Lu / Les Bulles de Bilbao. La mutation des musées depuis Franck Gehry, J.-M. Tobelem, L. M. Lus Arana et J. Ockman
Eloïse Libourel
Paru en 2014 aux éditions B2, dans la collection « Actualités », qui s’intéresse principalement à des thématiques architecturales, l’ouvrage Les Bulles de Bilbao. La mutation des musées depuis Franck Gehry se présente comme un recueil de trois textes articulés autour de celui de Jean-Michel Tobelem, proposant trois réflexions sur l’architecture des nouveaux musées d’art contemporain ainsi que sur leur modèle économique. Le musée Guggenheim de Bilbao, confié à l’architecte Franck Gehry et mis en avant dans le titre, est donc le point de départ et le prétexte d’une réflexion en réalité beaucoup plus large. En effet, le livre est organisé autour du texte central de Jean-Michel Tobelem intitulé « Les musées, symboles du capitalisme triomphant ? », qui ne porte paradoxalement pas spécifiquement sur le cas du musée Guggenheim de Bilbao. Outre un avant-propos assez court signé de Boris Veblen (auteur des Nouveaux ghettos du Gotha), l’ouvrage repose sur une préface de l’architecte et urbaniste espagnol Luis Miguel Lus Arana, « After effects. Le Guggenheim et l’effet Bilbao », qui est quant à elle centrée sur le cas de Bilbao, ainsi que sur une postface de l’historienne américaine de l’architecture Joan Ockman intitulée « Au-delà de Bilbao ». Il s’agit donc plutôt de trois éclairages sur un même objet, les musées contemporains, dont le Guggenheim de Bilbao est devenu l’archétype.
Quoique les différents textes composant l’ouvrage apportent des points de vue sensiblement différents, par la discipline et le positionnement de leurs auteurs respectifs, ils dialoguent autour de trois grands thèmes :
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- les conditions de possibilité architecturales et urbaines pour que se reproduise un « effet Guggenheim » ou un « effet Bilbao ;
- la possible circulation du modèle de Bilbao et sa diffusion à d’autres villes en quête d’une régénération urbaine qui pourrait reposer sur un grand équipement symbolique ;
- les relations complexes entre art contemporain, projets architecturaux et grand capital qui se jouent dans la construction, par des fondations privées, de musées qui deviennent des éléments d’une « marque ».
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« Effet Guggenheim », « effet Bilbao » et retour
Partant du constat d’existence simultanée d’un « effet Guggenheim » à Bilbao, mais aussi d’un « effet Bilbao » pour la fondation Guggenheim et plus largement pour les projets de rénovation urbaine, les différents auteurs de l’ouvrage se rejoignent autour d’un double constat. D’une part, la construction du musée Guggenheim de Bilbao marque un moment de la régénération urbaine de la ville, et d’autre part elle participe d’une logique de marketing territorial qui associe la quête d’une dimension métropolitaine à la construction d’un grand équipement prestigieux confié à un architecte de renom. De la sorte, Franck Gehry atteint grâce à ce musée le sommet de sa renommée internationale, tandis que Bilbao se débarrasse d’une image industrielle pour se doter d’un nouveau vernis de modernité.
Luis Miguel Lus Arana interroge ce moment de régénération urbaine que constitue la construction du musée et qui s’inscrit, d’après lui, dans un temps plus long de reconversion urbaine, amorcé dès les années 1980 avec une multitude de projets successifs en ville. Le musée serait donc l’aboutissement d’un processus et non son élément déclencheur. Ainsi, pour comprendre l’effet Bilbao, Boris Veblen suggère qu’il faut considérer ce moment comme un moment de l’aménagement, un « heureux accident » qui ne peut être compris que dans son contexte, mais qui ne peut être considéré comme un détonateur ou un facilitateur de la métropolisation de Bilbao. De plus, il note que la rénovation urbaine et la requalification d’une partie des espaces industriels se sont traduites pour la ville par une meilleure visibilité internationale, certes, mais également par une perte de l’identité urbaine de Bilbao, fondée sur son histoire industrielle. Par ailleurs, pour Joan Ockman, les répercussions du Guggenheim de Bilbao confié à Franck Gehry dépassent largement les questions d’urbanisme pour poser celles du modèle des musées et de la manière dont ils sont appropriés par les citoyens, mais également par les visiteurs. Si le musée est très bien accepté par les habitants, il est avant tout un décor ou un écrin pour l’accueil du tourisme.
C’est donc la question des conditions du succès du musée Guggenheim de Bilbao, à la fois comme équipement culturel, comme geste architectural, et comme élément fort du projet urbain qui est ici posée, les auteurs s’accordant à reconnaître l’existence d’un « effet Guggenheim » et d’un « effet Bilbao », mais mettant en doute sa reproductibilité.
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De « l’effet » au « modèle » : le Guggenheim de Bilbao est-il reproductible ?
Partant du constat de l’intérêt d’un grand nombre de villes et d’institutions culturelles pour le succès du musée Guggenheim de Bilbao, les auteurs de l’ouvrage scrutent les conditions de la diffusion et de la circulation d’un modèle de musée contemporain. Le musée Guggenheim de Bilbao est en effet présenté comme un geste urbain, conçu lui-même comme une œuvre d’art qui, en attirant le public, vole pratiquement la vedette aux œuvres exposées. La visibilité du musée dans la ville en fait un paradigme de la requalification des espaces urbains à travers le monde, comme en témoignent les nombreux projets de musées conçus comme des gestes architecturaux (le Centre Pompidou de Metz ou la Fondation LVMH du Bois de Boulogne par exemple).
