Lu / La ruée vers l’ordure, Jérémie Cavé

Marie-Noëlle Carré

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Carré Cavé déchets couv livreL’ouvrage de Jérémie Cavé offre une contribution originale aux débats en sciences sociales sur les déchets et leur gestion dans les villes du monde. Comme il l’affirme d’emblée, ce livre est directement tiré de sa thèse de doctorat en urbanisme et en aménagement soutenue en 2013. Rattaché au Laboratoire Techniques Territoires Sociétés (LATTS), l’auteur situe son propos dans le domaine des services urbains et des réseaux techniques, centrant sa réflexion sur les enjeux et les problématiques rencontrés dans les villes du Sud. Il fonde son argumentation sur une bibliographie trilingue – français, portugais, anglais – avec une prédominance des références francophones.

Dans le panorama toujours plus riche des travaux sur les déchets, l’apport de l’ouvrage est double. D’une part, il contribue à l’élargissement des recherches récentes sur le « urban mining », ou exploitation minière urbaine. Cette notion a fait son apparition dans un contexte de raréfaction planétaire des ressources. Elle été formalisée dans la littérature anglo-américaine (Brunner, 2011 ; Di Maria et al., 2013 ; Klinglmair & Fellner, 2010 ; Krook & Baas, 2013). Elle repose sur l’idée que la technosphère (réseaux techniques, immeubles inutilisés, dépôts de déchets) constitue un gisement de matériaux considérable et accessible qu’exploiteront les sociétés urbaines dans un futur proche pour subvenir à leurs besoins. L’ouvrage de Jérémie Cavé ne mentionne pas ces travaux académiques issus de l’écologie industrielle mais il leur apporte une lecture plus large ancrée dans les études urbaines. En prenant acte des travaux des pionniers de la rudologie (la science des déchets), de l’économie, de l’histoire et de la philosophie des déchets, il consolide les hypothèses du « urban mining » par une analyse enracinée dans le présent de la récupération et du recyclage des déchets. Il s’appuie sur le constat des tensions entre acteurs pour plonger au cœur du problème de la propriété des déchets et mettre à jour les relations de pouvoir qui se jouent autour de cette ressource contestée – car impure – et disputée – car précieuse.

Le second apport de l’ouvrage de Jérémie Cavé réside donc dans un exercice de théorisation de la propriété des résidus qui entend utiliser la catégorie des biens communs popularisée par Elinor Ostrom. Par là même, il se donne pour projet de dépasser les dichotomies formel/informel et public/marchand qui sous-tendent les lectures institutionnelles classiques de la filière.

La recherche répond à une préoccupation généralisée pour l’économie circulaire dont témoigne la préface rédigée par la directrice de l’action internationale de l’ADEME (Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie), le chercheur a retenu deux villes moyennes du Brésil et de l’Inde, Vitoria et Coimbatore, pour mener une enquête inductive fondée un substrat empirique solide, comme en témoignent les 133 entretiens. Aspirant à dénaturaliser les discours et à rompre avec les schémas technicistes élaborés au Nord qui sous-tendent les programmes de gestion des déchets au Sud, l’auteur observe, avant de formuler des problèmes et de proposer des solutions. La structure de l’ouvrage en trois grandes parties reprend cette démarche. Elle s’appuie sur une iconographie abondante (cahier photographique, tableaux, schémas), mais peu de cartes, des annexes pertinentes ainsi qu’un propos clair et didactique.

Après une introduction qui justifie la recherche, son objet et ses terrains, le premier chapitre dresse un portrait de l’évolution générale de la gestion des déchets et des recommandations institutionnelles formulées par certains organismes supranationaux pour une « bonne » gestion au Sud. La deuxième moitié du chapitre est consacrée aux frictions que suscite l’activité des récupérateurs de déchets, ou wastepickers ainsi que leur intégration hétérogène dans les schémas de gestion municipale. Les chapitres 2 et 3 proposent ensuite deux monographies de la gestion des déchets à Vitoria et Coimbatore. La progression de ces deux sections est menée de manière symétrique. Tout d’abord elle dresse un portrait socio-économique de l’agglomération, puis elle décrit la place inégale qu’occupent les récupérateurs de matières premières secondaires recyclables dans la gestion municipale. Enfin, observant les concurrences entre acteurs spécifiques à chacun des cas d’étude, elle conclut au brouillage des catégories d’analyse existantes. Deux points forts de cette description peuvent être relevés. Le chapitre sur Vitoria explique la diversité et le rôle des acteurs informels ou semi-informels qui opèrent dans le secteur de la récupération au Brésil. La section sur Coimbatore présente les ambiguïtés du programme Waste Out of Wealth (WOW) qui reconnaît l’importance du recyclage tout en tenant à l’écart les waste pickers situés hors des structures offertes dans ce cadre.

