Lu / Chantiers en ville. Un projet urbain, Lise Serra

Nicolas Szende

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Les sciences sociales oseront-elles enfin chausser leur casque orange, enfiler leur gilet fluorescent, et traverser la palissade qui les séparent des chantiers urbains ? C’est la question qu’aborde Lise Serra dès les premières pages de Chantiers en ville. Un projet urbain. La volonté d’exposer aux études urbaines « l’univers des chantiers » (p. 18) explique la structure, le contenu, mais aussi l’inscription de cet ouvrage dans un environnement éditorial particulier. Au sein des Éditions de l’Université de Bruxelles, la collection « Architecture, urbanisme, paysagisme » veut en effet ouvrir un espace de légitimation scientifique pour les écrits (et les auteur·es) issu·es des dites « disciplines de l’espace » (EUB, 2021). L’ouvrage de Serra – architecte avant d’être devenue docteure – fait partie des premiers de cette collection, véhiculant au sein du champ académique le vocabulaire et de la rhétorique des professionnels de la fabrique urbaine.

Pour entrer dans cet ouvrage, il faut saisir cette fabrique au prisme de la littérature contemporaine en études urbaines. Hélène Noizet (2009) avait déjà réfléchi aux enjeux de traduction du syntagme d’urban fabric dans le monde francophone, qui pour cette dernière incarnent la difficile articulation entre faits sociaux et forme urbaine. C’est une dialectique que Lise Serra tente de dépasser par “l’événement-chantier” : la démonstration qu’il s’agit d’un temps et d’un espace cristallisant suffisamment de représentations et d’enjeux sociaux pour constituer un objet-phare dans l’étude de la production de l’espace en ville.

L’ouvrage emprunte, à peu de choses près, son titre à la thèse de doctorat de l’autrice (Le chantier comme projet urbain, soutenue en 2015 à l’Université Paris Nanterre). C’est une convention industrielle de financement doctoral passée entre le laboratoire LAVUE et l’Agence d’Urbanisme de Lyon (AUL) – en partenariat avec la Société d’Equipement du Rhône et de Lyon (SERL) – qui donne à Lise Serra les clés de son terrain ethnographique. Ce mode de financement, s’il permet un accès privilégié à toutes les sources qui dépendent de l’autorité du partenaire industriel (ici les archives des projets de l’Agence d’Urbanisme de Lyon, ou bien l’accès aux chantiers), pose directement la question des limites d’une telle étude. L’autrice en est consciente : elle mène effectivement une double vie, de thésarde « scientifique en situation professionnelle » (p. 15), mais également employée d’une des entreprises sur laquelle son travail doctoral porte.

Sur ce point, toutes les précautions sont prises pour que les lecteur-es identifient les frontières spatiales, institutionnelles et temporelles des sources mobilisées. Les annexes de l’ouvrage sont riches : liste exhaustive des entretiens réalisés et des observations menées, grille-type d’entretien. Ces données confirment que l’unité de lieu est circonscrite aux communes du Grand Lyon. Le temps est sans surprise celui de l’enquête doctorale (2010-2013), et l’unité d’action, c’est celle des projets urbains majeurs du Grand Lyon – et ce majoritairement du point de vue des maîtres d’ouvrage.

Légitimer le chantier comme objet d’étude

Alors comment, dans ce cadre, produire un livre qui permette de « donner du sens » (p. 67) aux chantiers comme cas parlant de l’expression matérielle et symbolique des projets urbains ? Lise Serra répond à cette question en situant son ouvrage entre le registre des livres d’architecture et celui des suites d’enquêtes ethnographiques, en neuf chapitres articulés en deux grandes parties. La première suit « une logique de découverte » (p. 19) et présente les corps de métiers et dynamiques d’acteurs dans les chantiers mais également la manière dont ces catégories sociales sont représentées à l’extérieur du site de construction. La seconde, plus analytique, pose la question des chantiers en ville comme fait social en interrogeant les enjeux de leur intégration, symbolique comme matérielle, dans les grands projets lyonnais. On ressent particulièrement l’influence de la culture éditoriale des architectes (Tavares, 2021) sur la première section du livre : six chapitres bâtis suivant un rythme quasi-cinématographique, menant progressivement les lecteur-es de l’extérieur à l’intérieur du chantier.

