs propriétaires. Chaque visite, de durée variable, est consacrée à un seul lieu. Il s’agit là d’un tourisme de l’abandon formel et intégré dans les jeux d’acteurs qui président à l’évolution des lieux. Plus pérenne, il est davantage associé aux dynamiques de réappropriation des sites concernés et souvent articulé à des formes de patrimonialisation formelles.

2. Les participant·e·s aux « Explore Detroit Tours » dans différents lieux explorés (Le Gallou, 2017 et 2018)

Au-delà de la diversité de ses formes, le tourisme de l’abandon manifeste une convergence entre la valorisation par l’urbex d’espaces abandonnés et les orientations contemporaines du tourisme urbain. Ce dernier investit de plus en plus des espaces ordinaires, voire répulsifs, désormais conçus comme des fronts pionniers touristiques (Maitland et Newman, 2004 ; Gravari-Barbas et Delaplace, 2015). Bien qu’inspiré de l’urbex, le tourisme de l’abandon repose sur une normalisation de la pratique à plusieurs égards : intermédiation (plusieurs aspects de l’exploration sont délégués à un prestataire extérieur), sécurisation, voire légalisation, et introduction d’une dimension marchande. Le caractère transgressif de l’urbex est dès lors affaibli, quand il ne disparaît pas complètement. Il est possible d’analyser cette évolution comme un second niveau de correction de l’erreur urbaine qui ne consisterait plus en un développement d’appropriations alternatives de l’espace en dépit de leur déviance à la norme, mais bien en une remise aux normes de ces lieux et des manières de les pratiquer. La conquête progressive des lieux abandonnés par un tourisme structuré et commercial, parfois légal et intégré aux politiques touristiques locales, incarne la capacité du capitalisme contemporain à recycler les espaces-déchets qu’il produit et à en faire des espaces à nouveau productifs.

Cela soulève cependant un paradoxe : au départ, la valeur touristique attribuée à l’abandon repose sur ce qui fait des lieux abandonnés des erreurs urbaines, or la reconnaissance touristique remet en question cette caractérisation des lieux. Dès que ces espaces sont reconnus comme attractions, l’erreur n’est plus réellement erreur dans la mesure où se résorbe le décalage entre les caractéristiques du site et le contexte dans lequel il s’insère. Initialement marquée par sa désaffectation, la friche acquiert ainsi une nouvelle fonction. En ce sens, le statut d’erreur urbaine correspondrait à l’une des phases de la trajectoire des lieux abandonnés (Ambrosino et Andres, 2008). Ces constats peuvent s’apprécier de diverses manières. La fécondité de l’erreur urbaine comme matrice d’appropriations alternatives de l’espace peut être envisagée comme indissociable du caractère marginal des lieux abandonnés, ce qui exclut leur intégration à la fabrique institutionnelle de la ville (Le Gallou, 2021). À l’inverse, la stimulation de créativité propre à l’erreur urbaine, dans ses sites comme dans les usages alternatifs qu’ils hébergent, peut être considérée comme une ressource territoriale que les acteurs institutionnels peuvent saisir (Lesné, 2021a).


Espaces abandonnés et pratiques de loisir, de l’erreur urbaine à la ressource territoriale

En effet, une autre vision de l’erreur permet de dépasser son approche par la déviance afin de la rapprocher du concept d’edgework (Lyng, 1990), littéralement un « ajustement liminal ». Celui-ci insiste sur le rôle constructif de la transgression comme révélateur d’une évolution sociale. La catégorie d’erreur urbaine peut donc constituer une ressource territoriale mobilisable par les pouvoirs publics. Certains acteurs institutionnels voient ainsi dans ces sites abandonnés des terrains d’expérimentation, permettant aux personnes qui se les approprient de naviguer entre la norme sociale et sa transgression : « Un individu a besoin de se construire dans l’erreur, dans la transgression. Ça lui permet de s’évaluer par rapport à la société, par rapport à un système, par rapport à un groupe et de repousser, un petit peu, ses limites » (Entretien avec un acteur du secteur de la sécurité à Roubaix, décembre 2019). En aménagement urbain également, ce qui est qualifié « d’erreur » peut avoir des vertus. L’usage récréatif des espaces abandonnés semble montrer que l’erreur urbaine peut être un laboratoire de créativité (Ambrosino et Andres, 2008 ; Corneloup, 2016) dont pouvoirs publics et citoyen·ne·s (Stevens, 2007), peuvent se saisir.

