#12 / Quand la participation des habitants retoque le projet d’un périurbain intelligent. Enseignements d’un programme de recherche-action sur les mobilités durables à Loos-en-Gohelle (62).

Claire Tollis, Alain L’Hostis et Redha Boubakour

L’article au format PDF


La présente contribution vise à faire état d’un échec. Si notre travail a permis de faire émerger des solutions de type « low » et « slow », dans le domaine des mobilités durables en territoire périurbain, ce n’est pas exactement ce que nous visions. En effet, une des hypothèses au cœur de notre recherche-action envisageait les nouvelles technologies de l’information et de la communication comme des outils incontournables pour encourager, accompagner et pérenniser une transition mobilitaire, intégrant les paradigmes de la soutenabilité et de la participation (Hall, 1992 ; Carrel, 2013). Cette hypothèse s’est trouvée invalidée par le travail de terrain : les habitants de Loos-en-Gohelle – nos principaux partenaires de recherche – nous ont invités à voir les choses différemment, c’est-à-dire à envisager de se passer du high tech pour mobiliser d’autres ressources plus frugales. C’est donc par défaut, que nous répondons à l’invitation de ce numéro, pour expliciter le cheminement qui nous a conduits vers les low techs et les implications d’une telle bifurcation par rapport à la commande initiale. Le travail s’est déroulé sur dix-huit mois environ, dans la commune de Loos-en-Gohelle. Au cœur du Bassin Minier du Pas-de-Calais, cette petite ville de 6 700 habitants affiche une avance très nette dans le domaine de l’agriculture biologique, de l’éco-construction et des énergies renouvelables tout comme dans celui de la gouvernance partagée (Chibani-Jacquot, 2015 ; Rifkin, 2017). Les données disponibles (INSEE, Mission Bassin Minier, AULA) soulignaient une très forte dépendance à la voiture dans ce territoire aux marges de Lens, où tout a été mis en œuvre pour que la circulation et le stationnement automobiles soient fluides. En parallèle, plusieurs initiatives – notamment la création d’un Cybercoin dédié à la diffusion des savoir-faire informatiques – nous ont permis de penser qu’une transition numérique était en marche, LE terrain parfait pour notre recherche, en somme.

Nous souhaitons partager cette expérience car les résultats de notre échec sont susceptibles d’éclairer plus largement la communauté des collègues aujourd’hui incités de façon croissante à travailler dans l’interdisciplinarité, leitmotiv flou, dont il conviendrait d’interroger plus souvent les conditions de communication, de production, de réalisation et de réussite.

Le projet, financé par la région Hauts de France et l’IFSTTAR, a été baptisé CISMOP, ce qui signifiait « Co-construction & Innovation pour les Services de Mobilité en Périurbain ». Le recrutement d’une ingénieure de recherche en sciences sociales a permis de compléter l’équipe initialement composée de deux ingénieurs et d’un chercheur en sciences sociales. Notre objectif était de co-concevoir et d’expérimenter, avec les habitants de Loos-en-Gohelle, de nouvelles solutions pour faciliter les déplacements quotidiens dans une perspective plus solidaire et durable autres que l’usage trop souvent exclusif et solitaire de la voiture individuelle. Notre questionnement visait à déterminer l’approche et les outils pertinents pour accompagner les habitants dans cette transition mobilitaire.

Notre expérimentation s’est cristallisée autour de trois hypothèses principales. Premièrement, nous voulions observer si la participation habitante à l’échelle de la commune constituait un terreau pertinent, tant sur le plan politique que sur celui de la recherche, pour engager les individus à changer leurs pratiques de mobilité (Rocci, 2015). Deuxièmement, nous avons multiplié les formats d’expérimentation, dans le but de tester deux propositions : cette pluralité de formats permettrait, d’une part, une meilleure appréciation des besoins de mobilité ; d’autre part, elle convaincrait des publics d’habitude peu impliqués à participer. Enfin, et c’est là notre troisième et dernière hypothèse, nous envisagions que les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication permettraient de faciliter les changements de pratique. Cette dernière hypothèse nous plaçait dans le champ du territoire et de la mobilité intelligente, smart.

Notre objectif consistait donc à intégrer un volet mobilité à l’élan de transition de la commune, tout en tenant compte de disparités socio-spatiales marquées entre le centre-bourg, les quartiers d’habitat social, et une pépinière de projets innovants.

Or le travail minutieux d’enquête (immersion, questionnaire, expérimentations) a montré que le territoire résistait (au sens de Labussière et Aldhuy, 2008), dans son ensemble, à notre troisième hypothèse. Le faible taux d’équipement, de connexion, et plus largement l’indifférence technologique des citoyens impliqués nous ont amenés à composer ensemble des solutions low tech, assises sur des ressources que nous avions peut-être sous-estimées au départ : solidarité, flexibilité, créativité, pragmatisme. L’innovation démocratique, sociale et organisationnelle a pris le pas sur l’appétit de notre équipe de recherche pour le numérique, les applications et les objets connectés.

