#11 / Quand les moutons circulent sur les trottoirs de nos villes
Olivier Bories, Corinne Eychenne, Guillaume Leterrier et Julie-Lou Dubreuilh
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Depuis quelques années, l’animal d’élevage revient en ville. Les pratiques d’éco-pâturage, c’est-à-dire l’utilisation d’animaux herbivores pour l’entretien des espaces verts urbains, généralement en parcs sans surveillance permanente1, se multiplient. Les chiffres de l’enquête nationale réalisée par l’association Entretien Nature et Territoires en 2016 montrent que les expériences d’éco-pâturage sont passées de 20 en 2000 à plus de 180 en 2016. Pour les élus, les techniciens de collectivité ou les entrepreneurs paysagistes qui participent à cette réintroduction de l’animal d’élevage en ville, l’éco-pâturage est envisagé comme un outil écologique qui permet de répondre à de nouvelles règles de gestion2 et de s’inscrire dans une pratique d’entretien plus respectueuse de l’environnement. Pour d’autres, encore rares, associations ou agriculteurs urbains en projet d’installation, le pâturage urbain est véritablement mobilisé pour le développement d’une activité agricole urbaine. C’est le cas de l’association Clinamen et de la Coopérative Les Bergers Urbains. Ils ont initié en banlieue parisienne une activité singulière de pâturage urbain en parcours, dans laquelle le troupeau se déplace à la recherche de la ressource. Cette activité présente l’originalité de se situer à l’interface des pratiques d’éco-pâturage (par une activité d’entretien d’espaces verts urbains par les troupeaux) et des pratiques d’éco-pastoralisme (à travers la valorisation de ressources « spontanées » grâce à la mobilité des troupeaux conduits par un berger).
Les expériences de pâturage urbain sont encore peu étudiées (Darly, 2014 ; Frileux, 2018). En ce qui nous concerne, nous avons réalisé en 2016 un travail autour de l’acceptabilité sociale de l’éco-pâturage à Cugnaux (Bories et Eychenne, 2016) qui montre entre autres que cette pratique semble satisfaire pour partie le désir citadin d’une plus grande présence de nature en ville (Bourdeau-Lepage et Vidal, 2012 ; Torre, 2012 ; Torre et Bourdeau-Lepage, 2013). À notre connaissance, aucune étude ne s’est encore intéressée au déplacement du troupeau dans la ville. C’est donc à partir de l’expérience de pâturage urbain en parcours conduite par Clinamen et Les Bergers Urbains que cette étude exploratoire a été réalisée. Ce travail s’inscrit plus largement dans le cadre d’un programme de recherche expérimental qui concerne les pratiques d’éco-pâturage et d’éco-pastoralisme3. C’est au cours de la prospection engagée dans le cadre de ce programme pour identifier les expériences et les formes de pâturage en ville à étudier que nous avons rencontré au mois de juin 2018 les membres fondateurs de l’association Clinamen et de la coopérative Les Bergers Urbains, Julie-Lou Dubreuilh et Guillaume Leterrier et c’est ensemble que nous avons conduit ce travail sur la circulation des animaux en ville durant l’été 2018.
Dans cet article, nous proposons d’interroger le mouvement des animaux et des bergers qui les accompagnent. Dans un premier temps nous nous sommes intéressés aux parcours et itinéraires des animaux en ville. Nous avons questionné les échelles du déplacement animal, les distances parcourues, la forme géographique de cette circulation singulière, encore peu renseignée. Dans le cas étudié, cette circulation se fait-elle à l’échelle du quartier, de l’arrondissement, de la ville ou de l’intercommunalité ? Quelles distances sont parcourues ? Que nous dit-elle sur le chemin emprunté, qui n’est peut-être pas le plus court en distance pour atteindre le lieu de pâture ? Se fait-elle en ligne dans une logique de couloir et en aller/retour ? Se fait-elle au contraire en boucle ?
Pour éclairer ces questionnements, nous avons cartographié, à l’aide d’une application GPS pour téléphone mobile, les tracés des itinéraires utilisés par les troupeaux pour connaître, repérer et spatialiser cette mobilité et ces parcours. Nous nous sommes aussi intéressés aux infrastructures qui permettent ces circulations et ces trajets en les photographiant. Il s’agit de structures ordinaires de la mobilité urbaine utilisées pour les déplacements (inhabituels) des troupeaux, comme les pistes cyclables ou les trottoirs. Ces infrastructures sont supposément non dédiées à l’usage du parcours animal en ville et si, comme l’écrit Suketu Mehta (2009) « la bataille des trottoirs est un combat pour les droits de diverses catégories d’usagers : les piétons qui y marchent ; les sans-abris qui y dorment ; les colporteurs et les petits marchands qui gagnent leur vie dessus ; les automobilistes qui s’y garent », il faut désormais y ajouter les brebis qui y transhument. Ce travail sur les infrastructures nous permet ainsi d’interroger le partage de la ressource circulatoire dans l’espace urbain dans un contexte où il est urgent d’être attentif à la multiplicité des mobilités en cours (Allemand et al., 2005).