Dans cette perspective, les projets d’aménagement de ces lieux pourraient exploiter l’erreur et non l’éliminer ou la corriger. Son exploitation peut être considérée comme la rencontre entre des problématiques avérées (délabrement matériel, insécurité, etc.), des ambitions institutionnelles (récupération de foncier, valorisation patrimoniale, etc.) et des besoins propres aux populations (lien avec un passé local, accès à des lieux de récréation, etc.). L’exemple d’une ancienne cimenterie belge permet d’illustrer cette perspective (voir fig. 3). Ce site présente deux usages par la population locale : l’ancienne carrière d’extraction est devenue un bassin exploité par un club de plongée, dont l’activité serait menacée en cas d’évolution du lieu ; et le voisinage y stocke du matériel personnel volumineux (matériaux de chantier, véhicules, etc.). Par ailleurs, plusieurs formes d’utilisation plus ou moins officielles dessinent de potentielles valorisations de cette cimenterie. Une école d’architecture de la région loue le site une fois par an pour y organiser ses festivités de fin d’année. Il est également l’objet de locations occasionnelles pour de grands événements festifs. De manière plus officieuse, il s’agit d’un spot de graffiti qui peut être considéré comme une galerie d’art à ciel ouvert. À ces usages s’ajoutent des visites d’urbex. Celles-ci sont principalement motivées par la présence de traces d’une activité industrielle révolue dans la région, par l’originalité architecturale des infrastructures ainsi que par la taille et la variété du site. Tous ces usages de la cimenterie cohabitent actuellement, bien que leur rencontre soit parfois conflictuelle – le voisinage craint le vandalisme et le vol par les autres usager·e·s. S’ils révèlent des pistes d’exploitation du lieu par les pouvoirs publics, ils illustrent également la difficulté d’intervenir sur un espace qui connaît déjà plusieurs formes d’appropriation plus ou moins spontanées passant sous le radar institutionnel.

3. Une cimenterie abandonnée, attraction d’un village du Hainaut (Belgique) sur laquelle capitaliser ? (Lesné, 2019)

Par extension, l’erreur urbaine peut également avoir un rôle dans la fabrique urbaine, à savoir être source de jeu dans son mécanisme (Lottigier-Brossard, 2015 ; Riffaud, 2021) – au sens de l’espace entre deux pièces assemblées imparfaitement – et constituer un interstice pour des formes de créativité spontanée. L’enjeu de la « saisie » des erreurs urbaines se situe donc également au niveau de leur acceptation et intégration dans la fabrique de la ville par les pouvoirs publics. Dans le secteur du marketing territorial, la tendance est actuellement à la mobilisation de ces friches (Ambrosino et Andres, 2008 ; Gravari-Barbas, 2009), à travers leur appropriation par des activités culturelles structurées et normalisées, comme des outils de promotion de l’image d’un territoire et de son attractivité. En témoigne l’usage des espaces abandonnés en sites de loisir et de tourisme à Roubaix, notamment autour du graffiti ou du parkour (Lesné, 2021b), ou à Charleroi où un couple de passionné·e·s a mis en place un chemin de randonnée, la Boucle noire (voir fig.  4), à travers ses zones industrielles répulsives (voir fig. 5).

4. Carte de la Boucle noire de Charleroi (Source : cheminsdesterrils.be)

5. Explorations au cœur de quelques friches industrielles carolorégiennes (Lesné, 2019)

Dans le cas de Charleroi, l’offre de visite de ses « bas-fonds » existait en amont avec les safaris urbains mentionnés plus haut, profitant de l’image de Charleroi de ville la plus laide du monde (GEO, 2015). Pourtant, leur créateur Nicolas Buissart se dit mis à l’écart par le pouvoir public alors que la stratégie institutionnelle a désormais évolué en faveur d’une valorisation patrimoniale et récréative « des zones dont on était gêné dans le passé » (Entretien avec N. Buissart, avril 2020). Une concurrence se développe donc entre cet acteur pionnier de la mise en tourisme des friches industrielles carolorégiennes et la municipalité qui se saisit du sujet. Si cette dernière tend désormais à normaliser les pratiques de loisir des friches locales, N. Buissart n’adhère pas à cette logique et valorise plutôt les usages alternatifs de ces espaces abandonnés, ce qui contribue selon lui à sa marginalisation. Finalement, l’erreur urbaine constitue une ressource territoriale avérée, que ce soit pour les caractéristiques des sites comme pour leurs appropriations alternatives. Cependant, son exploitation par les acteurs institutionnels peut entrer en concurrence avec les usages spontanés qui s’y développent ; aussi semble-t-elle insaisissable dans la mesure où « lorsque le off se rapproche du in, un off du off émerge, assurant un renouvellement des propositions artistiques et des alternatives » (Vivant, 2009 : 23).