Si le programme a réussi à enrôler plus de cinq cent habitants et à mobiliser les pouvoirs locaux pour construire une politique territoriale sur les mobilités durables, la dimension low-tech des solutions co-construites a eu pour conséquence de décourager les ingénieurs de l’équipe, qui ont vécu ce virage comme un échec.

Cette contribution constitue donc l’occasion d’expliciter, dans un premier temps, le protocole engagé sur le terrain et le processus de bricolage des solutions innovantes low tech de mobilité avec les habitants de Loos-en-Gohelle, mais aussi de présenter ces solutions et leurs effets. Elle sera aussi l’occasion d’évoquer, dans un deuxième temps, les raisons pour lesquelles nous envisagions de participer à l’avènement d’un smart périurbain. Nous présenterons en miroir les données de terrain qui montrent l’indifférence technologique des habitants et l’écho que ces résultats peuvent apporter aux statistiques nationales (Bonneville et Lengyel, 2017) sur la relation de la population aux nouvelles technologies.

En conclusion nous opérerons un retour réflexif sur les conditions de production d’une recherche-action dont la dimension pluridisciplinaire a été mise en échec. En effet, la transition low tech entre en tension avec les notions de disruption, de compétitivité et de confidentialité, qui sont des composantes centrales d’un périurbain intelligent, et les enjeux actuels invitent à une réflexion sur les conditions de dépassement de ces frictions.

Faire participer les habitants, une priorité

Notre recherche avait comme objectif de se positionner au plus près des habitants de Loos-en-Gohelle, dans une dynamique de co-construction qui prenne au sérieux leur participation en vue de mettre sur pied des solutions de mobilité durable et sur-mesure pour le territoire. Pour ce faire, nous avons adopté une posture de recherche action participative singulière, celle du chercheur-animateur. À la croisée d’une position académique d’apprenant (et non de sachant) et d’une dynamique de mobilisation, par une mise en action qui dépasse la simple information, cette posture a permis de déployer quatre temps de recherche-action, dont nous présentons ici les méthodes et outils ; ainsi que différents résultats que nous analyserons ensuite.

 –

Une méthodologie sur-mesure

Pour mener cette expérimentation sur 18 mois, nous avons mis sur pied un protocole méthodologique en quatre périodes, dont chacune constituait une étape spécifique en vue de l’objectif plus global portant sur l’accompagnement des changements de pratiques en matière de mobilité quotidienne.

1. Quatre périodes d’un protocole méthodologique sur mesure (Tollis, 2018).

Une première période de deux mois a été consacrée à un travail d’immersion sur le terrain. L’objectif était double : prendre place parmi les habitants et se mettre à leur place. Puisque nous avions l’ambition d’expérimenter avec les habitants, il convenait de s’assurer d’être rapidement identifiés comme chercheurs, mais aussi comme animateurs sur le territoire dans le domaine des mobilités. Prendre place a ainsi consisté à aller à la rencontre des personnes-ressource (chargés de mission locaux, opérateurs de transport, responsables associatifs, élus) et des habitants, au hasard des déplacements effectués vers Loos-en-Gohelle et dans la ville, en testant la diversité des modes de transport disponibles (train, bus, vélo, covoiturage, auto-stop, trottinette, piéton).

Cette période d’observation participante a profité à la formalisation d’un questionnaire visant à cerner les habitudes de mobilité des Loossois ainsi que les problèmes et les ressources que les habitants identifiaient sur le territoire, en matière de déplacements quotidiens. Les 300 questionnaires récoltés nous ont, certes, permis de mieux cerner les usages et les préoccupations en termes de déplacement de la population loossoise, mais ils nous ont aussi servi à recruter des habitants volontaires pour nous accompagner dans la suite du projet, suivant une logique de « pied dans la porte » (Joule et Beauvois, 2004). En effet, après avoir demandé aux habitants de nous faire part de leurs problèmes, nous leur avons demandé dans quelle mesure ils étaient prêts à s’impliquer dans la résolution de ces derniers. Une trentaine de personnes ont répondu à l’appel et vingt-cinq nous ont effectivement suivis sur le long terme.

