Urbanités sud-est asiatiques / La gestion des risques dans les villes vietnamiennes : une lecture critique des politiques environnementales

Clara Jullien et Gwenn Pulliat

L’article de Clara Jullien et Gwenn Pulliat au format PDF


Durant les mois de septembre et d’octobre 2019, la ville de Can Tho, située dans le delta du Mékong au sud du Vietnam, a connu des amplitudes de marée records. D’après le directeur adjoint du Research Institute for Climate Change of Mekong Delta Le Anh Tuan, une hausse de 2,25 m du niveau du fleuve Hau a été enregistrée le 30 septembre, une hauteur d’eau sans précédent ces dernières décennies. Ces marées ont occasionné des inondations trèsimportantes dans le centre-ville, et la majeure partie des rues centrales s’est retrouvée sous 60 cm d’eau (Việt Nam News, 2019). Les inondations constituent le risque le plus fréquent dans les villes vietnamiennes. Les villes des montagnes du nord et du centre doivent faire face à des inondations soudaines (flash floods), tandis que les villes deltaïques du nord (delta du fleuve Rouge) et du sud (delta du Mékong) sont davantage touchées par des inondations plus lentes au rythme des marées (slow onset), sans que cela soit exclusif. Mais le Vietnam est aussi affecté par les tempêtes et typhons, les glissements de terrain ou encore l’érosion côtière et fluviale rapide. Or ces différents aléas sont susceptibles d’être renforcés par les effets du changement climatique. Par exemple, l’augmentation du niveau de la mer se traduit par des inondations plus intenses et plus fréquentes, particulièrement en milieu urbain, mais aussi par une érosion fluviale et côtière accrue. Alors que les populations du pays se concentrent dans deux deltas, ces enjeux à venir sont d’une importance extrême. De plus, la croissance démographique se localise principalement dans les villes, et l’urbanisation s’étend largement sur les terres périurbaines. Cette expansion et cette densification des villes modifient l’expression des aléas environnementaux, etles populations exposées sont de plus en plus nombreuses. C’est pourquoi dans ce contexte d’urbanisation rapide, les villes constituent un espace crucialà considérer en matière de gestion des risques.

Le gouvernement vietnamien pose l’adaptation au changement climatique comme une priorité de premier ordre. En 2007, il a adopté le document cadre : la National Strategy for Natural Disaster Prevention, Response and Mitigation to 2020(République Socialiste du Vietnam, 2007). Ce document fonde une position très interventionniste sur la gestion des risques environnementaux : l’État assume et réaffirme son statut de garant de la sécurité des citoyens et citoyennes du pays. Il se positionne radicalement en contre-pied des postures qui, mettant en avant la capacité d’adaptation autonome des populations ou leur « résilience », portent en elles le germe d’un désengagement étatique (Quenault, 2013). En outre, l’enjeu de visibilité est d’autant plus grand pour le gouvernement que l’attention internationale se porte particulièrement sur le Vietnam du fait de sa forte exposition. Le delta du Mékong confronté à la montée du niveau de la mer fait ainsi figure de laboratoire mondial du changement climatique au même titre que certaines îles de l’Océan Pacifique.

Pourtant, des incohérences ressortent parfois des choix d’aménagement observés à une échelle fine. Les choix réalisés en matière de développement urbain entrent parfois en contradiction avec une approche de prévention des risques. Par exemple, la planification urbaine qui favorise l’urbanisation le long des berges de fleuve est susceptible d’accroître l’exposition des personnes au risque d’inondation et, partant, les dommages subséquents. Entre objectif de développement et objectif de sécurisation d’une part, entre incidence escomptée et conséquences effectives d’autre part, les politiques de gestion des risques sont loin d’être univoques. C’est pourquoi nous interrogeons ces politiques environnementales et leur mise en œuvre dans le cadre de la planification urbaine. Quels nouveaux risques émergent de ces politiques environnementales ? Quelle place est accordée à la gestion des risques par rapport aux objectifs de développement urbain ?

