Lu / Les nouvelles fabriques de la ville. Objets, référentiels et méthodes
Marion Canavera
Penser et concevoir l’espace urbain constitue un bien vaste chantier. Plusieurs des entrées théoriques par lesquelles on l’aborde – métropolisation, durabilité, mutabilité – constituent des outils de réflexion et de planification assez communs. Pourtant, ce chantier évolue et amène les acteurs de l’aménagement et de l’urbanisme à interroger la pertinence de certains concepts (la mixité sociale est-elle un « vœu pieux ? »), à mesurer l’enjeu que représentent certains objets de la ville, soit anciens et peu étudiés jusqu’alors, comme les zones d’activité économique, soit plus inédits. C’est en souhaitant mettre en lumière de tels défis que la 17ème édition des Rencontres internationales de l’urbanisme a été organisée par l’Institut d’aménagement et d’urbanisme de Rennes (IAUR) et l’Association pour la promotion de l’enseignement et de la recherche en aménagement et urbanisme (APERAU) en juin 2015. Ce colloque proposait de rassembler une variété croissante d’acteurs publics et privés de l’urbanisme autour du thème « Concevoir et fabriquer la ville ». Universitaires d’une quinzaine de pays mais aussi professionnels de l’urbanisme et de l’architecture, élus et citoyens étaient donc invités à intervenir pour confronter et nourrir des réflexions autour de la fabrique de l’espace urbain. L’ambition y était tout autant de démontrer la nécessité d’un travail collectif entre chercheurs, urbanistes, entreprises, société civile et pouvoirs publics, que de pointer du doigts, par moments, l’absence de cohérence entre les territoires, le manque de volontarisme politique, les limites évidentes de certaines tendances de l’urbanisme à la mode ou encore de proposer de nouveaux outils permettant d’aménager de manière réaliste et efficace les villes du XXIe siècle, qu’il s’agisse de la mégapole latino-américaine ou de la métropole régionale française. L’ouvrage qui en découle a fait le choix de retranscrire 17 communications sélectionnées parmi les 130 entendues alors autour de trois entrées théoriques : les objets, les référentiels et le projet qui animent la fabrique de la ville.
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La planification urbaine évaluée et repensée
Un des aspects centraux des communications présentées dans l’ouvrage porte sur la notion de gouvernance urbaine. La nécessité d’un partenariat entre différents acteurs et parties prenantes à différentes échelles, tant locale que nationale, de mise en place de modes de pilotage plus souples, est un point important parmi les travaux présentés.
C’est à ce titre que sont décrits en détail les mécanismes de prise de décision urbanistique et des modalités de participation des acteurs concernés. L’objectif est de montrer que l’aménagement d’un îlot urbain (ici, c’est l’île de Nantes qui sert de terrain d’étude1 ) nécessite un « collectif de réalisation » où architectes, promoteurs immobiliers et maîtres d’œuvre doivent tomber d’accord sur un projet. En plus de préciser le rôle joué par chacun d’eux, c’est aussi la régulation de l’urbanisme par les pouvoirs publics qui est interrogée de manière à envisager comment l’État et les collectivités territoriales peuvent encadrer l’action des acteurs privés en la matière.
Les difficultés de la régulation sont également abordées dans le cas d’une ville moyenne des Suds2 . À Tandil, localité de la pampa argentine, la capacité d’action du municipio3 en matière de planification atteste d’une absence de pilotage global et efficace tandis que les acteurs privés, ONG et entreprises, court-circuitent l’action publique par des programmes socio-économiques dont on redoute que la transformation de la ville ne soit mue par des intérêts particuliers au détriment du bien commun.