Des ateliers de montage de projet, baptisés Apéros-Mobilités ont pu être organisés à partir du mois de décembre 2017. Pour ces ateliers, nous avons choisi un format court (2 heures, incluant une séquence informelle), en soirée. Les temps d’échange étaient animés à l’aide de différents outils de l’intelligence collective (brainstorming en entonnoir, fish bowl, chapeaux de Bono, réflexion collective à la Walt Disney). Il était entendu que les ateliers étaient orientés vers l’action avec l’envie partagée de faire naître des projets et de les concrétiser sur un temps court.

Les deux premières rencontres ont néanmoins été consacrées à un partage du diagnostic des questions de mobilité sur le territoire. Nous proposions un jeu de données issu des réponses apportées à notre questionnaire sur les habitudes de déplacement des Loossois, que les habitants commentaient, débattaient, nuançaient, de façon à ce qu’ils se les approprient. Les habitants volontaires ont ensuite choisi de s’atteler, par groupes, à répondre à certaines problématiques qu’ils jugeaient prioritaires.

Entre la cinquième et la sixième rencontre, nous avons organisé, avec les habitants volontaires, un grand défi des mobilités d’un mois, baptisé Défi MobiLoos (mai-juin 2018). L’objectif était d’inviter tous les habitants de Loos-en-Gohelle à adopter de nouvelles façons de se déplacer. 38 idées de défis étaient présentées dans un catalogue illustré. Le dernier, un défi libre, a été choisi par un participant sur dix. Malgré l’utilisation de supports papier et numériques, la très grande majorité des inscriptions (82 %) s’est faite via les stands physiques que nous avons pu proposer sur la période du défi. Afin de garder une trace des différentes inscriptions, et avec l’accord des participants, nous les prenions en photo tenant une ardoise portant le numéro du défi choisi. Ils étaient ensuite invités à nous envoyer des photos de leur défi, une fois réalisé, ce qui a permis de publier, sur les différentes plateformes numériques des photos enthousiasmantes et engageantes des Loossois en actions. Ce dispositif a permis d’affirmer la dimension ludique de notre approche (Thibault, 2019).

Des résultats sous forme d’innovations sociales et organisationnelles

Au-delà du diagnostic des habitudes de mobilité coproduit lors de la période d’immersion puis de l’analyse participative du questionnaire, il nous semble important de partager ici les effets du processus enrôlant qui a été mis en œuvre à l’occasion des Apéros-Mobilités, puis du défi MobiLoos.

En ce qui concerne les profils des habitants mobilisés, il convient de souligner que les Loossois ayant participé activement aux Apéros-Mobilités étaient, pour la plupart, déjà impliqués, récemment, ou de plus longue date, dans la vie collective. La critique récurrente d’une participation réalisée par « toujours les mêmes » a donc été partiellement vérifiée au cours de ces rencontres. Toutefois, il convient de préciser que pour 4 des 25 participants, les Apéros-Mobilités constituaient une première expérience de participation à la vie publique.

Lors du Défi MobiLoos, un public plus varié a été impliqué. Une centaine d’enfants (tous profils socioculturels confondus), des personnes retraitées, des actifs, des adolescents et des personnes de tous les quartiers de la ville, se sont joints aux stands et évènements proposés. Plus de 500 personnes ont participé en choisissant un ou plusieurs défi(s), soit près d’un dixième de la population de la commune en âge de participer.

Face à la critique usuelle de la participation qui voudrait que tout ait été décidé à l’avance, nous répondons que la recherche-action, tout en conservant ses hypothèses de départ, s’est déroulée dans un contexte d’improvisation, d’agilité sur le plan de la mise en œuvre : chaque atelier était construit en temps utile et en fonction des avancées permises par le précédent. Nos interventions de terrain (stands) ont été établies, pour la plupart, au pied levé, en fonction des invitations que nous recevions. Comme l’un des défis proposés était libre, la liste des défis a évolué au cours du temps. Certains participants se sont inspirés des défis relevés par d’autres pour les adapter à leur quotidien. Le protocole de recherche-action s’est donc largement laissé imprégner par le rythme et la créativité des habitants.

Enfin, la troisième critique usuelle à laquelle nous avons tenté d’apporter des réponses est le sentiment d’inutilité des participants. Nous souhaitions éviter la frustration que les habitants associent trop souvent au fait de participer à des projets qui restent à l’étape de la discussion, mais ne sont pas suivis par des actions concrètes. Les Apéros-Mobilités, bien que sollicitant l’expertise habitante sous forme de discussions lors des deux premiers rendez-vous, ont été clairement tournés vers l’action ensuite. Les micro-projets qui ont pu voir le jour sont certes humbles, mais ils constituent des avancées importantes sur le territoire, concernant les abords des écoles, les échanges de service de mobilité et le vélo.