Cet article se fonde sur deux séries de travaux. Un premier ensemble d’entretiens qualitatifs a été mené en 2017 à Lao Cai, ville secondaire dans le nord du Vietnam, auprès d’autorités locales (23) et de résidents et résidentes de deux quartiers de la ville (45). Ils ont porté sur la gouvernance environnementale aux échelles provinciales, municipales et locales, et sur la perception des risques environnementaux par les résidents et résidentes. Ces entretiens ont été réalisés dans le cadre du partenariat de recherche Urban Climate Resilience in Southeast Asia(UCRSEA)1. Un second ensemble de travaux préliminaires a été mené dans le cadre du projet GEMMES-Vietnam, débuté en 2019, et portant sur le cas du delta du Mékong et de Can Tho en particulier. Ils incluent une revue de littérature réalisée avec l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), un travail de terrain exploratoire ainsi que des entretiens préliminaires et discussions informelles avec les acteurs en jeu2.

Après un cadrage théorique de notre approche, on verra dans un premier temps que la gestion des risques par la construction d’infrastructures a des effets ambivalents : en rendant des espaces urbanisables, elle peut engendrer des risques plus importants dans le futur. On étudiera ensuite les déplacements de populations, qui ont vocation à réduire leur exposition à divers aléas environnementaux : ces déplacements induisent de nouvelles vulnérabilités socio-économiques. Enfin, on verra que si priorité est donnée au développement urbain, l’intégration d’une composante environnementale est de plus en plus souvent requise pour son financement.

Pour une approche critique des politiques de gestion des risques

On définit les risques comme la combinaison d’un aléa et de la vulnérabilité d’un système (individu, écosystème…) face à cet aléa. Dans son rapport de 2014, le GIEC définit la vulnérabilité comme « une propension ou prédisposition à subir des dommages ». La vulnérabilité est fonction de l’exposition à l’aléa, de la sensibilité face à cet aléa et de la capacité de réponse du système (Cardona, 2003 ; Adger, 2006 ; Gallopin, 2006 ; Reghezza-Zitt et Rufat, 2015). Elle englobe donc notamment les notions de « sensibilité » ou de « fragilité » et « l’incapacité de faire face et de s’adapter » (GIEC, 2014). La vulnérabilité peut être estimée comme un potentiel de pertes. Elle peut être mesurée comme le différentiel des pertes potentielles et de ce qui pourrait être sauvé en mobilisant les capacités. Si la capacité de réponse compense exactement l’exposition et la sensibilité, la vulnérabilité est nulle. La vulnérabilité résulte donc d’une faille, que ce soit d’une absence d’anticipation et de préparation adaptées, ou bien d’un dysfonctionnement du dispositif de gestion des risques.

Les politiques de gestion des risques peuvent alors intervenir sur les différentes composantes des risques. Elles peuvent porter sur l’aléa lui-même : le développement d’infrastructures de protection telles que des digues par exemple, a pour objectif premier de modifier les modalités d’expression de l’aléa. Les réglementations d’urbanisme, quant à elles, ont vocation à réduire l’exposition des personnes. Enfin, le déploiement d’instruments d’alerte face aux aléas climatiques, par exemple, permet de renforcer la préparation et donc la capacité de réponse des personnes concernées.

Dans ce cadre général de gestion des risques, la littérature critique met en avant l’interaction répétée entre processus naturels et actions humaines. Selon P. Pigeon, « les éléments de vulnérabilité ne sont pas passifs, ils transforment les aléas en les dénaturant, ces derniers influençant les éléments de vulnérabilité en retour » (2002). B. Tamru, quant à elle, distingue une interaction ternaire entre « aléa », « processus de vulnérabilisation » découlant d’une anthropisation de l’aléa, et « représentations sociales » (2002).