La participation citoyenne à cette gouvernance est également évaluée à travers un processus de communityfication4 de l’aménagement d’une partie du Bronx. Aurélie Delage montre comment un collectif d’habitants s’est constitué pour revendiquer la destruction d’un corridor autoroutier qui éventre leur quartier et leur légitimité à prendre part à la planification du nouveau quartier de vie5 . Le recours à l’aménagement temporaire est enfin présenté, à travers l’exemple de Marseille et Clermont-Ferrand, comme un outil intéressant de la nouvelle gouvernance urbaine, capable de fédérer divers6 acteurs autour de la coproduction de l’espace urbain. À partir du moment où un aménagement est envisagé sur une durée définie entre un jour et quelques mois, il s’affranchit de bon nombre de contraintes urbanistiques traditionnelles et peut mettre en œuvre des projets plus inédits, expérimenter de nouveaux objets urbains et attirer voire associer de nouveaux acteurs issus de la société civile.
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Pour un retour critique sur les grandes tendances de l’urbanisme
Ces Rencontres internationales de l’urbanisme ont aussi le mérite de montrer ce qui ne fonctionne pas dans l’aménagement de la ville. Des modèles urbanistiques et des concepts, bien que guidés par une éthique égalitariste et des démarches qui se veulent consensuelles, ne parviennent pas à produire des effets vertueux et/ou à asseoir ces derniers sur le long terme, applicables à divers espaces géographiques et de manière multiscalaire.
Cela peut s’expliquer d’abord par un manque de cohérence entre les territoires. C’est le cas des normes d’aménagement consacrées à l’accueil des personnes à mobilité réduite au Québec7 . L’objectif qui tend à faciliter leurs déplacements montre évidemment une volonté politique inclusive qui ne peut être jugée que favorablement, plaçant l’accessibilité des populations handicapées au centre des impératifs de l’aménagement urbain tant dans les espaces publics que privés. Pourtant, à l’usage, on en perçoit aussi les limites : le manque d’universalité de la politique d’inclusion spatiale. En effet, l’absence de centralisation des pratiques entre les territoires québécois où doivent être observées les normes d’aménagement destinées à ces habitants nuit à l’efficacité de la démarche. Et en l’absence d’évaluations pertinentes globales, cela laisse apparaître des différences notables entre les municipalités et par conséquent, une absence d’équité entre les territoires.
C’est dans cette perspective que le volontarisme politique, et parfois, son absence, sont questionnés. La mixité sociale en offre une autre démonstration. Constituant un grand référentiel en vogue de l’urbanisme européen et nord-américain depuis les années 1990, la politique de la ville inclusive montre un décalage entre les fins théoriques et les applications concrètes. Ainsi, dans le cas de Montréal, Richard Morin et Hélène Bélanger, en évoquant les valeurs d’équité, de cohésion et de solidarité clairement consensuelles qui guident la politique de la ville au sein de ce territoire, montrent pourtant la résistance de certains habitants issus des catégories socio-économiques favorisées. En se refusant à « partager » leur cadre de vie avec des personnes socialement déclassées qui s’expriment par des stratégies diverses, elles freinent les ambitions vertueuses d’un « droit à la ville » équitable. Les effets pervers de la gentrification y sont également rappelés pour montrer que dans ce sens aussi, la reconquête d’espaces urbains discriminés comporte presque toujours un autre volet, celui de l’exclusion des habitants qui y sont installés depuis plus longtemps et qui ne sont pas en mesure de faire face à une flambée des prix du foncier, de l’immobilier ainsi que des services que suppose la mutation de leur quartier de vie.
Ces limites de la ville inclusive se retrouvent aussi lorsqu’on se penche sur l’intégration de certaines catégories d’âge. La ville tunisienne offre pour Amel Hammami-Montassar un terrain d’étude révélateur où les personnes âgées sont mises au ban du centre-ville qui constitue pour elles un « ailleurs brutal ». Or, ce phénomène d’exclusion n’est pas seulement le résultat d’un affaiblissement des aptitudes physiques et mentales des populations du troisième âge. Il répond aussi à des carences évidentes en matière d’équipements urbains, de transports publics et donc, de volonté de la part des aménageurs.