Une seconde partie présente les rythmes de cette circulation animale en ville, les mouvements des troupeaux. Ce mouvement fait référence au(x) temps du parcours animal qui alterne déplacements rapides, déambulations plus lentes dans les ruelles et arrêts plus ou moins prolongés sur les lieux de pâture urbaine. Ici nous interrogeons la vitesse du déplacement et avec elle par exemple la problématique d’un flux animal à gérer qui ne s’arrête pas de lui même aux feux tricolores, aux cédez-le-passage ou aux stops. Dans ce cas, le parcours de l’animal en ville fournit des informations sur le « savoir circuler » de celui qui conduit le déplacement des bêtes, ici le berger urbain, son obligation de vigilance et son art de « construire le circuit et de composer le repas » comme le dit Julie-Lou Dubreuilh, bergère de l’association Clinamen et de la coopérative Les Bergers Urbains, enquêtée dans le cadre de l’étude.
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La transhumance urbaine : une mobilité extraordinaire ?
Une association qui interroge la ville avec le déplacement de ses moutons
L’association Clinamen (loi 1901) a été créée en 2012 à Saint-Denis (93). Elle a pour objectif de dynamiser les territoires urbains par la promotion de pratiques paysannes et « de transformer à travers ces pratiques le cadre de vie et le paysage urbain » (Entretien avec Guillaume Leterrier, 2018). C’est une association qui se présente comme une cellule de recherche et de développement autour de l’agriculture urbaine. Clinamen et Les Bergers Urbains font donc partie des associations structures de l’Économie Sociale et Solidaire qui mobilisent l’élevage en ville comme élément de développement d’une activité agricole urbaine, en envisageant la ville comme un véritable réservoir de ressources pastorales. Dans ce cas, la ville devient l’espace du projet agricole (Janin, 2017), c’est-à-dire le terrain d’une activité agricole viable. L’association fonctionne sur le bénévolat. Avec le principe du « Moutons Usufruit » (MU) les bénévoles ont la possibilité de transformer leur investissement en part de viande, 1 MU correspondant alors à une heure de volontariat.
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Clinamen finance ses activités par la vente de la viande aux membres de l’association ainsi qu’à quelques chefs étoilés, et surtout par la mise à disposition des animaux à la coopérative des Bergers Urbains. Cette coopérative a été créée en 2013 en parallèle de l’activité associative, afin de pouvoir proposer la location du troupeau aux collectivités pour l’entretien des espaces verts. Le cheptel est constitué de 60 moutons bleus du Maine. L’association a choisi cette race pour son caractère polyvalent, les qualités bouchères des agneaux, son taux de prolificité, et pour sa sociabilité reconnue par les bergers urbains : « la domestication des animaux, c’est la base quand tu veux faire un lien avec l’homme et installer l’animal en ville » (Entretien avec Julie-Lou Dubreuilh, 2018). Le choix de cette race s’inscrit enfin dans un objectif de préservation d’une race rustique à faibles effectifs.
L’association déplace les moutons en circuit à l’intérieur des quatre cent soixante hectares du Parc G. Valbon à La Courneuve. C’est dans ce parc que l’association possède ses locaux techniques, administratifs ainsi que la bergerie. Elle a signé avec le conseil départemental une convention renouvelable de mise à disposition des espaces verts contre l’organisation d’animations avec le troupeau. L’association déplace aussi les animaux en parcours sur les espaces enherbés du campus de l’université de Villetaneuse. Clinamen a signé avec l’université une convention de mise à disposition du foncier pour présence animale pendant trois mois, généralement du mois de décembre au mois de février. Le parc G. Valbon et le campus de l’Université de Villetaneuse sont les deux sites sur lesquels les animaux disposent d’une bergerie et peuvent être parqués.