En dépassant l’opposition classique nature/culture dans la production du risque, la géographie critique de l’environnement entend considérer non seulement les effets environnementaux larges de la gestion des risques, mais aussi les enjeux sociaux qu’elle porte. Elle intègre ainsi d’autres dimensions que le risque ciblé : par exemple, quels sont les impacts de l’endiguement sur la biodiversité, ou sur les territoires en amont et en aval ? Elle considère également l’exposition différenciée selon les groupes humains aux dommages des aléas comme aux politiques de gestion. Toute politique de gestion des risques a pour vocation de protéger des populations humaines, mais les conséquences (positives comme négatives) de leur mise en œuvre sont inégalement réparties sur les territoires et selon les groupes sociaux. C’est cette exposition différenciée aux risques et aux effets des politiques de gestion des risques que nous souhaitons interroger.

Agir sur l’aléa : le développement d’infrastructures aux effets ambivalents

Aménager les villes dans des contextes risqués

Qu’elles soient situées dans les deltas, dans les zones côtières ou sur les berges de fleuves, de nombreuses villes au Vietnam font face au risque d’inondation. C’est le cas de Lao Cai et de Can Tho.

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1. Localisation de Lao Cai et Can Tho (Clara Jullien, 2020)

Can Tho se trouve au cœur du delta du Mékong, à une altitude très faible (0,72 m en moyenne)3. Avec 1,2 million d’habitants en 2018, la ville est le pôle urbain principal du delta4. L’ensemble de son territoire est maillé de cours d’eau et canaux d’une longueur totale cumulée de 3 405 km. Sa faible altitude et l’omniprésence de l’eau expliquent les fréquentes inondations qui affectent la ville, particulièrement durant la saison des pluies. De surcroît, Can Tho connaît un phénomène de subsidence important, estimé à 17,1 mm par an de 1993 à 2013 (Takagi et al., 2016), qui, cumulé avec la montée du niveau de la mer, contribue à une aggravation des inondations. Dans le même temps, le phénomène d’érosion le long des cours d’eau et canaux prend une ampleur inquiétante au point de menacer d’effondrement certaines habitations.

La ville de Lao Cai, quant à elle, se trouve au cœur de la région montagneuse du Nord-Ouest du pays. Ville secondaire, elle compte environ 120 000 habitants et s’étend le long des berges du fleuve Rouge. Les crues sont importantes, et parfois très rapides, engendrant des inondations soudaines et une érosion des berges. La maîtrise des flux du fleuve est, en outre, peu aisée puisque Lao Cai se situe en position frontalière : en amont, la gestion du fleuve est assurée par la Chine, qui y a installé plusieurs barrages. Ainsi, un répondant du Département des Ressources Naturelles et de l’Environnement a évoqué un lâcher d’eau inattendu quelques années auparavant, qui avait conduit à un débordement du fleuve à Lao Cai, sans que les autorités vietnamiennes n’aient été prévenues. Il a assuré que, depuis, la coopération entre les autorités des deux côtés de la frontière était meilleure. Cette communication apparaît toutefois largement dépendante de l’état des relations géopolitiques entre les deux pays.

2. Limites administratives de Lao Cai (Gwenn Pulliat, 2020)

Face au risque d’inondation, les autorités des deux provinces de Lao Cai et de Can Tho développent une stratégie similaire : l’endiguement des fleuves, associé à un rehaussement des berges. À Lao Cai, le projet concerne à la fois le centre-ville, où la canalisation du fleuve est ancienne, et les franges urbaines en aval, en cours d’urbanisation. À Can Tho, la gestion des risques d’inondation et d’érosion s’inscrit plus largement dans l’aménagement du delta du Mékong. Si à l’échelle du delta, l’inondation est une ressource indispensable à l’agriculture et à la pisciculture, en milieu urbain dense elle est au contraire synonyme de dysfonctionnement et d’insécurité. C’est pourquoi la municipalité de Can Tho a fait le choix de développer des infrastructures de protection. Sur les 15 dernières années, la ville a rénové les principaux canaux, le lac urbain Bun Xang, le parc Luu Huu Phuoc, le réseau de digues et le système d’évacuation des eaux (Can Tho Resilience Office, 2019). Surtout, des projets d’envergure d’endiguement des berges des cours d’eau dans le centre-ville et en périphérie sont en cours de développement : ils permettent de canaliser l’eau et de rehausser les berges, mettant une distance accrue entre les zones urbaines et l’eau.

