Lu / Quand l’art impulse des dynamiques territoriales
Hervé Regnauld
La revue Territoire en Mouvement vient de publier, sous la direction de Christine Liefooghe un numéro double consacré à une problématique originale : l’art actuel et le territoire. Il est en effet devenu assez classique, voire convenu, d’étudier les villes en tant qu’elles sont dites « créatives ». De telles villes sont censées rassembler des habitants dont le niveau d’éducation élevé implique des demandes culturelles spécifiques d’une part et provoque des innovations plus fréquentes dans le secteur productif d’autre part. De ce fait elles attireraient les firmes les plus disposées à investir dans la recherche et une sorte de cercle vertueux permettrait alors d’attirer de plus en plus de gens cultivés, de produire de plus en plus d’innovations et d’offrir des produits culturels de plus en plus élaborés et rémunérateurs.
Ce schéma est séduisant mais il est, au niveau théorique, similaire au choc des civilisations c’est à dire indigent. Il suppose qu’une ville créative soit habitée par une population homogène, exigeante dont les besoins matériels autres que culturels seraient miraculeusement comblés sans qu’aucune population laborieuse ne vienne s’immiscer dans les logements du centre. Il suppose que la culture n’est faite que par les gens éduqués travaillant dans le secteur innovant. Il suppose donc qu’il n’existe pas de culture chez les manuels et qu’il n’existe pas de culture liée à un patrimoine ancien. Il a également pour présupposé que innovation et culture vont de pair.
Malgré ses défauts théoriques et son orientation politique ultra libérale, le débat sur les villes créatives pose un enjeu qui, lui, mérite d’être étudié avec soin : en quoi des activités artistiques peuvent-elles avoir un impact sur le développement territorial ?
Ce numéro de la revue Territoire en Mouvement propose une série d’articles qui traitent chacun de cas particuliers, à partir de données mesurées, cartographiées, critiquées. Le lecteur dispose donc d’un matériel fiable pour se faire une idée non simpliste des impacts des activités créatrices sur le développement et la dynamique d’un territoire.
Les premiers articles proposent une définition et une description du phénomène. Il ne s’agit pas de définir la ville créative mais de poser un enjeu théorique clair. Il convient d’étudier certaines activités en tant qu’elles impactent certains lieux. Ces activités sont inventoriées dans l’article de D. Sanchez-Serra. Il s’agit d’une première famille d’activités récréatives et culturelles : activités liées à l’audiovisuel (« télévision et radio »), à la « vidéo et aux dessins d’animation », aux « autres activités récréatives » par exemple le cinéma. Une seconde famille regroupe l’édition, l’imprimerie et la reproduction de matériel sonore. Schématiquement la première famille concerne la création de produits culturels tandis que la seconde regroupe la reproduction de ces produits. L’article de T. Debroux précise qu’il faut également distinguer trois grands types de lieux. Il y a d’abord ceux où la culture est produite, ceux où elle est consommée et ceux pour lesquels une activité culturelle est un élément parmi d’autre de revitalisation urbaine. Ce troisième cas concerne par exemple l’installation d’un musée, ou d’une bibliothèque dans un lieu nouveau.
Ces deux articles permettent d’envisager clairement une problématique bien définie. On peut parler de lieux créatifs, voire de quartiers créatifs du point de vue de la reproduction des objets culturels. Il est, par contre extrêmement délicat de parler de lieux de création. Il y a certes des lieux (des studios) où les films sont tournés mais rien ne dit que ces lieux sont ceux où le scénario a été écrit. En fait la notion de lieu créateur est limitée : elle définit le lieu où un produit culturel est matériellement créé, pas nécessairement le lieu où il est intellectuellement conçu. Parler de lieu créatif c’est risquer de faire l’impasse sur la notion d’auteur. Il faut donc introduire un nouveau lieu, qui est le domicile de l’artiste.
De nombreuses cartes illustrent ces premières considérations et donnent à la problématique des lieux une dimension spatiale étonnante. Si l’on suit les définitions des activités et que l’on cherche à identifier, en France les bassins d’emplois où elles sont présentes, on voit apparaître, sans surprise que la région parisienne concentre 65 % de ces activités. Ce qui est surprenant est qu’aucune ville en région ne dépasse 3 %. Lille et Marseille sont à 2,7%, puis seules les villes de Rennes, Montpellier, Strasbourg et Clermont-Ferrand dépassent 1, 5% ! Lyon et Toulouse n’apparaissent pas dans le classement des 64 premières villes, alors que Sarreguemines et Nogent le Rotrou y sont.
Si on cartographie non plus des valeurs absolues mais des abondances relatives (nombre d’emplois « artistiques » ainsi définis par rapport au nombre d’emplois total du lieu) quatre sites sortent du lot : la région parisienne, la région de Lille, celle de Mortagne au Perche, celle de la Mayenne du Nord Est. À coup sûr de telles cartes donnent à réfléchir au sujet de la notion de ville créative !