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Ces deux sites sont des « camps de base » à partir desquels Les Bergers Urbains organisent des déplacements du troupeau à l’extérieur, c’est à dire dans les territoires de la première couronne parisienne. Ce sont principalement des zones de grands ensembles comme par exemple la cité des 4 000 à La Courneuve, la cité Jardin et Le Clos Saint Lazare à Stains, la cité des 800 à Aubervilliers, mais aussi les quartiers rénovés de La Plaine Saint-Denis ou plus anciens de ces mêmes collectivités. Les grands ensembles sont un modèle urbain qui disposent d’espaces verts plus nombreux qu’ailleurs. Le troupeau se nourrit donc dans ces carrés de verdure (pelouse) et les squares au pied de ces immeubles, mais aussi les talus de bord de chaussée. Ces pâturages urbains en parcours sont réalisés en moyenne six fois par mois sur une journée, pour les bailleurs sociaux (par exemple bailleur ICADE), les parcs entreprises, les centre commerciaux, les zones d’activités commerciales et industrielles, les centres d’affaires, et les collectivités territoriales avoisinantes. Depuis le parc G. Valbon ou depuis la bergerie de l’université de Villetaneuse le rayon de déplacement du troupeau est de 12 kilomètres autour de la bergerie.
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Les déplacements du troupeau : parcours urbains, parcours pastoraux
Notre réflexion sur les déplacements (itinéraires et rythmes) du troupeau est récente et présente un caractère exploratoire. Nous avons privilégié une démarche empirique à partir d’une méthode de travail iconographique. Pour étudier les parcours du troupeau en ville nous avons réalisé des repérages cartographiques et des relevés photographiques. Pour les douze parcours effectués à partir du Parc G. Valbon entre le 24 juillet et le 31 août 2018 que nous avons étudiés, Les Bergers Urbains ont activé un traceur géographique, de leur point de départ à leur arrivée. Ils ont eu recours à une application mobile dont se servent les joggers (Runtastic). Cette application enregistre en direct sur un fond de carte satellite le parcours réalisé et donne une trace géolocalisée de la totalité de l’itinéraire emprunté. L’application propose non seulement une cartographie précise de l’itinéraire mais elle fournit aussi dans un « tableau de bord » des informations relatives à la durée totale du déplacement, à la distance parcourue et au rythme moyen de l’excursion, ici du parcours animal en ville. Il est ainsi possible de connaître la vitesse des portions de trajets effectuées sur un même parcours, et par conséquent d’identifier en détail les temps d’arrêts et les moments de circulation du troupeau.
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Sur les différents trajets des transhumances urbaines, Les Bergers Urbains ont également procédé à des relevés photographiques. Ils ont eu pour consigne de fixer en images les infrastructures des mobilités urbaines utilisées au cours des circulations animales. Les prises de vue ne relèvent donc pas d’un déclenchement régulier et systématique à temps ou distance prédéfinis, mais tiennent au changement des diverses infrastructures empruntées et à la sensibilité du photographe-berger interpellé par des situations circulatoires inhabituelles, par exemple un troupeau traversant au passage piéton, ou se frayant un passage dans les files de voitures garées sur les bas-côtés. Ces photographies sont mobilisées ici pour rendre visible les oxymores paysagers créés par la présence du troupeau en ville.
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De la forme du parcours au rythme du mouvement
À l’exception d’un trajet, les distances parcourues par les troupeaux oscillent entre quatre et treize kilomètres, rarement plus. La moyenne calculée sur les treize déplacements étudiés est de huit kilomètres4. Ils sont ici circonscrits à l’échelle de l’établissement public territorial (EPT) Plaine Commune et plus particulièrement des communes d’Aubervilliers, La Courneuve, Saint-Denis et Stains et de leurs grands ensembles.
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De nouveaux usages pour trottoirs et pistes cyclables ?
La première particularité de l’itinéraire concerne la diversité des infrastructures urbaines utilisées. Ces infrastructures d’une circulation animale « extraordinaire » en ville sont les linéaires « ordinaires » de la mobilité quotidienne des citadins. Il s’agit principalement de circulation sur les trottoirs, parfois des pistes cyclables, des travées d’immeubles, des allées piétonnes, des chemins de promenade dans les jardins, des passerelles et des pontons aménagés dans les parcs, des lignes désaffectées de chemins de fer, des sentiers urbains ou encore des esplanades. Ces lieux de passages ne sont pas choisis a priori, mais constituent des portions des itinéraires qui permettent de relier les espaces identifiés de la ressource et qui sont considérés comme praticables, par exemple en largeur ou en type de revêtement, par un troupeau de brebis.