3. Tâche urbaine de l’agglomération de Can Tho et principaux canaux et cours d’eau de surface identifiés à partir d’une image satellitaire (Clara Jullien, 2020)

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Les infrastructures de protection, une approche ambivalente

Pourtant, cette approche pose plusieurs questions. D’abord, à Lao Cai, les infrastructures ont été construites en fonction des crues vicennales, et non pour les crues plus importantes mais moins fréquentes (Lao Cai core working group of M-BRACE project, 2014). Or, la construction d’infrastructures de protection s’accompagne d’un renforcement de l’urbanisation à proximité du fleuve, sur des terres en partie agricoles. Des nouveaux quartiers urbains sont en cours de développement le long du fleuve dans le prolongement du centre-ville. À proximité du centre, il s’agit principalement de projets d’immeubles sur les berges, tandis que dans la frange urbaine au sud de la ville, les nouveaux quartiers sont moins denses et accueillent les ménages anciennement agricoles de ces espaces. Mais les projets d’urbanisation future sont plus ambitieux : le quartier de Xuan Tang en est un exemple. Avec l’ouverture de l’autoroute Hanoi – Lao Cai – Kunming en Chine, dont l’un des points d’accès se trouve à proximité du quartier, plusieurs projets d’urbanisation sont prévus. Ils portent principalement sur la construction de logements, dans un nouveau quartier plus dense mais aussi sur les berges rehaussées, d’une zone artisanale, d’infrastructures de transport, ainsi que d’une université et d’autres projets à venir.

4. Urbanisation récente le long du fleuve Rouge à Lao Cai, sur les berges endiguées et rehaussées (Gwenn Pulliat, 2017)

Aussi, quand les crues plus importantes surviendront, elles se produiront sur des espaces comportant à la fois plus d’enjeux humains et économiques, mais présentant en outre une plus faible capacité d’absorption des eaux, puisque les terres agricoles sont progressivement urbanisées et donc imperméabilisées. C’est pourquoi les modifications d’usages des sols et les infrastructures de protection telles qu’elles sont mises en œuvre peuvent avoir un effet ambivalent sur les risques : elles modifient l’expression de l’aléa, mais aussi la préparation des habitants face aux aléas majeurs. En induisant un sentiment de protection, elles sont susceptibles d’accroître les dommages des inondations futures.

La situation est similaire à Can Tho. D’après la Resilience Strategyrécemment publiée par la municipalité de Can Tho, la réalisation des plans de développement urbain et d’usage des sols actuellement en vigueur pourrait causer une augmentation de l’intensité des inondations à Can Tho allant jusqu’à 18 % (Can Tho Resilience Office, 2019). En plus de l’imperméabilisation des sols, le poids des constructions contribue à accélérer la compaction naturelle et donc la subsidence des sols. L’extraction de sable dans les cours d’eau du delta pour l’élaboration de matériaux de construction a aussi un impact important sur l’érosion et la subsidence. Les politiques urbaines sont donc disparates : d’une part, une planification qui accroît le risque d’inondation, d’autre part une volonté de développement d’infrastructures en vue de le limiter, avec des effets probablement contrastés. Ces dynamiques discordantes rendent compte des difficultés à faire valoir les politiques environnementales face à l’impératif d’urbanisation.

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Réduire l’exposition : les opérations de relogement des populations

