En bas des pentes

Julien Lapeyre de Cabanes

 

Sans titre, Peinture acrylique sur toile, Julien Lapeyre de Cabanes, février 2012

Sans titre, Peinture acrylique sur toile, Julien Lapeyre de Cabanes, février 2012

Là-bas de l’autre côté de la voie rapide il y a les pentes qui s’enfoncent entre les ruisselets de boue sillonnant les collines. Les enfants des pentes grandissent sous les plafonds énormes des charpentes d’acier, les cages de fer encastrées dans la terre meuble et rouge où le sang a versé ; ce sont des voûtes effilées, elles tranchent les jambes des petits qui veulent y grimper pour voir d’en haut les zones qui existent au-delà des pentes. Mais leurs pieds fragiles s’écorchent contre les balustrades dardées d’épines en fer, leurs mains se lacèrent aux angles aiguisés des poutrelles, ils chutent dans les pentes, on retrouve au pied des baraques leurs corps, à demi recouverts de terre rouge, des plaies ouvertes au flanc, et le sang écarlate qui coule sur leur crâne se mêle aux ruisseaux qui dévalent charriant des boues sombres, vers là-bas tout en bas où sont les plus pauvres des pauvres, les gens de la flaque.

Aux abords de la flaque une odeur purulente s’échappe des trous du sol, des membranes croûteuses de terre et de goudron qui palpitent comme des méduses échouées. Un voile de fumée déchiré flotte au-dessus des rivages, l’eau clapote en petits remous léchant les gravières hérissées de joncs penchés. Il y a des habitants dans la flaque, des fumerolles orange s’échappent de cylindres rouillés émergeant des eaux turbides, ce sont leurs maisons qui gagnent la surface avec de longs tuyaux ennoyés, parfois une éruption de bulles et une grande onde circulaire remuent l’eau, quelque chose a explosé dans le labyrinthe des rues sous-marines. Les gens de la flaque sortent peu à l’air libre, leurs yeux exorbités sont trop habitués à l’obscurité des abysses, aux refuges des montagnes sans corail qui cerclent leurs grottes. Leurs mains et leurs pieds sont déformés par un cartilage palmé, leur peau comme un cuir luisant est noire mouchetée de taches difformes, leur colonne vertébrale souple se tord, leur crâne plat est élastique, ils ont des dents minuscules qui mordent sur la chair.

Les gens de la flaque habitaient autrefois sur les pentes, puis ils sont descendus poussés par un obscur courant venu d’en haut, un souffle corrosif jailli des canalisations, infestant les racines noueuses des conifères, puis l’eau, le ciel, la chair ; ils ont posé sur le sol leurs quatre pattes pour sinuer plus vite dans le dédale des carcasses d’acier, peu à peu leur corps s’est mis à ramper de lui-même, leurs yeux devenus globuleux se sont écartés sur le crâne pour voir les dangers surgissant de toute part ; ils se sont habitués aux nuits sans lune et aux caves, leur peau a durci pour parer aux éclats de plomb, de pierre et de feu, une croûte d’écailles sombre a recouvert leur échine ; ils sont descendus plus bas encore vers les rivages pestilentiels de la flaque où personne n’habitait que des créatures furtives et inhumaines ; ils ont plongé dans les eaux noires pour échapper aux jets de pierres et d’obus qui parfois embrasaient le ciel des pentes ; ils ont erré sur les rives enfumées, construit des cabanes en joncs et en pneus, mangé les poissons de vase qui nidifient à l’embouchure des égouts arrivant de la ville haute ; ils ont pénétré le dédale inexploré des profondeurs pour y trouver des abris plus discrets ; les enfants des pentes avec des bâtons cloutés les chassaient, s’aventurant jusqu’aux rives hantées de brouillard ; ils ont trouvé loin, très loin dans les fonds insondables de la flaque des niches et des passages creusés dans la roche trouée d’alvéoles ; ils ont subi les attaques de monstres inconnus qui vivent sans aucune lumière dans les eaux, traquant dans les défilés étroits les vieillards, les femmes et les petits enfants qui ne nagent pas assez vite ; ils ont foré des heures entières le minerai, ils ont excavé des galeries humides sous la vase ; ils ont fait remonter des tubes emboutis vers la surface pour évacuer les feux toxiques de leurs fabriques immergées où ils sculptent des machines afin d’aller plus loin encore ouvrir des tunnels, afin d’aller plus loin encore se cacher dans les ténèbres et ne jamais reparaître à la surface de la flaque, où l’air est lourd de miasmes et la menace permanente.

Autour de la flaque les nuits sont extrêmement silencieuses, seuls agitent l’air les froissements des roseaux et les crissements des graviers au passage d’une bête, les heurts d’un chien errant qui se cogne dans l’obscurité contre les barils rouillés jalonnant les rives ; parfois les ténèbres se déchirent aux cris d’un animal qu’égorge un prédateur, puis tout retourne au silence une fois les derniers râles évanouis. Quand le vent souffle en dévalant les pentes depuis les hauts, on entend le battement sourd des fêtes que font là-bas les gens de la ville haute jusqu’au petit matin, il y a des lumières palpitantes, des fusées colorées qui éclairent le ciel, trouent la nuit noire de halos clairs, les sommets vibrent de couleurs changeantes, les bruits de rires et de tamtams étouffés parviennent jusqu’à la flaque, une odeur de viande grasse rôtissant au-dessus des braises s’envole entre les toits de tôle des pentes, un fumet rare et délicat envahit la nuit, puis disparaît vers les nuages lourds qui jamais ne quittent l’horizon.

Les enfants des pentes les plus téméraires s’aventurent jusqu’aux murs de la ville haute, écorchent leurs pieds nus contre la falaise, serpentent comme des lézards entre les tranchées remplies de câbles, évitent les chiens aux colliers de pointes qui veillent au bord des sentiers, creusent avec leurs ongles des prises dans la muraille, et se montant sur les épaules, ils dressent la tête par-dessus les barbelés pour apercevoir les filles d’en haut qui dansent dans la lumière.

Julien Lapeyre de Cabanes

Julien Lapeyre de Cabanes est né en 1989. Après des études en classe préparatoire, il intègre l’École Normale Supérieure de Lyon. Il a realisé plusieurs séjours à Istanbul et Stockholm et a plusieurs projets d’écriture en cours, où l’expérience urbaine contemporaine tient une place première, comme monde social et poétique.

Photographie de couverture : Sans titre, Peinture acrylique sur toile, Julien Lapeyre de Cabanes, février 2012

Pour d’éventuels contacts : lapeyredecabanes@voila.fr

 

 

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