Le travail d’évaluation des effets du programme s’appuie sur des signaux faibles, qualitatifs de changement de pratique, lesquels ont pu être observés sur le territoire au cours de nos échanges avec les habitants (sixième Apéro-Mobilités en septembre 2018 et conversations plus informelles). Il conviendra d’évaluer sur le temps long les répercussions de notre travail sur les habitudes de déplacement. À un niveau plus large, nous observons que la Mairie a décidé d’inscrire la thématique des mobilités durables dans son agenda, à travers plusieurs initiatives : aménagements piétons et cyclables, équipement des habitants (prêt de rollers, trottinettes, vélos, vélos à assistance électrique) en partenariat avec une start-up (Shareathlon), réflexion sur la mise en circulation de véhicules électriques partagés pour les séniors.

En conclusion de cette partie, nous pouvons constater que le parti pris d’une innovation dans notre relation à la recherche a permis l’éclosion d’innovations sociales et politiques sur la question des mobilités durables. Toutefois, il convient de souligner combien le processus – ouvert, improvisé, agile – que nous avons suivi, nous a éloigné du projet de recherche-action formulé au départ, lequel prévoyait de co-construire des outils empreints de nouvelles technologies sur le territoire.

 –

La transition mobilitaire dans le périurbain : not so smart ?

L’hypothèse formulée autour du rôle des nouvelles technologies dans l’accompagnement d’une transition vers des mobilités plus durables s’ancrait au départ dans un contexte scientifique, opérationnel et politique très favorable. En effet, un premier état de l’art et une pré-enquête du terrain donnaient à penser que les conditions seraient réunies pour que des solutions de type smart périurbain, observées ailleurs, soient adaptables au territoire de Loos-en-Gohelle

Le smart périurbain, une utopie fondée sur l’ingérence ?

Les solutions high tech semblent avoir fait leurs preuves dans certains territoires urbains, notamment dans le domaine des mobilités partagées (Aguilera et Belton-Chevalier, 2017). Cette évolution met en valeur une certaine image, celle de la smart city, dans laquelle des acteurs industriels développent des solutions intégrées pour les autorités locales, sans toujours tenir compte en amont des besoins exprimés par les habitants. Ces avancées technologiques peuvent toutefois parfois offrir une réponse aux enjeux du développement durable, en mettant, par exemple, en relation les conducteurs de véhicules personnels et des passagers potentiels. Mais quelle est l’échelle territoriale pertinente pour ce type de solution ? Si les algorithmes développés ouvrent un potentiel inédit, sont-ils susceptibles de répondre aux besoins des habitants dans les territoires à faible densité tels que Loos-en-Gohelle ? En bref, quelles sont les conditions d’émergence d’un smart périurbain ?

Symptôme de l’injonction à la technologisation des territoires, la Caisse des Dépôts, institution financière publique qui accompagne le développement des territoires et leurs projets d’intérêt général, a proposé en 2016 le guide « Smart City Versus Stupid Village ? » à destination des petites villes et de leurs intercommunalités. L’objectif est de proposer des indicateurs à même de déterminer la progression (inévitable ?) de la révolution numérique dans ces lieux et de guider, accompagner et accélérer cette transformation, à grand renfort de conseils génériques (Verpeaux, 2016).

Si cette orientation conduit à l’éclosion de projets variés, dans le domaine de l’énergie notamment, comme c’est le cas à Loos-en-Gohelle, il convient de souligner que rares sont les initiatives high tech ayant été co-construites avec les habitants. Si certaines d’entre elles s’ouvrent à la participation en aval, comme Waze ou StreetCo, ces projets sont majoritairement issus de partenariats public-privés en amont.

Dans le tableau ci-dessous, issu d’une recherche en cours1, sont représentées les quatre solutions de mobilité choisies parmi un corpus de soixante-dix solutions recensées à l’échelle nationale qui concernent des territoires à faible densité. D’abord, la faible proportion de solutions sur mesure pour les territoires peu denses montre que le périurbain, comme le rural, semble en retrait dans les réflexions sur les mobilités, même si des avancées majeures ont pu être observées ces cinq dernières années (Huyghe, 2018). Observons maintenant les relations entre le degré de développement technologique de ces solutions de mobilité avec la possible inclusion des habitants dans le processus de leur design.

2. Quatre solutions de mobilité sur des territoires peu denses et la part donnée à la participation habitante dans le processus (Boubakour, 2019).

Notons, à partir des cas présentés dans le tableau, que la solution la plus low tech (Cocliquo) est la seule à avoir mobilisé le grand public, dans son design, c’est à dire, en amont du processus décisionnel. Selon cette analyse les territoires périurbains apparaissent moins sujets à la mise en œuvre de solutions technologiques que les territoires denses, et ces mêmes solutions sont rarement issues de processus participatifs.