Le relogement, un choix stratégique au Vietnam

Le deuxième mode de gestion des risques environnementaux se situe du côté de l’exposition aux aléas : en déplaçant les individus résidant dans les zones les plus exposées, on réduit leur vulnérabilité et les dommages potentiels. À l’échelle internationale, le relogement face aux risques environnementaux est généralement considéré comme une solution extrême (Tadgell, 2017), intervenant notamment lorsque l’adaptation sur site est techniquement impossible (par exemple en cas de glissement de terrain soudain lié à l’érosion côtière), ou lorsque les coûts d’adaptation sur place sont jugés trop élevés. Au Vietnam pourtant, les autorités y voient aussi une opportunité de réorganisation d’un territoire et y ont largement recours. Depuis la réunification en 1975, le gouvernement a régulièrement mené des opérations de relogement, d’abord dans le but de résorber des déséquilibres démographiques à l’échelle du territoire national. On estime qu’entre 1976 et 1995, 4,6 millions de personnes ont été relogées, principalement sur de courtes distances (Chun, 2015), suivis de 2 millions de relogés de 1994 à 1999. Aujourd’hui, certains plans de relogement ont vocation à protéger des populations soumises à de fortes pressions environnementales : c’est le cas des berges de Can Tho, où il s’agit de mettre les résidents à l’abri du risque d’inondation et d’érosion. La municipalité de Can Tho devrait compter pas moins de 11 500 ménages relogés au cours de la période 2015-2020 (Entzinger et Scholten, 2015). Selon les cas, il peut s’agir d’une incitation, par le biais d’aides financières réservées à la construction d’un logement sur un terrain dédié, ou d’un déplacement obligatoire, avec des compensations financières et matérielles associées. La National Strategy for Natural Disaster Prevention, Response and Mitigation to 2020énonce d’ailleurs la mise en œuvre de procédures de relogement comme l’un des neuf objectifs principaux. Le relogement, pourtant synonyme de mobilité, est pensé comme vecteur de stabilité pour les personnes vivant en zones à risque : il s’agit de sortir les populations d’une situation d’incertitude. Il vise en priorité les populations exposées au risque d’inondation soudaine et de glissement de terrain, c’est-à-dire des risques rapides et dont la date de survenue est difficile à anticiper. C’est le cas dans le quartier périphérique de Van Hoa à Lao Cai par exemple : une partie des terres affectées par l’érosion des berges et les glissements de terrain a été saisie, et les personnes expropriées ont bénéficié de terrains de relogement mis à disposition gratuitement, associés à une compensation financière pour reconstruire un logement.

Cependant, dans les périphéries urbaines, les motifs justifiant les relogements sont parfois équivoques. Ainsi, à Lao Cai, le plan de développement de la ville prévoit d’ambitieux projets urbains requérant de larges emprises foncières. Dans quelle mesure l’argument de protection environnementale est-il utilisé comme justification d’une politique d’expropriation en faveur du développement urbain et d’une réorganisation de l’espace sur un modèle d’urbanisme citadin ? Dans le quartier de Xuan Tang, à Lao Cai, la saisie des terres et le relogement des habitants autour du nouveau centre du quartier a précédé la mise en œuvre des projets d’urbanisation ; elle sert en revanche à réorienter les populations et transformer leurs modes d’habiter, pour que l’agriculture laisse la place à d’autres formes d’activités urbaines. Cette dynamique de saisie des terres accompagne l’idéologie pro-urbaine affichée, et permet d’accélérer la transition d’un espace périurbain encore largement rural et agricole vers un quartier urbain davantage intégré à la ville-centre. Un répondant du Comité Populaire de la province explicite son point de vue : « Il faut préserver les forêts, mais pas les terrains agricoles qui sont mauvais pour l’image de la ville. Ils créent de la pollution au moment des récoltes, ils ne sont pas adaptés à la ville » (entretien anonyme, juillet 2017). Parallèlement, la stratégie de réhabilitation des berges permet d’ouvrir la voie à de futurs investissements économiques, suivant les modèles de redéveloppement des berges que l’on observe dans de nombreuses villes du monde, dont Séoul par exemple. Autrement dit, la politique environnementale est opportunément au service d’une transition urbaine promue par les autorités et affichée comme un objectif.

5. Nouveau quartier urbain en périphérie de Lao Cai, suite au relogement progressif des populations au sein du quartier. Les anciennes maisons traditionnelles à un seul niveau disposant d’une cour et d’un jardin étaient dispersées sur le territoire de ce quartier encore largement agricole. Avec les expropriations, elles ont été remplacées par des habitations à étage et concentrées autour du nouveau centre du quartier, bien que les formes urbaines restent peu denses dans cette frange urbaine (Gwenn Pulliat, 2017).