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L’utilisation de ces infrastructures donne lieu à des situations parfois en décalage avec les usages attendus : des brebis en rang qui traversent un pont de rocade, qui circulent dans les coursives couvertes d’un grand ensemble à La Courneuve ou encore, qui empruntent les pontons aménagés d’un parc dans la cité des 4000. Les images fixées de ces paysages urbains sont surprenantes parce qu’elles montrent des brebis dans des lieux où l’on ne s’attend pas à les voir. Car si les images de brebis et bergers en montagne font partie de l’iconographie pastorale, il est beaucoup plus surprenant de les voir emprunter des pistes cyclables ou plus rarement des couloirs de bus en cœur de ville. Le nombre de citadins croisés sur le parcours qui prennent des photographies et qui interrogent le berger est le signe à la fois de leur étonnement et de leur curiosité. Selon quelques propos de passants, cette circulation bouleverse les repères et les représentations parce qu’elle introduit dans les caractéristiques de la ville et de son paysage un élément animal, symbole de l’espace rural et montagnard.
Ces infrastructures circulatoires ne changent pas d’usage. Elles sont toujours utilisées par les piétons et les cyclistes. Elles changent d’usagers, le temps du passage du troupeau. La mobilité animale en ville utilise les ressources (voies) d’une circulation urbaine destinées aux piétons et aux cyclistes, avec une autorisation récemment obtenue des services de la Préfecture, de la Direction Départementale de la Protection des Populations (DDPP), des services municipaux de la voierie, de la gendarmerie et des services de police, avec le soutien des élus. Les déplacements sont déclarés rue par rue et donnent lieu à un arrêté temporaire de circulation. Cette mobilité animale fait usage des possibilités matérielles de circulation offertes par la ville et ses aménagements dans une logique d’appropriation de l’espace public et d’adaptation règlementaire. Si chaque déplacement du troupeau fait l’objet d’une demande d’arrêté municipal auprès des collectivités locales, il n’existe pas à notre connaissance de texte règlementaire concernant une interdiction de circulation animale en ville dans le cadre des pâturages en parcours. Cette nouvelle circulation de l’animal en ville interroge donc la législation qui régit la mobilité citadine et l’usage réservé de ces infrastructures à certaines catégories. Par ailleurs, la circulation du troupeau dans l’espace urbain introduit une présence et un mouvement supplémentaires dans la circulation citadine. Les brebis gonflent la masse des circulants déjà nombreux (Beziat et al., 2017) et leur déplacement participe à une multiplication des flux. Afin d’éviter les accidents, les pratiques de parcours en ville nécessitent l’acquisition de compétences spécifiques tant du côté des animaux (calme, habitude, docilité) que du côté des bergers. À ce jour, l’association Clinamen et Les Bergers Urbains n’ont connu aucun accident. Cela interroge toutefois sur la cohabitation des circulants et la mise en partage des couloirs de déplacements (mais aussi des fontaines, des aires de jeux, des places, etc.), donc sur la possibilité d’accidents et de conflits d’usages.
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Pour l’heure, il semble cependant que la situation soit davantage perçue par les circulants urbains comme « amusante » et bénéfique (lien social, paysager) que gênante et génératrice de conflits. Certains se plaignent des déjections sur les trottoirs. D’autres, comme nous l’avions constaté dans notre étude sur l’acceptabilité sociale de la pratique (Bories et Eychenne, 2016), se montrent parfois critiques et réservés sur la présence et la circulation des animaux en ville. Ils s’interrogent par exemple sur le bien-être animal. En défendant l’idée que l’espace urbain n’est peut-être pas l’espace de l’animal, ils expriment ainsi en filigrane que la place de l’animal se trouve en campagne, renvoyant à la force des catégorisations spatiales ville/campagne dans les représentations sociales (Guermond, 2006). Au-delà des conflits d’usage au sens strict, la présence et l’image des brebis en ville se trouve parfois instrumentalisée par différents entrepreneurs de cause (antispécistes, militants d’extrême droite) pour produire des discours et interpeller les autorités sur des sujets sans lien direct avec le parcours urbain5.
In fine, c’est la question de la résilience des infrastructures urbaines, tant par les usages que par la législation qui les encadre, qui est soulevée ici. Les gestionnaires n’auront t’ils pas à réviser les pratiques et les habitudes de gestion des réseaux, à repenser le système circulatoire avec les circulants animaux ? Le parcours animal ajoute un « aléa », une difficulté de plus aux choix d’affectation des réseaux et à cette séparation des flux déjà problématique pour beaucoup de collectivités et de gestionnaires (Passalacqua, 2008).
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Co-construction des circulations animales, co-construction du savoir-circuler ?