Jean-Michel Tobelem emmène ainsi le lecteur dans un tour du monde des nouveaux musées d’art contemporain confiés à de grands architectes et souligne que ces projets s’inscrivent dans la logique du city branding et de la recherche de marqueurs de la métropole contemporaine. Le Guggenheim de Bilbao serait l’un des premiers avatars des grands équipements conçus non pas pour leur fonction mais comme les attributs d’une modernité et d’un rang supposé dans la hiérarchie urbaine, dont les marqueurs se retrouvent également dans la construction de certaines gares, aéroports ou bâtiments emblématiques confiés à des architectes dont le renom est perçu comme une assurance pour la ville.
Ainsi, la question posée en filigrane est celle de l’instrumentalisation des musées comme outils d’aménagement du territoire plus que comme équipements culturels, instrumentalisation également perceptible à travers d’autres types de grands équipements.
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Les musées et le grand capital
La troisième grande thématique abordée par l’ouvrage est celle des liens entretenus entre les musées récents, du type du Guggenheim de Bilbao, et les acteurs financiers de premier plan. Boris Veblen parle à ce sujet de « flirt contre-nature entre art contemporain et grand capital », s’appuyant sur les exemples nombreux fournis par les fondations muséales adossées à de grands groupes de l’industrie du luxe notamment. Cette question est déclinée à travers deux thématiques principales : la marchandisation de l’art de l’art d’une part, et l’inclusion des musées en tant que tels dans une stratégie commerciale d’autre part.
La question de la marchandisation de l’art, également soulevée par Joan Ockman, dans une réflexion élargie à l’ensemble des musées contemporains, au-delà du seul cas de Bilbao, est d’abord celle de la mise en place d’un marché de l’échange des œuvres d’art entre les différents musées, qui conduit à la tarification de la mise à disposition des œuvres, pour une durée variable, rendant celles-ci plus ou moins accessibles au public en fonction de la puissance budgétaire de chaque institution. En outre, la question des politiques tarifaires est posée, entre augmentation constante des prix des visites, qui accompagne la marchandisation croissante de l’art contemporain, et manque structurel de rentabilité des équipements culturels. Or, comme le souligne Joan Ockman, les visiteurs eux-mêmes, sous l’effet de cette augmentation des prix, se posent désormais plus en consommateurs d’une collection qu’en contemplateurs d’un objet d’art.
Par ailleurs, les principaux grands musées contemporains sont associés à de grandes marques commerciales, comme LVMH pour le nouveau musée d’art contemporain du Bois de Boulogne, voire deviennent eux-mêmes des marques, comme le Guggenheim, qui s’exporte dans de nombreuses villes et en vient à représenter un bien de consommation en tant que tel, matérialisé à travers ses nombreux produits dérivés. Dans cette logique, les auteurs ouvrent le débat sur les objectifs des fondations muséales, qui, quoique n’étant pas nécessairement rentables, voient dans leurs investissements culturels une manière de promouvoir leurs autres produits ou marques, comme c’est notamment dans le cas de LVMH à Paris.
D’après les auteurs, le modèle de Bilbao, qui peut être considéré comme un succès lié à un contexte bien précis, n’apparaît pas reproductible, que ce soit par l’appel à des « starchitectes » ou par la création d’équipements métropolitains. La question de la définition d’un « moment Bilbao » reste donc posée dans ce bref ouvrage qui invite à inscrire les musées contemporains dans une réflexion urbaine et économique plus large. Toutefois, le caractère composite de l’ouvrage, dans lequel le cas de Bilbao est un prétexte plus qu’un objet, laisse le lecteur sur sa faim : on y cherche vainement une analyse précise de la situation de la capitale basque, qui n’est qu’effleurée en début d’ouvrage. Les analyses proposées par les différents auteurs se croisent, proposant des regards complémentaires sur la construction et de la circulation de modèles architecturaux, sur les liens entre art et acteurs financiers et sur les politiques d’urbanisme monumental des grandes villes. Toutefois, on peut regretter que les opinions des différents auteurs soient relativement peu explicitées et étayées, exprimées le plus souvent sur le ton du pamphlet.
ELOISE LIBOUREL
Eloïse Libourel est ATER en géographie à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée. Rattachée au Laboratoire Ville Mobilité Transport (UMR-T 9403), ses recherches portent sur les réseaux transeuropéens de transports et en particulier sur la territorialisation des politiques publiques européennes et nationales de transport en Espagne.
TOBELEM J.-M. et al., 2014, Les Bulles de Bilbao. La mutation des musées depuis Franck Gehry, Paris, B2 (coll. Actualités), 144 p.
Jean-Michel Tobelem est enseignant en gestion des musées à l’École du Louvre et directeur du cabinet de conseil Option Culture.
Luis Miguel Lus Arana est architecte-urbaniste. Il enseigne à l’Université de Saragosse (Espagne).
Joan Ockman est historienne et critique d’art, spécialisée dans l’histoire de l’architecture. Elle enseigne à l’Université de Pennsylvanie à Philadelphie.
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Quelques références pour aller plus loin
Gravari-Barbas M. & Renard-Delautre C. (éds.), 2015, Starchitecture(s) – Figures d’architectes et espace urbain, Paris, L’Harmattan, 272 p.
Veblen B., 2011, Les nouveaux ghettos du Gotha, Paris, B2 (coll. « Actualités »), 72 p.