La deuxième partie, le chapitre 4, offre une pause méthodologique et théorique dans l’ouvrage. A partir du matériau présenté en première partie, l’auteur développe un questionnement théorique de qualité inégale sur la condition de « mal public impur » du gisement de déchets. D’abord, il fait état de la zone grise définitionnelle dans laquelle se situent les résidus pour étayer les enjeux qui entourent la valorisation et l’élimination des déchets. Selon l’auteur, elle favorise le développement « sauvage » des marchés économiques de matières premières secondaires. Après un état de l’art sélectif portant sur quatre approches des déchets au prisme des biens communs, le paragraphe le plus fécond est probablement celui qui tente la définition du gisement des déchets comme un « bassin commun de ressources ». A notre sens, c’est celui qui mériterait un plus ample développement, en raison de ses implications économiques et de la grille de lecture constructive qu’il contient pour l’analyse des conflits. En revanche, les paragraphes sur l’hybridité ou la dimension systémique des déchets sont moins convaincants. Cette moindre force tient plus au dosage entre l’état de l’art et les apports de l’auteur qu’à la qualité de la recherche. Pour le premier, il reprend longuement des problématiques abordées dans des productions scientifiques antérieures, comme celle de la souillure (entre autres : Douglas, 1966 ; Dagognet, 1997 ; Beaune, 1999). On comprend la dimension heuristique du second, mais l’argumentation est assortie d’un vocabulaire technique parfois superflu (le « système de preuve croisé » mentionné dans la conclusion). Enfin, certains schémas, comme celui de la page 133, auraient gagné à être précisés. Le circuit des déchets, et tout particulièrement celui du recyclage, se traduit aussi par un retour des matières premières secondaires aux consommateurs, même si celui-ci est bien entendu beaucoup plus tardif et transite par l’industrie de la transformation.

Les deux derniers chapitres offrent un regard différent. Revenant au terrain, ils proposent une analyse appliquée à deux échelles de la récupération des déchets. Le chapitre 5 choisit le prisme de la géo-économie, soit celui d’une économie localisée dans un espace mais affranchie des frontières territoriales et physiques, pour relire les schémas de fonctionnement de la gestion des déchets à Vitoria et Coimbatore. Dans le premier cas, la collecte sélective est perçue comme une source d’inclusion sociale et d’aide aux plus pauvres, les récupérateurs. Dans le second, la question de la valeur des déchets est analysée au prisme de la géographie des équipements du programme WOW. Le propos est pertinent pour la démonstration : il éclaire des relations économiques difficiles à repérer autrement que par un travail de terrain prolongé et méticuleux, faute de données officielles, mais cruciales pour procéder à un diagnostic complet. Le dernier chapitre, enfin, s’intéresse aux enjeux globaux de la valorisation des déchets. Loin d’être « latent », comme le suggère le titre (« La valorisation des déchets, enjeu d’une globalisation latente »), ce processus apparaît au contraire comme un enjeu économique central pour les villes. L’économie industrielle de la récupération, fort différente du chiffonnage urbain du XIXe siècle, menace de bouleverser autant les acteurs locaux formels et informels que les programmes municipaux de valorisation. A ce titre, l’impact de la crise de 2008 sur le cours des matières premières secondaires est soigneusement analysé.

La conclusion de l’ouvrage suscite plusieurs questions. Tout d’abord, il est évident, dès l’introduction, que l’objet de la recherche est situé en ville. Néanmoins, la faible territorialisation du propos, liée à l’effort de modélisation produit par l’auteur, invite à s’interroger sur les aspérités offertes par le terrain à la généralisation de la démonstration. Par exemple, les différences entre les deux villes retenues, qualifiées d’ « ordinaires » à la suite de Jennifer Robinson, ne sont pas saisies par la réflexion pour montrer l’hétérogénéité des processus de mondialisation des déchets. Or les travaux sur la métropolisation ont montré que, même dans des villes de rang inférieur à celui des grandes métropoles, la traduction spatiale du global au niveau local supposait des processus d’adaptation fort variables entre les territoires (Ghorra-Gobin (dir.), 2012). Une approche territoriale permettrait de mieux relier les questions d’échelles et de lieux à l’axe « écologie politique urbaine », dont la bibliographie est au demeurant assez succincte.

