#3 / Edito – Plaisirs urbains

Frédérique Célérier

L’édito au format PDF


Pour son troisième numéro, la revue Urbanités a choisi de s’intéresser à la ville comme lieu de plaisirs. Derrière la polysémie de ce terme, c’est avant tout la joie et la satisfaction des corps dans la ville qui nous intéresse, dans une acception sensorielle du plaisir. Les plaisirs citadins sont multiples, ils prennent forme dans la ville, avec la ville, contre la ville. Quelle est la place du plaisir dans l’organisme urbain ? Entre la régulation des plaisirs autorisés et son double, la subversion des plaisirs interdits, c’est cette ambivalence des plaisirs urbains que nos auteurs mettent en lumière dans ce numéro.

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Villes de la tentation

Comment répondre aux désirs des citadins, donner corps à toutes leurs envies, toutes leurs pulsions ? Comment inscrire le plaisir dans le tissu même de la ville ? L’éclosion puis l’épanouissement de plaisirs urbains n’est souvent pas chose aisée, face à la restriction des usages, au verrouillage des corps induits par l’institutionnalisation des espaces publics urbains (Tricon, « Éléments pour une jouissance spatiale »). L’urbanisme semble ainsi bien en peine de se saisir de ces plaisirs souvent vains, imprévisibles et libres de toutes règles (Bussière, « Urbanisme et plaisirs : mise en dialogue au travers de la constitution du mont Royal (Montréal) »). Mais c’est aussi pour cette raison que le plaisir s’affirme comme un nouveau leitmotiv urbanistique, dans la recherche de territoires urbains de l’intime, au risque du chaos. Car les plaisirs offerts par une ville peuvent être une véritable vitrine métropolitaine, comme l’illustre le cas de Rio de Janeiro, dont la culture de plage, la sensualité des corps et l’amour du soleil participent du mythe de la ville, voire du Brésil tout entier (Brisson, « Sea, sand and sun : Rio s’éclate »). La mise en plaisir d’un espace peut d’ailleurs être elle-même productrice d’urbanité, comme le montre le cas de Disneyland (Ruggeri, « Disneyland : un artifice urbain voué au plaisir »), oasis de plaisir, idéal urbain à l’abri des vices de la Cité des Anges. Certes les plaisirs sont-ils ici programmés et, dans une certaine mesure, mondialisés. L’exemple nous rappelle aussi que pour exister dans la ville, les plaisirs souvent se trouvent isolés, spatialement concentrés, circonscrits, légèrement à l’écart de la ville ordinaire. Comme d’autres articles, il montre enfin que ces plaisirs ne sont pas forcément offerts à tous. Leur accès participe d’un jeu d’inclusion ou d’exclusion sociale, au sein duquel tout un chacun ne dispose pas du même capital de jouissance urbaine. Plaisirs modelés, plaisirs souvent réservés à des espaces de l’entre-deux, c’est une nouvelle lecture de l’espace urbain dans son ensemble qui est donnée par les contributeurs de ce numéro. Fort heureusement, ils ont aussi montré la diversité des opportunités de plaisirs offertes par la ville elle-même et leur capacité de diffusion.

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Jouissances en ville

De l’exploration des plaisirs en ville, il apparaît en effet rapidement que la ville n’est pas seulement un support pour des aménagements, des dispositifs voués au plaisir. La ville est elle-même est source de ravissement, d’extase, et ce magnétisme sensoriel donne lieu aux représentations les plus diverses. Si le plaisir naît de la surprise, alors la ville est le lieu par excellence des plaisirs fortuits, à commencer par celui de la rencontre charnelle. La ville se fait lascive dans les quartiers de Pigalle et des Halles, devenus des hauts lieux du plaisir citadin, réel ou fantasmé (Cohen, « L’impasse, le boulevard et la guêpière. Rue et prostitution dans les photographies de Christer Strömholm et Jane Evelyn Atwood »). Scène de tous les péchés, la ville de la comédie française à la fin de la Renaissance attise elle aussi les sens, encourage à la faute, mais n’accueille pas pour autant que des plaisirs libertins  (Oiry, « Paris, XVIe-XVIIe siècles : urbanisme et érotisme »). Car la ville est un jeu, et le plaisir, nous montrent les auteurs de ce numéro, prend aussi forme dans le divertissement. Ainsi, si les villes de jeux vidéos sont virtuelles, le plaisir du joueur est quant à lui authentique et s’opère à de multiples niveaux (Scoffier, « L’air de Los Santos rend libre : le plaisir de l’urbain dans GTA V »). Cet exemple met en lumière, entre autres, l’idée selon laquelle le mouvement, la circulation, sont uns des plus simples et évidents plaisirs offerts par les villes. Ce plaisir se décline à des degrés de sophistication variés, de la pratique du parkour (Tellez, « Être où ne pas être ; poétique du parkour ») à celle de la danse dans la comédie musicale hollywoodienne des années 1920 aux années 1960 (Thuries, « Dancing in the Street »). Dans les deux cas, la jouissance naît de l’appropriation de l’espace urbain par les corps, et par l’imagination ; mais ces pratiques sont aussi une mise en défi de la ville par les épicuriens, qui détournent les lieux de leur usage premier. L’euphorie urbaine a néanmoins tôt fait de retomber ; la joie de la déambulation oisive, de céder le pas à la mélancolie des lendemains de fêtes. Offrant des images saturées de plaisirs du spectacle et de la consommation (Collectif Périscope, « Vitrine »), les villes apparaissent comme grisées d’elles-mêmes. Peut-on vraiment profiter de la ville, dévorer la ville jusqu’à en être repu, sans conséquence ?