Plus récents mais peut-être de portée tout aussi limitée, des modèles urbains apparemment prometteurs comme l’éco-quartier ou la smart city sont aussi remis en question par Philippe Dehan. À l’heure de la compétition croissante entre des territoires pris dans la mondialisation, il s’interroge en effet sur la capacité d’objets urbains spatialement, socialement et économiquement restreints à répondre aux défis de la ville de demain tels que la massification des échanges, les activités économiques discriminantes, l’explosion démographique et les injonctions de durabilité.
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Penser et proposer les nouveaux outils d’aménagement des villes du XXIe siècle
Enfin, et après l’étape des constats et des analyses portant sur les facteurs de succès ou d’échec de certains modèles urbanistiques, c’est bien le propre des rencontres de l’APEREAU que de vouloir aussi trouver, proposer, concevoir des outils pour aménager de façon réaliste et efficace les espaces urbains du XXIe siècle. Pour cela, des communications proposent de renouveler les schémas de pensées jusqu’alors intangibles qui peuvent par exemple s’appliquer à des villes occidentales mais ne sont absolument pas valides pour des pays émergents. C’est à cette fin qu’à partir de l’exemple du Chili, Lautaro Ojeda et Andrea Pino remettent en question l’entrée négative de la ville « illégale ». À Valparaiso, l’appropriation informelle des ¾ du bâti doit être vue comme un atout de l’organisation urbaine puisque les habitants y montrent une remarquable capacité d’organisation et de réaction, qui plus est en cas de crise (séisme de 2010, incendie de 2015), pouvant pallier l’absence de planification urbaine et de responsabilité des pouvoirs publics en matière d’équipements urbains. En ce sens, une des façons de faire évoluer efficacement l’aménagement urbain dans les pays émergents revient à cesser de considérer l’urbanisme spontané comme illégal et à compter plutôt sur ce dernier comme un des leviers de la fabrique de la ville.
Dans un autre registre, c’est l’aménagement en fonction des temps de vie qui est considéré comme un nouvel outil pertinent pour penser la ville de demain. Catherine Dameron et Olivier Pallier présentent les travaux réalisés par le Bureau des Temps de Rennes dont l’objectif est d’aménager collectivement les temps de vie (personnels, professionnels, familiaux) des habitants. Deux outils sont mobilisés à cette fin : la cartographie des temps d’accès à pieds aux aménités du quotidien et la mesure des « pulsations urbaines »8 de l’agglomération rennaise. Ils permettent de compléter les études d’impact réalisées en amont des projets urbanistiques, démarche que les auteurs appellent à approfondir, considérant que l’articulation temps-espace est garante d’une meilleure gestion des ressources finies du territoire.
Et puis, ce sont de vieux objets urbains, traditionnellement peu attractifs pour les aménageurs, qui sont « ressortis du placard sombre » où ils avaient été délaissés depuis les années 1970, afin d’intégrer la boîte à outils des aménageurs qui doivent aussi tenir compte des besoins économiques des territoires. Les rôles des zones d’activités économiques et les parcs technologiques dans la fabrication de la ville sont étudiés à ce titre par Patricia Lejoux et Josselin Tallec. Dans le premier cas, il est démontré que la ZAC, perçue longtemps comme une « excroissance néfaste » résultat du non moins condamné processus de péri-urbanisation, peut en réalité constituer un terrain d’application du renouvellement urbain et des exigences de durabilité (dans le cas des éco-parcs ou des parcs éco-industriels). Dans une réflexion analogue, les exemples d’Albi et d’Alès9 permettent de comprendre comment les parcs technologiques et les acteurs scientifiques participent à définir l’action publique dans ces villes moyennes qui sont exposées à leur manière au processus de mondialisation et aux injonctions de compétitivité et d’attractivité.
