Lu / Istanbul 2023, Yoann Morvan et Sinan Logie

Fabien Jeannier

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Jeannier Istanbul image livreCet ouvrage de 144 pages propose sept chapitres illustrés chacun par un portfolio de quelques photos. Il est issu de la collection « Territoires » aux Éditions B2 et rend compte des longues déambulations des auteurs dans les franges de l’agglomération stambouliote. Yoann Morvan et Sinan Logie nous livrent ici leur analyse de ces franges urbaines, dont ils nous préviennent qu’elle ne vise pas à l’exhaustivité. Leur objectif est que « chaque chapitre de cet ouvrage se présente comme un arpent souhaitant saisir d’un point de vue thématico-géographique le devenir d’Istanbul » (p. 12).

Le titre de l’ouvrage, Istanbul 2023, renvoie d’abord à l’expression « Hedef 2023 », c’est-à-dire « Objectif 2023 », annoncé par Recep Tayyip Erdoğan, alors Premier ministre turc, lors de la campagne électorale de 2011. En bref, d’ici 2023, la Turquie doit avoir intégré le cercle les dix premières économies mondiales. À l’évidence, la métropole stambouliote doit y jouer un rôle central. « Istanbul 2023 », c’est également le nom du masterplan défini en 2006 par le Centre de planification métropolitaine d’Istanbul. Il a la particularité de mettre les autorités en garde sur la viabilité de la métropole au-delà de 16 millions d’habitants. Elle en compte 14 millions actuellement. À la lecture de l’ouvrage, on comprend très vite que cet avertissement est resté lettre morte. Le gouvernement mise en effet sur un développement accru de la métropole comme moteur de l’économie du pays (p. 6-7). Les auteurs débutent donc leur ouvrage par la mise en avant de cette contradiction, soulignant par ailleurs le gigantisme d’une métropole en mutation à très grande vitesse et dont l’étalement ne cesse de croître, fruit d’une urbanisation spéculative effrénée. Le Grand Istanbul concerne en effet plus de 16 millions d’usagers, 40% des recettes fiscales de la Turquie, 25% de la population, le tout sur un territoire de 5 343 km² (p. 7). Les auteurs font également le constat d’une ville touristique dont certaines attractions (les innombrables shopping malls en particulier) répondent de plus en plus aux exigences d’un tourisme international standardisé et aseptisé, voulu par le pouvoir en place au plus haut niveau, sous l’influence, pour ne pas dire l’autorité d’Erdoğan, qui fut maire d’Istanbul entre 1994 et fin 1998.

Aux yeux des auteurs, il s’agit d’un développement de type néo-impérial (p. 9), qu’ils qualifient de néo-ottomaniste (p. 80-83), au sein d’une société tiraillée entre conservatisme et libéralisme sur fond de globalisation et de standardisation des loisirs (chapitre 5). C’est dans ce contexte que s’inscrit la feuille de route « Hedef 2023 », soutenue par l’AKP (le Parti de la justice et du développement, dont Erdoğan fut le chef jusqu’à son élection à la présidence de la République turque le 10 août 2014). Pour Morvan et Logie, Istanbul est une ville historiquement polycentrique par nature, dont les polarités sont à l’évidence redéfinies pour servir l’agenda d’« Objectif 2023 ».

Le premier arpentage a lieu dans la Corne d’Or, dont Morvan et Logie soulignent le redéveloppement sous l’influence du néolibéralisme et du néo-ottomanisme, comme le prouve la présence de la tulipe, symbole de la Turquie qui rappelle le rayonnement de l’Empire ottoman. L’eau apparaît être gérée non pas en fonction des risques environnementaux potentiels mais selon les intérêts politiques et économiques. À Istanbul, l’eau est un enjeu symbolique. Dans les faits, elle n’est pourtant pas préservée. Les responsables politiques n’ont visiblement pas conscience que, dès 2035, les ressources en eau de la ville seront insuffisantes au regard de la demande métropolitaine (p. 31). L’eau, de même que l’industrie, le patrimoine, l’immobilier, les musées ou encore les déchets, fait ainsi l’objet d’une gestion aux « contradictions flagrantes » (p. 28).

Les auteurs nous emmènent ensuite à Arnavutköy, arrondissement du Grand Istanbul depuis 2009 et qui constitue à leurs yeux « un exemple paradigmatique de frange urbaine habitée par le massif exode rural vers Istanbul, au cours de la seconde moitié du XXe siècle » (p. 42). C’est « une mosaïque […] à l’image des marges urbaines stambouliotes, en perpétuelle recomposition » (p. 44). Les auteurs insistent sur l’intégration extrêmement rapide des migrants venus des campagnes anatoliennes. Ces derniers participent d’une urbanisation accélérée que, désormais, les autorités accompagnent avec la construction d’équipements collectifs, préfigurant ainsi la vie urbaine locale à l’orée 2023.