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Plaisirs, ville et transgression

Licites ou illicites, les plaisirs urbains analysés par les auteurs de ce numéro entretiennent un rapport étroit avec la transgression. Dépasser des limites, sociales, spatiales, est souvent à la fois cause et conséquence de la recherche du plaisir. Derrière la régulation des pratiques, se dessine la question d’une certaine moralisation de l’espace public. La gestion de celui-ci est rendue complexe par la combinaison de plaisirs tout à fait acceptés à des plaisirs indésirables, gênants voire inacceptables, et par le chevauchement des espaces et des temporalités du plaisir. À Melbourne, la régulation de la consommation d’alcool pour des raisons de sécurité vient affecter directement un autre plaisir, celui de la musique, qui fait pourtant partie intégrante de l’identité urbaine (Dorignon, « Best beer, best live music : espaces de la musique, consommation d’alcool et conflits sociaux à Melbourne (Australie) »). Dans le quartier de Paceville à Malte, l’excès et le débordement des normes locales par les citadins de passage sont pour l’heure encore incontrôlables et se trouvent au cœur de conflits territoriaux (Billiard, « La transgression comme moyen d’appropriation de l’espace public : le cas d’un quartier rouge à Malte »). Face à la dissuasion, la dispersion, la répression, les « dragueurs » urbains préfèrent adopter une stratégie d’invisibilisation (Lassaube, « L’espace public urbain et le plaisir homosexuel illicite »). Le cas échéant, la dissimulation est à la fois une partie prenante du plaisir – tant l’on sait qu’il n’y a pas de plaisir sans un peu de gêne – et un impératif social et légal. La discrétion des pratiques et des espaces est également de mise pour ces cinémas pornographiques brésiliens qui abritent aussi des activités sexuelles, tarifées ou non (Pena, « Espaces d’excitation : cinés pornos dans le Centre de Salvador (Brésil) »). Dans un contexte de fermeture des cinémas de rue, l’article suggère que les plaisirs en ville sont le miroir des transformations urbaines dans leur ensemble. De la transgression à l’acceptation, les plaisirs en ville sont-ils les témoins d’une ouverture sur le monde et les garants d’une nouvelle cohésion urbaine, à l’instar du rôle joué par le quartier Joli-Soir dans la ville camerounaise de Ngaoundéré (Esse Ndjeng, « Joli-soir, un territoire de la bière locale entre rupture et cohésion urbaine à Ngaoundéré ») ? À tout le moins ce numéro nous assure-t-il que le gradient de tolérance sociale vis-à-vis de la jouissance d’autrui est variable dans l’espace et le temps.

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Urbanités tient à remercier tous les auteurs qui ont participé à ce numéro. Ensemble, nous avons souhaité que ce plaisir, peut-être finalement moins léger qu’il n’y paraît, soit un prisme novateur pour appréhender les espaces et les pratiques urbains. De la géographie à la littérature, en passant par la photographie, l’anthropologie, l’urbanisme… c’est un regard pluriel qui a été posé sur cette thématique à travers la diversité des contextes étudiés, des disciplines mobilisées et de leurs approches respectives. Nous espérons que nos lecteurs prendront autant de plaisir à découvrir ce numéro que nous en avons eu à leur préparer.

Frédérique Célérier

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Image de couverture : San Francisco (Ruggeri, 2008)

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