Au-delà de la question des infrastructures, la seconde particularité de l’itinéraire relève de sa forme. La ligne du parcours n’est jamais directe ; elle dessine une mobilité sinueuse, assez différente des mobilités urbaines habituelles où le trajet cherche généralement à emprunter le plus direct, le plus court en distance ou le plus économe en temps. L’itinéraire des brebis est aussi un circuit : le déplacement n’est jamais un aller/retour par le même chemin. Le « bouger en ville » de l’animal s’opère dans une forme de déambulation en boucle plus ou moins circulaire.
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Cette déambulation est contrôlée et guidée par au moins deux bergers. À pied les bergers « font » la route avec les animaux, comme en montagne. Le type du déplacement renvoie alors à l’image des pratiques pastorales traditionnelles6. D’une certaine manière elle est aussi « décidée » par le troupeau. C’est une co-construction de la circulation qui semble s’opérer : « Quand tu te déplaces, les animaux vont toujours vers ce qui leur plaît le plus, c’est à dire les endroits où elles trouvent à manger, comme les haies ou les bords de talus, là où il y a quelque chose d’intéressant à grignoter… » (Entretien avec Julie-Lou Dubreuilh, 2018). Le parcours urbain de l’animal introduit en ville par la forme sinueuse du trajet un autre rapport au déplacement et à la mobilité, moins direct. Le repérage du circuit s’effectue avant chaque départ par les bergers notamment par l’identification des voies vertes, des ponts et autres passages souterrains piétonniers. Ce repérage relève aussi d’un souci d’anticipation d’éventuels obstacles à la circulation du troupeau, telle une route provisoirement barrée, mais aussi d’adaptation à la réalité du moment avec des solutions de repli. L’itinéraire se construit chemin faisant. Il s’établit aussi par l’opportune présence d’un espace enherbé. Pour autant, l’itinéraire en circuit et autres détours n’est pas un hasard d’opportunités et de rencontres avec les terrains de pâtures urbaines. Le parcours est ici la trace géographique d’une fine connaissance territoriale, acquise par le berger, tel un arpenteur, au fil des sorties et des découvertes qu’il recense et cartographie (Cf. figure 3). À l’instar de ce qui se joue en montagne, la déambulation de l’humain et du troupeau dans l’espace urbain n’est pas aléatoire. La déambulation se construit à partir d’un jeu de mémorisation de lieux et d’habitudes qui nous renseigne sur la qualité d’un rapport au terrain qu’ils connaissent par cœur, donnant au berger l’avantage d’une improvisation contrôlée. Le dessin cartographique du parcours en circuit renvoie à la mise en image de son « savoir-faire circuler » et à son art de construire un circuit avec les infrastructures urbaines pour composer le repas de ses bêtes. La connaissance du lieu se construit par et pour l’animal.
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Des parcours entre lenteur et « arythmie »
Si cette étude nous informe sur les infrastructures empruntées et la forme des itinéraires, elle nous renseigne aussi sur les rythmes urbains. Avec ces parcours, le rapport à la mobilité urbaine relève d’un rythme qui contraste avec l’hypermobilité et la recherche d’une cadence de déplacement rapide en ville. Ici le temps du parcours à la recherche de l’alimentation pour les animaux n’est pas celui d’une ville, espace géographique du temps à gagner, au moins pour ceux qui la pratiquent dans un quotidien et qui usent des modalités de transports les plus efficaces pour échapper à la congestion routière des centres urbains. Nous ne parlons donc pas ici du flâneur ou du touriste qui prend son temps. Selon Julie-Lou Dubreuilh, ces lents cheminements des animaux font « ralentir le rythme de la ville ». Le déplacement animal introduit une forme de lenteur en ville et d’une certaine manière en fait l’éloge (Carl, 2013). Ici les moutons ne sont pas plus lents qu’à la campagne, mais leur vitesse de déplacement n’est pas celle de la plupart des autres circulants urbains. Selon quelques échanges avec des personnes rencontrées sur le parcours, cette lenteur apporte en ville une impression d’apaisement et de tranquillité pour certains, d’encombrement « amusant » et d’incongruité pour d’autres. Ce déplacement animal fait « réfléchir à ce que cette lenteur ou ce désir de lenteur signifie aujourd’hui. Car nous avons plus de temps devant nous, nous ne cessons de gagner du temps, et pourtant nous souffrons de cette ‘famine temporelle’… Étrange époque où le temps se rétrécit subjectivement alors qu’il ne cesse de s’emplir objectivement » (Clément et al., 2015). Avec ce déplacement pastoral, la ville devient donc aussi le lieu du temps à prendre dans la mobilité, ajusté cette fois à la cadence de l’animal : les parcours mobilités durent plusieurs heures, la vitesse n’excède jamais plus de trois kilomètres à l’heure. C’est une vitesse de déplacement inhabituelle dans l’espace urbain. Sur l’ensemble des treize déplacements mesurés, elle est en moyenne de 1,8 kilomètre par heure. À titre de comparaison, un marcheur se déplace plus rapidement en milieu urbain dense, à environ cinq kilomètres par heure selon une étude réalisée dans le cadre de l’élaboration du plan de déplacement de la ville de Paris (Ollivier-Trigalo, 2007).