Les multiples facettes de la vulnérabilité : déplacer le problème par le relogement ?

On peut lire les procédures de relogement au Vietnam à travers le cadre théorique des quatre « pouvoirs d’exclusion » exposé par D. Hall, P. Hirsch et T. Li Murray (2011), et que P. To, S. Mahanty et A. Wells-Dang ont déjà mobilisé au Vietnam à propos des récentes réformes juridiques en faveur de l’accumulation foncière (To et al., 2019). Le pouvoir de « régulation » (1) du gouvernement s’exerce à travers la cartographie des risques et celle de l’usage des sols, ainsi que l’attribution consécutive des permis de construire. L’usage de la « force » (2) se traduit dans les procédures d’éviction et de relogement sans possibilité de refus de la part des populations concernées. Le rôle du « marché » (3) est prépondérant dans la mesure où les montants des compensations financières sont fondés sur une estimation des prix du marché (Ty et al., 2013). Enfin, cette grille de lecture se révèle particulièrement pertinente en ce qui concerne le pouvoir de « légitimation » (4). Dans le cas de la gestion des risques, la légitimation est rendue évidente par l’argument de la nécessaire mise en sécurité des populations.

Dans ce contexte, les relogements présentent des défis importants pour les populations déplacées. Les déplacements sont souvent de courtes distances : à Lao Cai par exemple, ils se produisent au sein du même quartier. Cependant, ils s’accompagnent d’une transformation de l’habitat, mais aussi et surtout d’une transformation des moyens d’existence, puisque les terres agricoles sont également saisies. C’est ce que déplorent largement les habitants et habitantes de ces quartiers. Si, avec l’urbanisation, les activités agricoles ne représentent plus qu’une partie des ressources des ménages, elles constituent fréquemment un complément de ressources, et restent importantes pour les personnes qui connaissent des difficultés pour se faire employer dans le secteur formel (personnes âgées, ou avec de jeunes enfants par exemple). Les agriculteurs et les agricultrices estiment qu’il leur est difficile de trouver des revenus de substitution après la perte de leurs terres. Un éleveur de porcs âgé d’une cinquantaine d’années prime fortement son opposition : « Ils vont nous prendre nos terres, mais moi je ne veux rien faire d’autre » (entretien anonyme, juillet 2017). Cette situation révèle deux éléments : d’abord, une forte différenciation des conséquences de ces politiques selon les générations. Ensuite, une question de temporalité : les activités agricoles dans les franges périurbaines de Lao Cai sont identifiées comme particulièrement soumises aux impacts futurs du changement climatique (Lao Cai Core Working Group of M-BRACE project, 2014), mais elles sont également affectées et dégradées par le développement urbain de façon plus générale (pollution des eaux et des sols, mitage de l’espace etc.). Une transformation des ressources des agriculteurs et agricultrices concernés s’accompagne donc probablement d’une moindre vulnérabilité face à ces enjeux climatiques, à moyen et long terme. Mais la transition n’est ni souhaitée ni aisée : les relogements impliquent, à court terme, pour ces populations, une plus grande vulnérabilité économique.

Ainsi, faire le bilan de l’impact d’une opération d’aménagement sur la vulnérabilité d’une population requiert de prendre en compte les multiples facettes de la vulnérabilité. Celle-ci ne se limite pas à sa dimension environnementale mais inclut également des dimensions juridiques, économiques et sociales. Réduire la vulnérabilité strictement environnementale d’une population en la déplaçant peut conduire à en aggraver la vulnérabilité économique si le marché de l’emploi du site de relogement n’est pas adéquat. De la même manière, la rupture dans l’environnement social des relogés occasionnée par le déplacement peut in fineavoir un impact négatif sur leur vulnérabilité globale (Miller, 2019 ; Adger, 1999).