Le chantier est d’abord considéré, chapitre 1, à travers ses limites physiques : « L’acte premier du chantier est d’installer les palissades, de clore l’espace des travaux […] le geste est irréversible : après le chantier, la palissade cédera sa place au mur de clôture » (p. 33). La question de la palissade est parlante car elle permet de mentionner la mise en symbole de la clôture, dans l’espace urbain, via la signalétique de l’interdiction d’entrer. Mais bien souvent – et c’est le cas dans les terrains lyonnais de Lise Serra – les enceintes servent également de « vitrine » (p. 37), soit pour le projet lui-même, soit pour mettre en avant un ou plusieurs acteurs de la maîtrise d’ouvrage. Le livre quitte les terrains sur lesquels il s’appuie, chapitre 2, pour un court tour d’horizon des représentations du chantier au théâtre, en littérature ou en photographie. Le spectacle, « image simplifiée et enchantée du chantier » (p. 51), y est considéré comme véhicule de représentations idéal-typiques (« idylliques » dans les livres pour enfants, « infernales » dans le théâtre politique) du lien entre ouvriers, infrastructures et le monde qui les entoure (un sujet exploré par Serra en 2017 pour Urbanités).

On comprend, plus loin dans l’ouvrage, que la question des productions culturelles faisant intervenir le chantier gagne en importance lorsqu’elle est intégrée dans les dynamiques de pouvoir des projets d’urbanisme. Le quatrième chapitre, temps fort de Chantiers en ville, dresse en effet des lignes de continuité entre la stratégie de communication des maîtres d’ouvrages et la médiation artistique associée aux chantiers. À Lyon, sur les chantiers de la ZAC de la Duchère comme sur celui du Musée des Confluences (deux études de cas du livre), la création artistique est mise en avant par le Conseil général et par le Grand Lyon comme moyen « d’accompagner le chantier ». Mais lorsqu’il ne s’agit pas pour eux d’imaginer le quartier lissé de l’après-projet ou de « séduire les futurs habitants » (p. 77) en présentant la forme architecturale – donc l’enveloppe esthétique –, la mise en avant du chantier est minimisée.

Des éléments de sociologie du chantier urbain, suivant la tradition de l’interactionnisme symbolique, viennent complémenter ces scènes d’exposition. Respectivement concentrés sur la figure de l’ouvrier et celle de l’équipe de chantier, les chapitres 3 et 5 nous offrent une variété de cas d’étude qui nous aident à saisir les hiérarchies de statuts, de genre, et d’appartenance institutionnelle qui y agissent en quelque sorte comme d’autres palissades, symboliques cette fois. Par exemple, le terme d’« équipe » est usité sur le terrain lyonnais par certains acteurs de l’action publique territoriale pour regrouper « maîtrise d’œuvre, financeurs et maîtrise d’ouvrage » (p. 88), comme une sorte de coalition de croissance (Molotch, 1976) n’incluant pas les ouvriers. Ironiquement, le sens du terme s’élargit lorsqu’il s’agit, par exemple, pour la direction du chantier du Musée des Confluences de partager une idée du chantier comme équipe contre la ville « et ses rumeurs » (p. 91), l’intérieur devant faire corps pour garder secrets d’éventuels accidents du travail.

Temps des chantiers, temps des projets

C’est en lisant la seconde partie de l’ouvrage que l’on saisit mieux le caractère opérationnel de la notion de « projet urbain » pour questionner les limites spatio-temporelles du chantier. Dans les grands projets menés à Lyon la maîtrise d’ouvrage veut parfaitement intégrer les chantiers dans une sémiotique relevant de l’événement, mais l’ordinaire du site de construction ne répond pas à ces discours. Par les flux de véhicules, de matières et d’individus, par les pratiques sociales des ouvrières et ouvriers (chapitre 7), mais également par les nuisances environnementales qu’il occasionne (chapitre 8), le chantier « s’infiltre dans la ville » (p. 112). Le degré d’ouverture du chantier sur la ville est constamment négocié par les acteurs qui y interviennent. En pleine nuit, « décomposition floue d’un temps non défini et improductif » (p. 121), c’est la ronde des gardiens de nuit qui délimite un territoire restreint, mais beaucoup moins distinct du reste de la ville.

En cela, les chantiers, objets fuyants et aux limites contestées, comme une ville dans la ville, sont également difficiles à saisir pour les financeurs et gestionnaires du bâti dans le Grand Lyon. Maîtriser la « propreté » de la construction ou les dates de début et surtout de fin du chantier – « le chantier idéal se termine avant les élections » (p. 117) -, sont dans les faits les priorités des maîtres d’ouvrage que Lise Serra côtoie. C’est en particulier dans les situations de retards ou de conflits (chapitre 9) que l’on comprend à quel point le cadre des grands projets urbains révèle, en filigrane, que le chantier n’y existe que comme « objet commun impossible » (p. 149). Le SYTRAL, autorité organisatrice des transports à Lyon, tente en 2013 de créer une actualité autour de la pose du tablier du pont Raymond Barre, pièce maîtresse du projet urbain autour du Musée des Confluences. Mais c’est en fait l’entreprise Sarens, mandataire agissant pour les maîtres d’œuvre et responsable du transport du tablier, qui dicte le rythme de l’événement de la pose (qui n’a finalement pas lieu à la date escomptée, et sans public).