Par ailleurs, la démonstration de la spécificité de la gestion des déchets dans les villes du Sud mériterait d’être approfondie, voire nuancée. D’une part, la dimension mondialisée des réseaux économiques qui se créent autour de la valorisation des déchets redéfinissent autant les frontières entre Nord et Sud que les relations entre les villes ainsi connectées. D’autre part, l’exploitation du gisement de déchets par des acteurs en concurrence est aussi une question valide dans les villes du Nord, comme le montre l’activité des récupérateurs informels et des différentes sociétés de tri des déchets à Montréal (Québec, Canada). Enfin, cette remarque résonne aussi avec les titres des chapitres 2 et 3, « West Side Scories » et « East meets Waste ». On comprend la portée didactique de ces calembours qui, au-delà, retracent la trajectoire hémisphérique de l’auteur, entre terrains et affiliation institutionnelle.

Pour finir, le titre général ne rend pas complètement justice au contenu de l’ouvrage. D’abord, la démonstration met en évidence que, loin d’une ruée vers l’or des ordures, on est face à des dynamiques qui préexistaient, se renforcent et se reconfigurent sous l’effet conjoint des injonctions au développement durable urbain et de l’évaluation de la valeur des gisements de déchets. Par ailleurs, retenir la « ruée », qui suggère le mélange de la fascination et de la répulsion, contrevient aussi au potentiel éthique des conclusions de l’auteur. Celui-ci défend la légitimité des récupérateurs dans le système de gestion des déchets et alerte sur leur précarisation par la transformation des résidus en « commodités » (marchandises). Son propos rejoint celui de la philosophe Gay Hawkins (2008) qui s’inquiète de constater que l’ethos du « prêt-à-jeter » et la « commodification » (marchandisation) des résidus rendent ces derniers insignifiants d’un point de vue éthique. Plutôt que de s’en tenir à une description de la « ruée », le propos de l’ouvrage élargit la réflexion sur notre rapport aux déchets. A l’intérieur des relations de pouvoir, pratiques et habitudes de la récupération mettent en question la prépondérance du génie civil, sanitaire et environnemental, et interrogent sur la posture du soin de l’autre (care) dans un environnement fragile et limité.

MARIE-NOELLE CARRÉ

Marie-Noëlle Carré est géographe, post-doctorante au Centre de Recherche en Éthique et à l’Université de Montréal.

Jérémie Cavé, diplômé de l’Institut d’études politiques de Paris, est docteur en aménagement de l’espace et urbanisme de l’université Paris-Est. Il est actuellement chercheur associé au LATTS et exerce comme consultant indépendant en écologie urbaine.

Jérémie Cavé, 2015, La ruée vers l’ordure. Conflits dans les mines urbaines de déchets, Presses Universitaires de Rennes, 250p.

 

Quelques références bibliographiques pour aller plus loin

Beaune J.-P. (dir.), 1999, Le déchet, le rebut, le rien, Seyssel, Champ-Vallon, 240 p.

Brunner P.H., 2011, « Urban Mining : a Contribution to Reindustrializing the City », Journal of Industrial Ecology, vol.15, no.3, 2011, 339-341.

Dagognet F., 1997, Des détritus, des déchets, de l’abject : une philosophie écologique, Paris, Synthélabo, 230 p.

Di Maria F., Micale C., Sordi M., et al., 2013, « Urban Mining : Quality and quantity of recyclable and recoverable material mechanically and physically extractable from residual waste », Waste Management, vol. 33, n°12, 2594-2599.

Douglas M., 1966, Purity and Danger. An analysis of the concepts of pollution and taboo, London, Routledge/Paul Keegan, 196 p.

Ghorra Gobin C. (dir.), 2012, Dictionnaire critique de la mondialisation, Paris, Armand Colin, 648 p.

Hawkins G., 2008, The Ethics of Waste. How We Relate to Rubbish, London, Rowman & Littlefield, 151 p.

Klinglmair M. & Fellner J., 2010, « Urban Mining in Times of Raw Material Shortage. Copper in Autstria during World War I », Journal of Industrial Ecology, vol. 14, no. 4, 666-679.

Krook J. & Baas L., 2013 « Getting serious about mining the technosphere : a review of recent landfill mining and urban mining research », Journal of Cleaner Production, 55, 1-9.

Photo de couverture : vignette supérieure de la page 9 de Hermann, 1992, Jeremiah : La ligne rouge, Paris/Bruxelles, Dupuis. En ligne sur : http://www.comicartfans.com/gallerypiece.asp?piece=747079

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