De façon générale, au Vietnam, c’est la question des indemnisations qui suscite le plus de débats : niveau (jugé trop faible et non négociable quand il s’agit de projets gouvernementaux), délais et modalités de distribution, conditions d’utilisation. Les résidents et résidentes interrogés à Lao Cai rapportent l’existence de réunions publiques d’information concernant les projets d’expropriation et de développement dans le quartier, mais estiment n’avoir pas de moyen d’action pour faire valoir leurs intérêts ou entendre leurs voix. En effet, le contexte autoritaire implique des rapports de pouvoir déséquilibrés entre le gouvernement aux échelons local et national d’une part et les populations d’autre part. Les opportunités de contestation restent limitées. Il convient de souligner que, selon les entretiens préliminaires menés auprès de l’AFD, les procédures mises en œuvre au Vietnam sont relativement satisfaisantes au regard des normes internationales, dans la mesure où des organes dédiés existent ou des procédures spécifiques sont détaillées et inscrites dans la loi. Néanmoins, les répondants et répondantes de l’enquête de Lao Cai concernés expriment un certain sentiment d’injustice face à ces relogements, tout en soulignant le caractère inéluctable du déplacement pour celles et ceux qui voient leurs terres s’éroder, et l’amélioration du quartier grâce aux nouvelles infrastructures qui y sont développées (transport notamment).

Les politiques de gestion des risques au Vietnam : arbitrages et choix stratégiques

Le choix du gouvernement vietnamien de protéger les territoires urbains et ruraux par des infrastructures s’inscrit dans la continuité d’une stratégie volontariste d’urbanisation. Depuis l’ouverture à l’économie de marché en 1986 et l’entrée dans la politique de Renouveau (Đổi Mới), le gouvernement a encouragé les dynamiques d’urbanisation en cherchant à attirer des investisseurs nationaux et étrangers et à développer l’industrie par la mise en œuvre de zones industrielles spéciales. C’est dans cette orientation nationale que s’inscrivent les infrastructures lourdes de protection comme les digues. Cela fait écho à une vision de la modernité associée à l’urbain (Leaf, 2011). Soulignons que d’autres procédés de gestion des risques existent.Le développement et la préservation des espaces verts par exemple, notamment les forêts littorales ou les ripisylves le long des cours d’eau, peuvent être des moyens de limiter les risques d’inondation et d’érosion. Ces approches plus soucieuses de l’environnement ne correspondent pas au choix des autorités vietnamiennes. Dans le cas de Can Tho par exemple, le parti pris en faveur d’une approche infrastructurelle est très net et se voit à travers la réduction conséquente des espaces verts, que la Resilience Strategyde Can Tho évalue à près de 23 000 hectares entre 1990 et 2018. Durant les deux dernières décennies, la longueur totale du réseau de cours d’eau et de canaux a également été drastiquement réduite, particulièrement dans le centre-ville, ce qui impacte très négativement la capacité naturelle de stockage et de drainage des eaux. La primauté est clairement accordée au développement urbain. Néanmoins, on peut souligner la réorientation qui semble se dessiner à travers les recommandations récentes en matière d’aménagement urbain et de gestion des risques. La Resilience Strategyde Can Tho énonce ainsi des mesures concrètes visant à protéger les espaces naturels verts et bleus et à développer des infrastructures vertes dans l’élaboration de la résilience urbaine (réglementations, construction et rénovation de parcs, dispositifs de collecte d’eau de pluie notamment) (Can Tho Resilience Office, 2019).

Enfin, la mise en avant de la portée environnementale des choix d’aménagement semble répondre aux attentes des bailleurs internationaux. À Can Tho, le réaménagement des berges du fleuve est financé pour partie par plusieurs de ces bailleurs, en particulier la Banque Mondiale et l’Agence Française de Développement. À l’heure de la mise à l’agenda politique mondial des questions d’adaptation au changement climatique, la mise en avant de l’impératif de sécurisation des territoires devient primordiale pour obtenir les financements internationaux escomptés. Le couplage des impératifs environnementaux et des projets d’aménagement urbain peut ainsi permettre de rendre ces derniers prioritaires. À Can Tho comme à Lao Cai les projets d’endiguement et les déplacements de populations associés sont justifiés par l’adaptation au changement climatique, mais permettent aussi une requalification urbaine des berges.