Ces lents cheminements des animaux se font en masse. Les soixante bêtes se déplacent en même temps. De ce point de vue la mobilité de l’animal en ville est une transhumance. Ces lents cheminements se font aussi à pied pour le berger urbain. Ils montrent une autre facette de son travail : « là, tu fais vraiment partie du troupeau. Tu prends le rythme des ruminants » (Julie-Lou Dubreuilh, 2018).
Si le déplacement est lent, qu’il se fait à pied, il est aussi « arythmique ». Les lieux de pâturage agissent comme des interrupteurs de cette circulation animale. Ces interrupteurs du mouvement, bords de talus et espaces verts des squares en pied d’immeubles, sont aussi parfois plus curieusement des aires de jeux pour enfants ou des fontaines de quartier, ce qui interroge le détournement de fonction et l’usage du mobilier urbain, de la décoration à l’abreuvoir.
Ces terrains de l’arrêt temporaire du déplacement, où le troupeau se fait moins compact, sont non seulement les points du statisme animal – même si les bêtes se déplacent toujours en broutant ponctuellement – mais aussi ceux d’une rencontre avec des citadins au départ surpris, amusés, curieux puis habitués avec la répétions des passages.
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Conclusion
Les mobilités urbaines animales étudiées dans le cadre de cet article se distinguent fortement des pratiques les plus fréquentes de pâturage urbain où le déplacement ne tient souvent qu’à une démarche d’exposition du troupeau pour « faire » nature en ville. Ici, le déplacement est construit en fonction de la localisation de la ressource. Les déplacements du troupeau de l’association Clinamen et des « Bergers Urbains » sont donc de véritables « parcours » au sens pastoral du terme. Les chemins empruntés mettent en relation différents « quartiers de pâturage ». Cette étude nous ouvre des perspectives de recherche pour questionner non seulement la présence de l’animal en ville7 mais aussi sa participation à une nouvelle mise en forme paysagère de l’espace urbain. Selon P. Frileux (2018) « les troupeaux en parcours ‘font paysage’ » et c’est ici le déplacement des bêtes à la recherche de la ressource qui reconstruit en ville l’image symbolique d’un paysage de montagne. Nous pensons que la figure du berger guidant le troupeau introduit en ville une symbolique pastorale. Nous l’identifions comme une forme de « montagnisation » paysagère de la ville, fondée sur l’image appréciée par les citadins du paysage bucolique de la montagne : « la vie pastorale et la transhumance sont un magnifique pourvoyeur de rêves, d’images et de représentations (…) La montagne demeure aux yeux des citadins l’espace refuge par excellence : celui d’une activité agro-pastorale ancestrale et archaïque » (Duclos et Mallen, 1998). La présence des troupeaux en ville participe ainsi d’une forme de proposition paysagère forte qui agit sur la réactivation de la mémoire, des valeurs, des traditions et des savoir-faire du travail paysan dans l’imaginaire des urbains. À travers le prisme du paysage, cette pratique questionne plus largement la circulation des marqueurs de la ruralité qui participent à la « ruralification » (Bories, 2015) ou « d’agrarisation » (Erwein, 2014), concrète et/ou symbolique de l’espace urbain.
Alors que la plupart des expériences d’éco-pâturage cantonnent les troupeaux, soit dans des espaces peu fréquentés où ils ne dérangent pas les pratiques urbaines quotidiennes, soit dans des lieux où ils sont offerts au regard et à l’imaginaire du public, qui peuvent constituer des sortes de « zoos urbains », ici le troupeau s’insère dans les circulations quotidiennes et les paysages urbains. L’animal fait partie de la ville et de ses flux circulatoires, introduisant de nouvelles problématiques de gestion des mobilités et probablement des règles spécifiques à construire. Clinamen et Les Bergers Urbains revendiquent à la fois la légitimité de la place de l’animal en ville, et la légitimité de la ville comme espace ressource pour des projets agricoles. Avec cette intention, ils apparaissent aujourd’hui comme une exception, peut-être plus pour très longtemps : le Groupement d’Intérêt Public « Grand Projet des Villes Rive Droite » porte ainsi un projet d’entretien de 60 hectares de prairies en centre urbain de l’agglomération bordelaise avec l’emploi d’un berger-urbain.