L’articulation entre les deux grandes parties de ce volume est formulée comme un moment de respiration au sommet du site de construction. Monter à la grue (chapitre 6) est une habile transition qui résume la méthodologie de l’ouvrage. En voulant déconstruire le regard surplombant de l’architecte et de la maîtrise d’ouvrage sur la ville, Lise Serra tente d’écrire une autre histoire du chantier vu d’en haut, ici ancrée dans les pratiques ouvrières du grutier qu’elle rencontre. Il aurait ici été intéressant d’interroger, au passage, la place de la grue (et de celles et ceux qui s’en chargent) dans la hiérarchie symbolique verticale (Harris, 2015) des grands projets dans la ville néolibérale.

Entité sociotechnique et espace-temps, le chantier en ville est présenté dans cet ouvrage à travers des logiques d’inclusion/exclusion. On retient, à la lecture, que les modes contemporains de production de l’espace urbain, incarnés par l’idiome de « projet », y redéfinissent d’une part des conflits d’usage – c’est-à-dire le rapport de force entre ouvriers, riverains, maitrise d’œuvre et d’ouvrage pour avoir accès et gérer l’activité du territoire-chantier. Mais ces conflits sont, d’autre part, à mettre en lien avec des enjeux représentationnels : ce qu’inclut un chantier peut varier en sens dans les langues des « équipes » ou des citadins, et cette divergence sémiotique peut faire office de levier politique pour des acteurs de la production de la ville.  Ponctuellement, le propos s’adresse directement, de pair à pair, aux enquêtés de Lise Serra : il appelle à prendre en compte « l’impensé » du chantier et dans le même effort à redéfinir le projet urbain comme un processus à finalité démocratique et non seulement comme dispositif de communication.

La question politique et du jeu d’acteurs – ici limitée au Grand Lyon –, aurait peut-être pu être ici mise en regard avec d’autres opérations immobilières relevant du grand projet où la ville peut être observée en train de se faire. On pense ici au cas de l’urbanisme transitoire (Pinard et Morteau, 2019) ou bien aux projets d’aménagement d’infrastructures de transport (Gallez et al., 2015). Ces éléments sont néanmoins marginaux et n’ont pas constitué d’obstacles au travail solide de restitution et de mise en généralisation, par Lise Serra, d’un terrain qui mérite en effet toute l’attention des sciences sociales de l’urbain.

NICOLAS SZENDE

Nicolas Szende est doctorant aux laboratoires TVES (ULR 4477) et Géographie-cités (UMR 8504). Son doctorat est une socio-histoire de la géographie quantitative au Royaume-Uni, et il s’intéresse plus largement à la production et la circulation des savoirs géographiques.

nicolas.szende@parisgeo.cnrs.fr

Bibliographie

Gallez C., Maulat J., Roy-Baillargeon O. et Thébert M., 2015, « Le rôle des outils de coordination urbanisme-transports collectifs dans la fabrique politique urbaine », Flux, 101-102, 5-15, en ligne.

Harris A., 2015, « Vertical urbanisms: Opening up geographies of the three-dimensional city », Progress in Human Geography39(5), 601-620.

Molotch H., 1976, « The city as a growth machine: Toward a political economy of place », American journal of sociology82(2), 309-332.

Noizet H. 2009, « Fabrique urbaine: a new concept in urban history and morphology », Urban morphology13(1), 55-66.

Pinard J. et Morteau H., 2019, « Professionnels de l’occupation temporaire, nouveaux acteurs de la fabrique de la ville ? Du renouvellement des méthodes en urbanisme à l’émergence de nouveaux métiers », Revue Internationale d’Urbanisme, 2019, Nouveaux acteurs de l’urbanisme : renouveau ou fin de partie ?, 8, en ligne.

Serra L., 2017, « Images de villes, images de chantiers », Urbanités, 9 : Sur les murs de la ville, en ligne.

Tavares A., 2021, « Bâtir des livres : les rapports entre l’architecture et l’édition » ; Sens public, 1-19, en ligne.

Sitographie

Editions Universitaires de Bruxelles, 2021, collection « Architecture, urbanisme et paysagisme », consulté en 2024.

 

Illustration de couverture : Shepherd’s Bush, Londres (Nicolas Szende, 2018)

 

Référence de l’ouvrage : Serra, L., 2021, Chantiers en ville. Un projet urbain. coll. « Architecture, urbanisme, paysagisme », Éditions de l’Université de Bruxelles, 2021. 179 p.

Pour citer cet article : Szende N., 2024, « Chantiers en ville. Un projet urbain de Lise Serra », Urbanités, Lu, novembre 2024, en ligne.

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