Dans ce contexte, notre hypothèse de la possibilité d’une co-conception de solutions smart de mobilité à Loos-en-Gohelle apparaît singulièrement fragile, cette instillation relevant dans la plupart des cas étudiés d’une prise d’initiative publique ou privée caractérisée par l’ingérence, contraire à notre volonté de prendre au sérieux la participation habitante. Observons de plus près ce qu’a révélé notre enquête à Loos-en-Gohelle sur le volet de l’appétit technologique des habitants.

 

Low appetite for high tech : l’indifférence des Loossois pour les TIC

Tout au long du travail de terrain, nous n’avons cessé de rencontrer des signaux forts d’indifférence, voire de résistance, aux nouvelles technologies de la part des habitants, d’abord dans les réponses à notre questionnaire puis dans les échanges que nous avons pu avoir avec les Loossois au cours des Apéros-Mobilités puis du Défi MobiLoos.

Notre enquête de mobilité comportait un volet sur les habitudes et les pratiques des habitants concernant l’usage des technologies de l’information et de la communication (TIC). Nous nous attendions à voir apparaître des inégalités entre les habitants, ainsi que des inégalités entre les Loossois et la moyenne des Français. En revanche, nous étions loin d’en imaginer l’ampleur.

Les résultats du questionnaire, auquel trois cent Loossois ont répondu au cours de l’été 2017, révèle qu’une moitié des enquêtés (53 %) possède un smartphone. C’est notablement moins que la moyenne nationale (environ 70 %, cf. Bonneville et Lengyel, 2017). Nos discussions ultérieures avec les habitants nous ont aussi permis d’observer que 15 à 20 % des personnes possédant un smartphone ne disposaient pas de forfait pour se connecter à Internet. Leur smartphone faisait donc office de téléphone, d’appareil photo, d’agenda, de réveil, de lecteur audio/vidéo, mais était loin d’exploiter toutes les potentialités de l’appareil, notamment ses fonctions connectées. Enfin, lorsque les personnes avaient accès à Internet, elles s’en servaient surtout pour écouter de la musique ou pour regarder des vidéos en ligne, mais très peu pour des services liés aux mobilités, autres que ceux du GPS.

En sus de cette sous-utilisation des smartphones, notre enquête met en avant qu’un quart des enquêtés ne se connecte que rarement ou jamais à Internet. Parmi les 50 % d’enquêtés qui se déclarent être « tout le temps connectés », les habitants nous ont aussi expliqué qu’à Loos-en-Gohelle, le réseau n’était pas satisfaisant, et qu’ils étaient nombreux à être souvent déconnectés. En très grande majorité (64 %), les habitants de déclarent être à l’aise avec les nouvelles technologies, tandis que 12 % des enquêtés se disent incompétents. S’il est évidemment impossible de savoir ce que recouvrent pour eux les compétences associées aux nouvelles technologies, ce chiffre paraissait encourageant à première vue.

Toutefois, en nous penchant sur les profils de ces publics éloignés de l’usage des nouvelles technologies (12 %), nous avons observé qu’il s’agissait principalement des retraités et des habitants de la Cité Belgique, un quartier d’habitat exclusivement social. Or, d’autres données du questionnaire faisaient apparaître que ces personnes étaient, parmi notre échantillon, les plus vulnérables dans leurs mobilités. Ainsi, nous avons réalisé qu’encourager la création ou l’adaptation de solutions high tech de mobilité pourrait certes répondre à des besoins et que ces solutions seraient a priori accessibles au plus grand nombre, mais qu’elles excluraient la plus grande partie des publics déjà vulnérables dans leurs mobilités quotidiennes. Ces résultats nous ont amené à questionner notre troisième hypothèse.

Nous avions envisagé d’accompagner les habitants vers la concrétisation de projets disruptifs, c’est-à-dire innovants technologiquement et venant modifier en profondeur l’organisation des mobilités quotidiennes des Loossois. Toutefois, les habitants réunis au cours des Apéros-Mobilités ne se sont pas montrés réceptifs à cette orientation. À plusieurs occasions, lors des brainstormings organisés en vue de faire naître des solutions innovantes, partant du désir des habitants volontaires, des pistes ont été émises en faveur d’applications technologiquement pointues, mais sans succès. Au prix d’un effort significatif de vulgarisation nous parvenions à susciter l’intérêt d’une partie de l’assemblée. Cependant, une même remarque revenait toujours « d’accord, mais faut quand même qu’on puisse trouver un endroit avec des post-it qui donnent aussi ces informations » (Un habitant, retraité, lors du 2ème, du 3ème et du 4ème Apéro-Mobilité, remarque toujours plébiscitée par les autres participants). Puisque nous avions à cœur de répondre aux besoins exprimés par les habitants, étant confiants dans le fait que les participants aux Apéros-Mobilités représentaient, pour la plupart, les habitants les plus favorisés, nous ne pouvions pas décemment soutenir et instruire un processus d’innovation disruptive (plus anonyme, plus virtuel et plus difficilement accessible que les post-it qu’il viserait à remplacer), puisque nous comprenions d’avance que le pendant post-it (bricolé, convivial, ancré) connaîtrait un succès bien supérieur.