OLIVIER BORIES, CORINNE EYCHENNE, GUILLAUME LETTERIER ET JULIE-LOU DUBREUILH
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Olivier Bories est enseignant-chercheur depuis 2012 en aménagement à l’École nationale supérieure de formation de l’enseignement agricole (ENSFEA). Il y forme les enseignants techniques dans cette spécialité. Il est membre de l’unité mixte de recherche CNRS 5193 LISST (Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires), équipe Dynamiques rurales. Ses travaux sont centrés sur les transformations des territoires, plus particulièrement sur leurs changements physionomiques et les stratégies d’acteurs, par les actions de l’agriculture urbaine en ville, l’artificialisation des « enclaves agricoles » sur les franges urbaines et l’agroforesterie en milieu rural.
olivier.bories AT educagri DOT fr
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Corinne Eychenne est maître de conférences en géographie depuis 2005 à l’université Toulouse Jean-Jaurès, responsable de la licence professionnelle gestion et animation des espaces montagnards et pastoraux. Elle est membre de l’unité mixte de recherche CNRS 5193 LISST (Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires), équipe Dynamiques rurales. Ses travaux de recherche sont centrés sur le pastoralisme, la montagne et l’action collective.
corinne.eychenne AT univ-tlse2 DOT fr
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Guillaume Leterrier est berger Urbain, ex-Développeur territorial en économie sociale et solidaire, Guillaume Leterrier a été chargé de mission Jardins partagés à la Ville de Sevran. Co-fondateur et administrateur successif de plusieurs structures d’agriculture urbaine en Île-de-France depuis 12 ans (Les Bergers Urbains, Clinamen, Tema la Vache, la Ferme du Bonheur), il a aussi été adjoint du chef du service « Territoires urbains » chargé de la vie fédérative pour la Ligue de l’enseignement 92 pendant 8 ans.
bergersurbains AT gmail DOT com
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Julie-Lou Dubreuilh est bergère Urbaine. Architecte de formation, Julie-Lou Dubreuilh a exercé pendant plusieurs années comme chef de chantier gros œuvre dans le BTP. Elle maîtrise les techniques de construction simples et économes (recyclage de matériaux), particulièrement adaptées aux infrastructures d’agriculture urbaine. Ella été formée à la « concertation par l’action » grâce à son investissement dans l’association le Bruit du Frigo à Bordeaux puis au contact de l’architecte Patrick Bouchain.
bergersurbains AT gmail DOT com
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Couverture : Troupeau en parcours dans les rues d’Aubervilliers (Leterrier, 2018)
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Bibliographie
Allemand S., Ascher F., Lévy J. et al., 2005, Les sens du mouvement : modernité et mobilités dans les sociétés urbaines contemporaines, Paris, Belin, 336 p.
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Bories O., 2015, « L’agriculture en ville », Mondes sociaux, Labex Structurations des mondes sociaux, en ligne.
Bories O., Eychenne C. et Chaynes C., 2016, « Des troupeaux dans la ville : représentations et acceptation sociales d’une démarche d’éco-pâturage dans la première couronne toulousaine (Cugnaux) », Revue Oppenfield, n°7, en ligne.
Bories O. et Eychenne C., 2016, « L’éco pâturage : une nouvelle pratique qui interroge l’espace public », 23ème édition Congrès international 3R Rencontres Recherches Ruminants, Paris, France, en ligne.
Bourdeau-Lepage L. et Vidal, R., 2012, « Nature urbaine en débat : à quelle demande sociale répond la nature en ville ? », Déméter 2013, Dossier « Nature et agriculture dans la ville. Les nouveaux désirs des citadins s’imposent », 195‑210.
Carl H., 2013, Eloge de la lenteur. Et si vous ralentissiez ?, Paris, Poche Marabout, 288 p.
Clément G., Le Breton D., Potevin C. et al., 2015. Extrait du débat enregistré dans le cadre du cycle de conférence : « La terre, le vivant, la société : question de rythme », juin 2015.
Darly S., 2014, « Des moutons dans la ville : quelles externalités environnementales des pratiques d’élevage ovin en milieu urbain ? », Revue Pour, n° 4/224, 285-290.
Duclos J-C. et Mallen M., 1996, « Transhumance et biodiviersité. Du passé au présent », Revue de Géographie Alpine, n° 86-4, 89-101.