Conclusion : l’erreur urbaine, un outil de créativité insaisissable ?

Après avoir montré que la catégorisation des lieux abandonnés en tant qu’erreurs urbaines se fonde sur leur décalage vis-à-vis des normes dominantes tant sur le plan esthétique que fonctionnel, nous avons expliqué en quoi les formes alternatives d’appropriation de ces sites, notamment l’urbex, participent d’une évolution des représentations sociales et de la réévaluation de l’erreur comme ressource. Cette réévaluation ouvre la voie à des exploitations variées et portées par différents acteurs. Nous avons ici exploré deux pistes. La première analyse le développement d’un tourisme de l’abandon inspiré de l’urbex comme une forme de correction de l’erreur qui correspondrait à sa remise aux normes par des acteurs privés, du fait notamment de son exploitation commerciale. Elle défend l’idée que cette modalité d’intégration de l’erreur urbaine à la production de l’espace urbain altèrerait sa capacité à susciter des formes d’appropriation spatiale subversives. La seconde propose une exploitation de l’erreur par les acteurs institutionnels comme ressource territoriale. Elle met en avant le potentiel que présente la considération de l’erreur urbaine en matière d’aménagement, tout en soulignant les tensions que cette intervention peut générer.

Dans les deux cas, l’intervention des acteurs concernés manifeste une résolution du décalage entre les caractéristiques des lieux abandonnés et les normes qui justifiaient leur dépréciation : l’exploitation de l’erreur peut permettre une valorisation économique et/ou symbolique. Se pose alors la question du sens de cette (re)mise aux normes : s’agit-il d’une correction de l’erreur, ou bien au contraire d’une correction de la norme ? Si la première option suggère une réadaptation des lieux à des normes invariables, les exemples mobilisés ici montrent que ce sont parfois les erreurs urbaines qui contribuent à une évolution des normes. Parce que les attentes et les représentations de la société se transforment au contact des formes d’appropriation alternatives des espaces abandonnés, les normes peuvent se déplacer et/ou s’élargir, renouvelant et/ou étendant le champ du « normal ». En cela, les espaces initialement considérés par les acteurs institutionnels comme des erreurs urbaines, ainsi que les usages qui leur sont associés, peuvent contribuer à une fabrique de la ville par le bas, spontanée et créative. L’erreur est ainsi envisagée dans une perspective résolument dynamique comme un moment de la trajectoire des lieux : si elle semble nécessairement temporaire pour un lieu donné, elle se réincarne constamment dans de nouveaux espaces à mesure qu’évoluent villes et sociétés urbaines.

AUDE LE GALLOU et ROBIN LESNÉ

Aude Le Gallou est docteure en géographie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle est actuellement ATER à Sorbonne Université et chercheuse associée au laboratoire EIREST (EA 7337). Dans une perspective de géographie urbaine et culturelle, ses recherches portent sur les représentations et les pratiques associées aux espaces de l’abandon. Sa thèse soutenue en 2021 s’intéresse particulièrement à l’urbex et aux pratiques touristiques qui s’en inspirent.

alegallou@outlook.fr

Robin Lesné est docteur en aménagement de l’espace et urbanisme de l’Université du Littoral Côte d’Opale. Il est actuellement chercheur associé au laboratoire TVES (ULR 4477)2 et chercheur postdoctoral au laboratoire PACTE (UMR 5194). Il travaille à la rencontre des sciences de l’espace et des objets du sport, du tourisme et des loisirs. Ses thématiques de recherche sont l’espace public, les pratiques récréatives, l’aménagement et désormais les espaces de montagne.

lesne.rob1@gmail.com

Couverture : Un manège abandonné du parc d’attraction désaffecté Spreepark à Berlin (Le Gallou, 2014)

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Pour citer cet article : Le Gallou A. et Lesné R., 2022, « Urbex 404 – Interroger la valeur des espaces abandonnés par l’exploration urbaine », Urbanités #17 / L’erreur est urbaine, janvier 2023, en ligne.

  1. « Les ruines sont difficiles à faire entrer dans les systèmes de représentation dominants » (traduit par les auteur·trices). []
  2. Univ. Littoral Côte d’Opale, Univ. Lille, ULR 4477 – TVES – Territoires Villes Environnement & Société, F-59140 Dunkerque, France. []

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