À nouveau, au cours du mois où nous avons animé le défi MobiLoos, nous avons été interpellés par le taux de (non)connexion des inscrits. Nombre d’entre eux ne disposaient pas d’adresse e-mail (entre 34 et 50 %, selon les journées d’inscription). De nombreux participants n’ont pas pu nous rejoindre en ligne (blog, Facebook) et nous avons dû accompagner ces personnes par SMS, voire par téléphone portable, ou même via leur téléphone fixe.

Notons que dans la liste des défis énoncés au cours des Apéros-Mobilités, un seul était orienté effectivement vers les Nouvelles Technologies : « j’apprends à me servir d’internet pour mes déplacements » (défi n°36). Deux personnes ont choisi de relever ce défi et une seule l’a validé (photo à l’appui).

Les observations relayées ici confortent chacune un peu plus le sentiment d’un appétit limité des habitants de Loos-en-Gohelle pour les high tech. Plus globalement, elles montrent les limites que pourrait rencontrer le développement actuel des outils connectés d’accompagnement au changement concernant les pratiques de déplacement quotidien, relevant du principe des technologies persuasives, conçues pour modifier nos pensées et nos pratiques (Fogg, 2009). Nous pensons notamment aux outils développés dans le cadre des travaux innovants du Bureau d’Étude 6T, des outils de coaching individualisés sur smartphonepermettant de suggérer des changements de pratique de mobilité, ainsi que des systèmes de type nudge (punitions/récompenses symboliques en fonction des pratiques adoptées). Ce type d’outil s’adresse à un public connecté qui est minoritaire à Loos-en-Gohelle. Pour réussir, cet outil devrait être impérativement complété par un accompagnement en présentiel sur le terrain.

La réticence envers les mobilités digitales n’est pas proprement loossoise

En 2016, l’Observatoire des Mobilités Digitales a rendu publics les résultats d’une série d’enquêtes inclusives et qualitatives mettant en lumière les habitudes et les attentes des Français concernant les outils numériques liés à la mobilité (Bonneville and Lengyel, 2017).

3. Profils des usagers du digital (Bonneville et Lengyel, 2017, à partir des données 2015 de
l’Observatoire des Mobilités Digitales Keolis-Netexplo)

Cet article relaie les six sociotypes d’usagers présentés ci-dessus. Les « digimobiles » (mobiles, équipés, connectés, compétents) sont loin d’être majoritaires : ils sont à peine plus nombreux que le tiers de la population actuellement exclue du digital.

L’enquête révèle également qu’un quart de la population française a un profil « web-assis », c’est à dire que les utilisateurs planifient leurs déplacements sur Internet, mais en anticipation, depuis un ordinateur, et non lorsqu’ils sont en mouvement.

Les commanditaires de l’étude sont plutôt réflexifs, concluant au nécessaire abandon du concept d’usager moyen et à l’inévitable différenciation de l’offre, incluant au moins une approche low tech, quel que soit le type de territoire – urbain ou rural – de mise en œuvre.

Les apports de ce travail sont fondamentaux. Ils nous permettent de comprendre que ce qui se joue sur le terrain que nous avons étudié ne relève pas d’un retard ou d’une résistance particulière, mais bien d’une indifférence beaucoup plus généralisée aux outils numériques liés aux mobilités du quotidien, souvent sous-estimée.

Finalement, il est possible d’envisager que la frilosité des habitants rencontrés vis-à-vis des high tech, ne soit pas proprement loossoise, mais bien plutôt que ce terrain révèle crûment une fracture numérique ouverte et protéiforme que l’on retrouve sur l’ensemble du territoire national.

Conclusion : un rendez-vous pluridisciplinaire manqué ?

Notre contribution a cherché à mettre au jour la complexité qu’implique l’accompagnement d’une triple transition : 1) écologique, 2) démocratico-scientifique, 3) numérique. Notre parti pris consistait à prendre au sérieux les compétences habitantes dans une démarche de recherche-action où le chercheur apprend en animant.