Un groupe d’autres articles (C. Boichot, H. Dubucs, K. Tafel-Vila et S. Lassur) étudient l’impact des activités artistiques sur la ville à l’échelle du quartier. Là encore les cartes sont très intéressantes, aussi bien quand elles décrivent Tallinn, Paris et sa banlieue, Berlin que Bruxelles (article déjà cité de H. Debroux). Globalement ces cartes pointent à peu près toutes la même chose : les artistes s’installent là où les loyers pour leur atelier sont les moins élevés, et les communes peuvent jouer sur ces loyers en finançant des ateliers d’artistes. En ce sens certaines communes voisines de Paris ou de Bruxelles peuvent choisir de se construire une nouvelle image en attirant ainsi de nouvelles populations et en créant ou subventionnant par ailleurs des lieux d’exposition. Ixelles et Montreuil sont par exemple des cas emblématiques. À Tallinn et Berlin cette politique incitative est limitée à la ville centre.
Si l’on change d’échelle et que l’on s’intéresse à la dimension régionale, on trouve d’autres types d’impacts de la création artistique sur les territoires. L’article de C. Delfosse et P.M. Georges est consacré aux territoires ruraux. La présence des artistes y est diffuse, car ils n’habitent pas dans un seul quartier, la présence des œuvres est dispersée (par exemple les travaux de Land Art). Les artistes professionnels et les artistes amateurs se différencient peu et ils peuvent avoir des rôles très variés. Certains sont instrumentalisés comme faire-valoir lors d’une manifestation, d’autres s’impliquent durablement dans la valorisation du patrimoine local et dans la formation des jeunes. Dans tous les cas se pose la question de la relation entre la création contemporaine et les identités locales. Cet article incite donc à réfléchir à ce que serait l’équivalent d’une ville créative dans un territoire sans ville, mais pas sans culture. L’enjeu culturel et identitaire à l’échelle nationale est abordé dans un article (C. Ntaflou) sur la création des musées d’art contemporain, les pinacothèques, en Grèce. La culture artistique dominante et nationale est très attachée au patrimoine archéologique et, de ce fait, la création contemporaine est moins valorisée, sinon par des pratiques de mécénat parfois relayées par les autorités locales. Il y a donc un clair enjeu de développement local, particulièrement pour les sites qui, moins riches en vestiges archéologiques, ne sont pas les plus touristiques au départ. Enfin l’article de T. Perrin aborde les territoires créatifs à l’échelle transfrontalière et signale combien les pratiques artistiques risquent parfois de se dissoudre dans des pratiques touristiques ou de s’inféoder à des discours identitaires. Malgré ces risques, les pratiques artistiques de l’entre-deux existent et se développent.
L’ensemble des ce numéro est donc riche et passionnant. Il fournit une base sérieuse pour envisager de réfléchir, au-delà des slogans simplistes et des faux concepts à la mode, au sujet de plusieurs thèmes importants. Le premier concerne le statut de l’artiste, dont il n’est pas du tout évident qu’il doive impliquer un engagement. Si engagement il y a, doit-il aller vers une cause politique, vers un lieu particulier, vers une esthétique spécifique ? Et comment cela se combinerait-il ? Un second enjeu est celui du développement territorial. Ce qui marche dans une ville dense est-il pertinent dans un espace rural ? Toute ville est-elle destinée à abriter un quartier artistique branché pour être considérée comme innovante ? Le dernier enjeu rassemble et résume tous les autres : quels liens peuvent exister entre art et territoire ? La notion de développement territorial a un sens mais l’Art se développe-t-il ? Il convient donc d’abord de bien clarifier ce que l’on entend par Art et de se demander si la façon dont on le définit ne conduit pas à le limiter, à l’instrumentaliser. En bref la question est celle d’un Art militant pour un territoire. Libre à chacun de penser ce qu’il veut, mais pour penser intelligemment, il est indispensable d’avoir lu avec attention cet ensemble remarquable de travaux.
Hervé Regnauld
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Professeur de géographie physique à l’université de Rennes-II (université européenne de Bretagne) et membre du laboratoire Costel (UMR 6554 CNRS).Une partie de ses travaux portent sur la morphodynamique des littoraux et particulièrement sur leur capacité à répondre/ absorber/ atténuer les événements extrêmes comme des tempêtes ou des tsunamis. L’enjeu est de déterminer si de tels événements ont, ou pas, un impact durable sur le comportement du littoral. Un autre aspect de son travail concerne les relations entre la philosophie contemporaine, la géographie physique et les arts plastiques. Un intérêt particulier est porté à certains concepts deleuziens et aux oeuvres proches du Land Art. Site personnel : http://www.uhb.fr/sc_sociales/costel/herveregnauld.html.
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Artistes et territoires créatifs en Europe. Dynamiques communautaires ou dynamiques économiques ?, Revue Territoire en Mouvement, CNRS, 2014
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