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En somme, la synthèse des quelques communications réalisées à l’occasion des Rencontres internationales de l’urbanisme que propose cet ouvrage s’efforce de proposer une vision plutôt optimiste de la ville de demain. Tentant de baliser les axes de travail à venir en matière de fabrication de l’espace urbain du XXIe siècle, les exemples résumés très brièvement plus haut servent aussi, et on retrouve d’ailleurs cette idée dans la conclusion réalisée par Guy Baudelle, à réaffirmer l’importance croissante de l’urbanisme, de ses acteurs ainsi que de leur formation universitaire et professionnelle. Il y a une vraie utilité dans la tentative des aménageurs de se doter de nouveaux « kits » destinés à la fabrique de la ville et qui comprennent des outils soit inédits (le déchet produit par celle-ci comme ressource potentielle de demain), soit connus mais peu valorisés jusqu’alors (la friche industrielle) ou proposant de s’inscrire dans des démarches intellectuelles renouvelées. Un vrai plaisir aussi, à voir certains modèles et concepts urbains très en vogue et brandis comme des clés pour l’avenir, comme c’est le cas des éco quartiers ou de la smart city, être critiqués et confrontés à leurs propres limites. Cependant, cet ouvrage confirme également que nous sommes tous, aménageurs professionnels et société civile, confrontés à d’immenses défis qui se posent pour l’espace de la ville où les densités de peuplement ne cessent de croître tandis que les ressources disponibles continuent de s’épuiser. Ce constat amer, certes contrebalancé par des propositions nombreuses, obligera peut-être le lecteur à relativiser l’optimisme que les auteurs de l’ouvrage encouragent à observer.
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MARION CANAVERA
Professeure agrégée d’histoire-géographie en section binationale franco-espagnole BACHIBAC au lycée Émile Zola d’Aix-en-Provence.
Marion.canavera AT ac-aix-marseille DOT fr
Référence de l’ouvrage : Baudelle G. et Gaultier G., 2018 (dir.), Les nouvelles fabriques de la ville. Objets, référentiels et méthodes, Actes des Rencontres internationales en urbanisme – APEREAU. Presses Universitaires de Rennes, 187 p.
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Couverture : Camping réalisé pour la Capitale Européenne de la Culture à Marseille dans le quartier de L’Estaque, janvier-novembre 2013. Ce projet d’aménagement temporaire s’inscrit dans les premières réalisations menées à bien par le collectif « Yes We Camp » pour faire de la ville un espace fertile. Source : site internet Yes We Camp, http://yeswecamp.org/?page_id=91
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Pour citer cet article : Canavera M., 2018, « Lu / Les nouvelles fabriques de la ville. Objets, référentiels et méthodes », Urbanités, en ligne.
- Roy Élise, « Urbanisme sur mesure, urbanisme en mesure », pp. 165-176. [↩]
- Augé Benjamin, Petrantonio Marcela, Taulelle François, « Questions urbaines et gouvernance à Tandil, ville intermédiaire de la pampa argentine », pp. 135-144. [↩]
- Le municipio désigne la municipalité. Elle est le relais principal des politiques de l’État central qui pourvoie à la majeure partie de ses ressources budgétaires. [↩]
- La communityfication désigne l’élaboration commune d’une vision autour du nouveau projet de quartier et le fait, pour les différents acteurs, publics et privés, décideurs et habitants, de prendre part à cette dernière. [↩]
- Delage Aurélie, « Contre, tout contre l’autoroute : se mobiliser et s’imposer dans la fabrique urbaine. Stratégies d’organisation communautaire dans le Bronx », pp. 145-156. [↩]
- Bertoni Angelo, « L’aménagement temporaire, un outil fédérateur pour la coproduction du projet urbain », pp 157-164. [↩]
- Paulhiac-Scherrer Florence, Frate Benoît, Racette-Dorion Paul, « L’accessibilité universelle en action : nouveau regard sur l’évaluation des plans municipaux au Québec », pp 89-98. [↩]
- Mesurer les « pulsations urbaines » de la ville revient à visualiser les temps et les lieux où l’activité urbaine est intensifiée afin de dégager les moments de forte polarisation de l’activité de la ville. Dans le cas rennais, les pulsations sont mesurées le dimanche et la nuit. [↩]
- Tallec Josselin, « Des acteurs scientifiques producteurs de l’urbain ? L’exemple des parcs technologiques des villes moyennes d’Albi (Tarn) et Alès (Gard) », pp. 33-40 [↩]