Cette approche a permis d’observer un certain nombre de résultats et d’effets sur le territoire concernant les changements de pratiques dans le champ des mobilités durables. Toutefois, tant le manque d’équipement que le manque d’appétit pour les outils technologiques ont discrédité l’hypothèse que ceux-ci étaient indispensables à l’accélération de la transition mobilitaire. La transition s’est amorcée davantage grâce aux outils de l’innovation sociale et organisationnelle, proposant des services alternatifs qui reposent sur des ressources facilement accessibles (solidarité, pragmatisme, présentiel), et mobilisent une pluralité d’acteurs auparavant éloignés de la gestion urbaine. In fine, la transition qui lie les nouveaux usages du numérique à des changements de pratiques de mobilité semble plus aboutie dans les grandes métropoles où l’adoption du numérique – voire l’engouement à son égard – est plus forte, mais il convient de s’interroger sur le devenir des publics que cette transition délaisse, publics majoritaires et divers à l’échelle nationale (Bonneville et Lengyel, 2017).

L’autre enjeu de notre contribution était de rendre compte de notre expérience du point de vue de la collaboration entre chercheurs issus des sciences sociales et des sciences de l’ingénieur. L’analyse des usages et des besoins de mobilité sur le territoire a révélé un faible appétit pour les nouvelles technologies. Évidemment, ces résultats que nous venons de relayer n’ont pas eu la même saveur pour tous. Ainsi, bien que la commande ait prévu que nous instillions des nouvelles technologies sur le territoire, le faire aurait relevé d’une forme de fétichisme technologique (Harvey, 2003), s’inscrivant à l’encontre même de la dynamique de co-construction dans laquelle nous étions engagés. Comme on peut le concevoir, le tournant low tech a été vécu comme une déception par les ingénieurs de l’équipe. Même si nous assumons d’avoir pris au sérieux la volonté et les compétences des habitants – ce qui faisait partie intégrante de l’objectif initial, il n’en demeure pas moins difficile de justifier qu’une part de l’investissement n’ait pas payé, concernant l’implication dans le projet des ingénieurs motivés par la mise en service de nouveaux outils high tech. Pour éviter ce type de frustration, ne serait-il pas plus réaliste, au regard des données produites par l’Observatoire des Mobilités Digitales, de considérer que les nouvelles technologies sont par défaut inacceptables, que leur appropriation fait exception et donc que leur refus (ou le forçage dont elles font l’objet) est simplement « ordinaire » ?

Au-delà de cet aspect auquel nous aurions pu être mieux préparés, il convient de souligner que les différences relatives à l’organisation du travail liées à nos appartenances disciplinaires ont aussi mis au défi notre volonté initiale de réussir une coopération interdisciplinaire. Pour les chercheurs formés aux SHS, l’habitude d’avancer chemin faisant au gré des observations de terrain et d’improviser pour coller à la dynamique des acteurs (faire – défaire – annuler – refaire), bien que nullement dépourvue de rigueur scientifique, a pu être ressentie, de manière stéréotypée et dépréciative, comme une forme de laxisme hors de contrôle de la part des ingénieurs.

Enfin, nous sommes à ce jour confortés dans l’idée que cerner les besoins réels de l’habitant, utiliser les outils qui sont en adéquation avec ses pratiques quotidiennes – high tech or not – et l’inclure dans l’ensemble des phases de réflexions et d’action, est un gage de viabilité et de durabilité des solutions émergentes. Ainsi, nous ne pouvons pas sous-estimer le fait que cette approche ne permet pas de promouvoir des solutions nouvelles basées sur les technologies et qu’elle s’inscrit en marge des processus habituels d’innovation, notamment ceux basés sur la concurrence, la confidentialité ou encore la disruption. Il est à préciser que cette prise au sérieux des désirs habitants vers les low-techs, au-delà ou à côté de nos objectifs initiaux, a été très appréciée par l’équipe municipale dans son ensemble, laquelle opère dans une dynamique d’accompagnement à la transition numérique, sans forçage.

Pour analyser nos urbanités complexes, liquides (Bauman, 2000), où les individus adoptent toujours plus d’outils technologiques au quotidien, l’interdisciplinarité semble la seule voie scientifique censée. Toutefois, notre expérience nous amène à questionner la faisabilité autant que la cohérence d’une approche qui mêlerait la participation du public comme engagement éthique de la recherche (Dewey et Rogers, 2012) et l’avènement des territoires intelligents comme projet scientifique et politique, tant l’expression des besoins, ici en termes de mobilité et sur le territoire de la commune de Loos-en-Gohelle, s’expriment à rebours du champ technologique.