Ernwein M. et Salomon Cavin J., 2014, « Au-delà de l’agrarisation de la ville : l’agriculture peut-elle être un outil d’aménagement urbain ? Discussion à partir de l’exemple genevois », Géocarrefour, n°1-2-3, vol. 89, 31-40.
Eychenne C. et Bories O., 2018, « Les associations foncières pastorales dans les Pyrénées: mises en forme et préférences paysagères », Revue électronique Projets de paysage, en ligne.
Eychenne C., 2014, « Eco-pastoralisme et éco-pâturage : éléments de définition et de discussion », Communication aux Rencontres nationales de l’éco-pâturage, organisées par l’Association Entretien, Nature & Territoire, Saint Herblain, octobre 2014, 5 p. halshs-01862262, v1
Frileux P., 2018, « Le regard mouton et la tondeuse écologique. Des troupeaux collectifs dans la ville », Les carnets du paysage, n° 33, Actes Sud, 219-233.
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Janin R., 2017, La ville agricole, Openfields, 72 p.
Khanne M., 2017, « En transhumance vers le bonheur », Documentaire, 64 min.
Mehta S., 2009, Maximum city. Bombay Lost and Found, Vintage Reprint, 560 p.
Observatoire de la mobilité en Ile de France, 2013, Enquête globale transport, 20 p.
Ollivier-Trigalo M., 2007, « Entretien avec François Prochasson, chef de projet Plan de Déplacements de Paris, Ville de Paris », Flux, n° 3/69, 86-93.
Passalacqua A., 2008, « Séparer ou périr : conception et pratique du couloir réservé à Paris (1960-1975), » Mélanges de l’École française de Rome – Italie et Méditerranée, Ecole Française de Rome,120 (1), 59-76.
Torre A., 2012, « Nature et agriculture pour la ville. Les nouveaux désirs des citadins s’imposent », Dossier Déméter 2013, 428 p.
Torre A., Bourdeau-Lepage L., 2013, « Quand l’agriculture s’installe en ville… Désir de nature ou contraintes économiques ? », Métropolitiques, en ligne.
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Pour citer cet article : Bories O., Eychenne C., Leterrier G. et Dubreuilh J.-L., 2019, « Quand les moutons circulent sur les trottoirs de nos villes », Urbanités, #11 / Bouger en ville, en ligne.
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- À ne pas confondre avec l’éco-pastoralisme qui renvoie à la gestion par des troupeaux d’une végétation spontanée, généralement en espace naturel, associant le plus souvent mobilité et gardiennage. Cette distinction repose donc à la fois sur des critères relatifs à la nature de la ressource (espaces verts vs végétation semi-naturelle) et sur ces critères relatifs aux pratiques (parcs vs mobilité) (Eychenne, 2014) [↩]
- La loi zéro phyto (06/02/2014) interdit l’usage public (2020) et privé (2022) des produits phytosanitaires pour l’entretien des espaces verts, de forêts et de promenades [↩]
- Programme ECOPAST « Pâturage en milieux naturels et urbains », financé par le Labex « structuration des mondes sociaux » de l’Université de Toulouse. Dans ce programme, il s’agit de caractériser les logiques des acteurs engagés dans des démarches de pâturage en espaces naturels et urbains. Trois axes structurent l’analyse dans la recherche. Ces axes concernent les trajectoires spécifiques d’installation liées à ces contextes (hors cadre familial, projets alternatifs), les réserves foncières que constituent les espaces naturels et urbains, et les rôles et fonctions attribuées à l’élevage dans le cadre de ces projets [↩]
- En montagne, la transhumance (de la plaine à la montagne) est d’environ 20 kilomètres par jour. Le troupeau avance à environ trois kilomètres par heure. On peut le voir notamment dans le film, En transhumance vers le bonheur, réalisé par Marc Khanne en 2017, récit en cinq jours d’une des dernières grandes transhumances entre Languedoc et Cévennes [↩]
- Voir par exemple la rumeur prétendant que les moutons circulant sur les trottoirs d’Aubervilliers se rendaient à l’abattoir [↩]
- Sur la dimension paysagère des pratiques pastorales en montagne, voir Eychenne et Bories, 2018 [↩]
- C’est un thème des rencontres agricoles du Grand Paris organisées par la Métropole du Grand Paris, AgroParistech, l’Ecole du Paysage de Versailles, l’ENVa et Les Bergers Urbains le 10 avril 2018 à l’Ecole vétérinaire d’Alfort [↩]