Başakşehir, destination du troisième arpentage, est l’occasion d’aborder la multiplication des différentes formes « d’enclosures » (terme utilisé par les auteurs) dans la métropole, résultat du « développement tous azimuts du marketing immobilier » (p. 63). Ce quartier est présenté comme la figure de proue du pays en termes de nouvelles formes « d’enclosures » (p. 63), qu’il s’agisse de shopping malls, de gated communities ou encore de grands ensembles d’habitation, de plus en plus présents aux franges de l’agglomération. Ces murs « tantôt physiques, tantôt virtuels » sont « les marques d’un ordre nouveau, consommatoire et moralisateur », « symbole[s] de la ségrégation sociale à l’ère du néo-libéralisme » (p. 60). Le littoral stambouliote est ainsi devenu un secteur très marqué par la ségrégation, rendue possible par un arsenal législatif initialement conçu pour permettre la construction de logements sociaux mais qui a été détourné pour la mise en œuvre d’opérations immobilières, sur le mode des partenariats public/privé, par de grands groupes immobiliers (p. 62). La multiplication des « enclosures » passe également par la privatisation des espaces naturels. Elle trahit une profonde transformation de l’urbain, parfois délirante dans ses accès de gigantisme revendiqué (shopping malls, prison de 11 000 places, etc.), mais toujours génératrice d’exclusion(s).

À l’échelle de la métropole, les auteurs montrent que l’« Objectif 2023 » doit être réalisé coûte que coûte, au prix de « dommages environnementaux et sociaux colossaux » (p. 79 – voir également le chapitre 7), conséquence inévitable de la construction de méga-projets voulus par le pouvoir politique dans une démarche de record du monde qui privilégie la rapidité de construction et la prouesse technique au détriment de la qualité architecturale. Parmi les projets pharaoniques à venir, citons le troisième pont sur le Bosphore (qui porte l’empreinte Erdoğan et joue un rôle éminemment symbolique dans le processus de construction/ consolidation de la nation turque), le troisième périphérique autoroutier, le pharaonique Kanal Istanbul (canal reliant la mer noire à la mer de Marmara), le plus grand aéroport du monde (présenté par le pouvoir comme le seul visible depuis la lune et qui portera le nom de l’actuel président de la république, Erdoğan !) dessiné pour accueillir plus de 150 millions de passagers par an et ainsi supplanter Dubaï comme relais aérien vers l’Orient.

Il n’est pas étonnant que, dans ce contexte, l’immobilier stambouliote s’apparente à un Far West mâtiné de corruption et de conflits d’intérêt, « un univers impitoyable où politiciens, promoteurs et architectes travaillent main dans la main à bâtir un Istanbul de demain, somme toute fort médiocre » (p. 111), animés par « un goût croissant pour la gesticulation spectaculaire » (p. 114) et où, « plus que jamais, les architectes servent le pouvoir et rares sont ceux qui font entendre une voix dissonante ou critique » (p. 114). Ainsi, « la perméabilité entre le monde des affaires et celui de la politique en vue du partage des grands et des petits profits entre amis rend trouble la définition du bon, de la brute et du truand » (p. 118).

Cet ouvrage écrit d’une plume alerte propose un contenu dense et critique, qui n’est toutefois pas une analyse des mouvements de contestation et de critique face à l’aménagement d’Istanbul. Les auteurs posent un regard incisif sur la « collusion » (p. 116) entre le pouvoir politique (et notamment l’appareil politique de l’AKP) et les acteurs économiques – magnats du BTP et de l’immobilier en tête – et sur les affres d’une mise en œuvre néolibérale d’un (re-)développement urbain échevelé, chaotique, incohérent et producteur d’exclusion. Très clair pour qui n’est pas spécialiste du sujet, cet ouvrage constitue à n’en point douter une lecture utile pour un spécialiste. Comme le dit très justement Jean-François Pérouse dans sa postface, le récit des arpentages des marges d’Istanbul par les deux auteurs, « en les articulant en permanence à l’économie politique qui contribue à les configurer, même de manière éphémère ou indirecte » (p. 139), emmène le lecteur dans une analyse sans concession de la fabrique de l’urbain stambouliote, loin des sentiers battus, touristiques, et des discours convenus. C’est précisément ce qui fait de cet ouvrage une réussite et une lecture à recommander.

FABIEN JEANNIER

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Fabien Jeannier est professeur d’anglais au lycée Aristide Briand de Gap, docteur en civilisation britannique de l’université de Lyon et membre du laboratoire Triangle UMR 5206. Ses travaux de recherche portent sur l’Écosse contemporaine et les politiques de régénération urbaine à Glasgow.

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Yoann Morvan est anthropologue, chargé de recherche au CNRS, membre de l’Idemec, UMR 7307.

Sinan Logie est architecte et enseignant à Bilgi University à Istanbul.

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Yoann Morvan & Sinan Logie, 2014. Istanbul 2023, Éditions B2, 144p.

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