CLAIRE TOLLIS, ALAIN L’HOSTIS ET REDHA BOUBAKOUR

Claire Tollis est chercheuse indépendante, Creative Come On ! Chercheuse associée au laboratoire PACTE. Elle travaille sur les liens entre transition écologique et créativité politique, en France et en Amérique du Nord.

clairetollis AT gmail DOT com

 

Alain l’Hostis est chargé de recherche HDR à l’IFSTTAR, au laboratoire LVMT. Il travaille sur les interactions entre urbanisme et transports à l’échelle des métropoles européennes.

alain.lhostis AT ifsttar DOT fr

Redha Boubakour est ingénieur d’étude au Laboratoire DEST, Université Paris-Est Marne-la-Vallée. Il étudie les solutions de déplacement émergentes dans les territoires périurbains européens.

redha.boubakour AT yahoo DOT fr

Les auteurs tiennent à remercier Marielle Cuvellier et Guillaume Uster de l’IFSTTAR pour leur participation au programme CISMOP.

Illustration de couverture : Participants du défi des mobilités de Loos-en-Gohelle (Tollis & Boubakour, mai 2018)

Bibliographie

Aguiléra A. et Belton-Chevallier L., « Mobilités et (R)évolutions numériques », Netcom, n°31, 275-280.

AULA (Agence d’Urbanisme Lens-Artois), 2017, « Les mobilités dans le Bassin Minier : qu’ont-elles de spécial ? », intervention lors de l’Atelier territorial des Assises Nationales de la Mobilité, Loos en Gohelle.

Bauman Z., 2000, Liquid modernity, Cambridge, Polity Press, 240 p.

Bonneville J.-B. et Lengyel M., 2017, « Digital et mobilité: quelles réalités pour les français? Quels impacts sur l’offre de services ? », Transports Urbains – mobilités réseaux territoires, n°130, 26-32.

Boubakour M. R., 2018, Intelligence territoriale et/ou territoire intelligent face aux défis de la mobilité durable : cas d’expérimentation d’une démarche participative citoyenne à Loos-en-Gohelle, Mémoire de Master en Géographie, Université Grenoble Alpes, 99 p.

Carrel M., 2013, Faire participer les habitants ? Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, Lyon, ENS Editions, 276 p.

Chibani-Jacquot P., 2015, Loos-en-Gohelle, ville pilote du développement durable, Petits Matins, 187 p.

Dewey J. et Rogers M.L., 2012, The public and its problems: An essay in political inquiry, Penn State Press, 208 p.

Hall B.L., 1992, “From margins to center? The development and purpose of participatory research”, American Sociology, vol. 23, 15-28.

Harvey D., 2003, “The Fetish of Technology: Causes and Consequences”, Macalester International, vol. 13, en ligne.

Huyghe M., 2018, « Rural, un territoire pour ralentir ? Études de cas dans trois communautés de communes d’Indre et Loire (France) », Territoires En Mouvement,  Revue de géographie et aménagement, n°37, en ligne.

INSEE, Enquête ménages déplacements, Lens-Liévin, 2016.

Joule R.-V. et Beauvois J.-L., 2004, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, Presses Universitaires de Grenoble, 320 p.

Labussière O. et Aldhuy J., 2008, « Le terrain, c’est ce qui résiste. Réflexion sur la dimension cognitive de l’expérience sensible en géographie », Conférence au colloque A travers l’espace de la méthode: les dimensions du terrain en géographie, Arras, 18-20 juin 2008.

Mission Bassin Minier, 2015, Approche de la précarité énergétique liée à la mobilité à l’échelle de l’Aire métropolitaine de Lille, 49 p.

Oldenburg R., 1999, The great good place: Cafes, coffee shops, bookstores, bars, hair salons, and other hangouts at the heart of a community, Da Capo Press, 384 p.

Syndicat Mixte des Transports Artois-Gohelle, 2018, Plan de Déplacements Urbains, en ligne.

Ray P.H., Anderson S.R., 2007, L’émergence des créatifs culturels, Yves Michel, 512 p.

Rifkin J., 2017, « A Loos-en-Gohelle, tout est co-construit », Interview, Usbek & Rika, en ligne.

Rocci A., 2015, « Comment rompre avec l’habitude ? Les programmes d’accompagnement au changement de comportements de mobilité », Espace Populations Sociétés, n°1-2, en ligne.

Verpeaux C., 2016, « Smart City versus Stupid Village, Guide sur les innovations numériques au sein des territoires de faible densité », Paris, Caisse des Dépôts, ADCF, APVF.

Pour citer cet article : Tollis C., L’Hostis A. et Boubakour R., 2019, « #12 / Quand la participation des habitants retoque le projet d’un périurbain intelligent. Enseignements d’un programme de recherche-action sur les mobilités durables à Loos-en-Gohelle (62) », Urbanités, #12 / La ville (s)low tech, en ligne.

  1. Menée par Redha Boubakour sous la responsabilité scientifique d’Odile Heddebaut dans le cadre du projet Mutandis, laboratoire DEST. []

Comments are closed.