6. Endiguement des berges de la rivière Can Tho dans la périphérie sud-ouest de la municipalité de Can Tho, projet achevé financé par la Banque Mondiale (Clara Jullien, 11 novembre 2019, quartier Le Binh, district de Cai Rang, Municipalité de Can Tho)

7. Les projets d’endiguement du fleuve Can Tho dans la périphérie sud-ouest de la municipalité de Can Tho A – Projet d’endiguement achevé financé par la Banque Mondiale B – Projet d’endiguement en cours financé par l’Agence Française de Développement (Clara Jullien, 2020)

Les objectifs environnementaux et urbains concordent-ils alors ? Les choix techniques réalisés témoignent davantage d’une primauté accordée au développement urbain ; mais ils sont opportunément justifiés par la nécessaire adaptation au changement climatique.

Conclusion

Le Vietnam est présenté comme l’un des pays les plus vulnérables face aux changements climatiques, et le gouvernement vietnamien a fait sien le discours sur l’impératif de réponse et d’adaptation face à ces changements. Ces enjeux sont d’autant plus pressants dans les villes qu’elles accueillent une part croissante de la population nationale, engendrant une densification de l’occupation d’espaces exposés à ces risques. Pourtant, l’analyse des politiques de gestion des risques environnementaux révèle les difficultés à intégrer ces enjeux climatiques de façon large et systémique dans les pratiques de développement urbain. Plus encore, les choix réalisés se fondent sur une approche de relativement court terme (compte tenu du dimensionnement des infrastructures pour des risques courants plutôt que majeurs) et ont des conséquences économiques et sociales pour les personnes déplacées qui sont peu prises en compte. Le coût de l’adaptation en cas de relogement est largement assumé par les ménages, dont certains perdent leurs moyens d’existence. La répartition des coûts et bénéfices de telles opérations soulève une question de justice spatiale fondamentale. Alors que les questions environnementales deviennent une préoccupation majeure des populations, notamment dans le delta du Mékong face au phénomène de subsidence, l’aggravation des dommages subis par les populations est-elle susceptible de modifier les approches du risque urbain ?

CLARA JULLIEN ET GWENN PULLIAT

Clara Jullien, doctorante en aménagement, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Géographie-cités (UMR 8504). Je m’intéresse à la gestion des risques environnementaux en milieu urbain, aux relogements de populations et aux migrations, en Asie et particulièrement au Vietnam.

jullien.clara@gmail.com

Gwenn Pulliat, Chargée de recherche CNRS, ART-Dev (UMR 5281). Mes recherches portent sur les villes d’Asie du Sud Est, en priorité au Vietnam, avec deux axes d’analyse : les systèmes alimentaires et les politiques environnementales.

gwenn.pulliat@cnrs.fr

Couverture : Habitations et marché de Le Binh à Can Tho (Clara Jullien, quartier Le Binh, district de Cai Rang, Municipalité de Can Tho, 11 novembre 2019)

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Pour citer cet article : Jullien C. et Pulliat G., 2020, « La gestion des risques dans les villes vietnamiennes : une lecture critique des politiques environnementales », Urbanités, Dossier / Urbanités sud-est asiatiques, septembre 2020, en ligne.

  1. Cette recherche réalisée à l’Université de Toronto a été cofinancée par le Conseil de Recherches en Sciences Humaines (CRSH) et le Centre de Recherche pour le Développement International (CRDI) au Canada. []
  2. Cette recherche bénéficie de financements de l’Agence Française de Développement (AFD) et de l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) dans le cadre du projet GEMMES-Vietnam, ainsi que de l’École Française d’Extrême-Orient (EFEO). []
  3. Carte Topo DEM réalisée par P. Minderhoud à partir des données de la carte topographique nationale de 2014 (échelle 1 : 200 000) produite par le Département d’Enquête et de Cartographie du Vietnam dépendant du Ministère des Ressources Naturelles et de l’Environnement (Minderhoud, 2019). []
  4. General Statistics of Vietnam,https://www.gso.gov.vn/. []

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