#3 / Dancing in the street

Aude Thuries

 

L’article d’Aude Thuries au format PDF


La comédie musicale hollywoodienne a souvent pris pour cadre l’industrie du spectacle et ses quartiers urbains – Broadway en particulier. Si ces représentations semblent à première vue innocentes, elles sont en réalité informées par différentes idéologies politiques. Le corps dansant s’y montre tantôt comme l’instrument rationalisé du plaisir des autres, tantôt comme l’arme discrète du refus de l’ordre inscrit dans le territoire urbain.

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Noirs désirs et verts plaisirs

Revenue du fantastique pays d’Oz, la candide mais raisonnable Dorothée affirme « There’s no place like home », préférant à l’effervescence multicolore de la cité magique la douceur de son quotidien terrien. Autre éloge de la campagne et de ses joies simples, Brigadoon (Minnelli, 1954) nous présente un héros rêvant de s’établir dans le village enchanté de Brigadoon, loin de l’agitation new-yorkaise et de ses plaisirs futiles. Les joues rosies par le vif air des champs, Judy Garland et Gene Kelly déclarent leur amour du travail de la terre, et à leur instar, la comédie musicale hollywoodienne n’a de cesse de chanter cette morale – et d’y déroger en images.

En effet, cette déclaration d’amour des capitales à leurs provinces, perçues comme une terre promise courageusement défrichée par les pionniers de l’Amérique, est un éloge paradoxal, qui fait sens par son contraste avec la vie supposément urbaine. C’est à la lumière de cette opposition que se perçoit sans doute le mieux la représentation de la ville dans la comédie musicale : a contrario du labeur au grand air, diurne et régulier, la ville, dont New York se fait le parangon incontesté, se vit comme un monde clos, instable et nocturne. Un monde où le repos est impossible, où les repères n’existent pas : tout clignote et s’agite, les rues, les gens, les devantures des théâtres. Le ballet inséré dans Singin’ in the Rain (Donen/Kelly, 1952), « Broadway Melody », présente cet apparent chaos comme la caractéristique première de la ville, et en fait son moteur chorégraphique : la séquence dansée commence par un plan serré sur Kelly, pour révéler ensuite dans un long travelling arrière une immense foule qui arpente en tous sens un décor urbain stylisé. Le personnage de débutant naïf qu’il incarne se présente, pour être embauché, à des portes qui se ressemblent et se referment toutes les unes après les autres, puis s’engage sur un tapis roulant qui nous permet de voir défiler la chic et bigarrée population new-yorkaise. Le tapis roulant, plus qu’un simple dispositif scénographique, est ici la matérialisation d’un idéal américain : avancer, toujours avancer – il faut que Kelly marche à grand pas pour, littéralement, rester dans le cadre. Notre héros finit sa course dans un dancing à la fréquentation interlope, arrêté net par la courbe de la jambe de Cyd Charisse. Là encore, un cliché de l’urbanité nocturne se déploie : la danseuse incarne un monde de plaisirs sulfureux qu’il faudra sublimer par la vision suivante, qui remplace l’espace clos et enfumé du dancing par les perspectives infinies d’un onirique plateau de cinéma. Cette sublimation des désirs troubles et des plaisirs coupables est une parfaite mise en abyme du processus esthétique du genre de la comédie musicale tout entier.

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Broadway Melody (Singin’ in the Rain)

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Quand on arrive en ville

Le motif du provincial débarquant dans la grande ville est récurrent dans les musicals, et permet de mettre en images le contraste entre les tentations troubles de la ville et les joies saines de la terre natale. C’est un des thèmes développés dans On the Town (Donen/Kelly, 1949) –  notons au passage que le titre français,  Un jour à New York, précise une localisation implicite dans le titre original, tant il ne peut y avoir de meilleur représentante de l’urbanité triomphante. Lorsque les personnages de Gene Kelly et Vera-Ellen se parlent pour la première fois, ils réalisent qu’ils sont aussi perdus l’un que l’autre dans la tentaculaire métropole, car ils sont tous deux provinciaux. Mieux, ils viennent en fait de la même petite localité ; c’est en citant à l’unisson leur professeur d’histoire qu’ils s’en aperçoivent : « Small towns made America ! » – et d’enchaîner musicalement par une nostalgique évocation, « Main Street ». Cette citation du professeur d’histoire et le sentimental numéro qui s’ensuit résument bien toute l’ambivalence de la comédie musicale, divertissement dans la ville qui s’ingénie à louer une ruralité fantasmée.

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Main Street (On the Town)

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Il ne faut cependant pas se tromper quant à l’objectif dramaturgique de ces mentions de la terre d’origine : elles servent principalement à rappeler que le héros (ou plus rarement, l’héroïne) est quelqu’un de bien, avec un grand cœur et de solides préceptes moraux. La ville et sa vie nocturne ne sont pas son milieu naturel, ce qui nous assure du bon fond du personnage. Car, en effet, la ville a mauvaise réputation, spécialement New York, et plus particulièrement encore son quartier des plaisirs qu’est Broadway. Il peut être difficile de comprendre cette sulfureuse image au vu du Times Square policé d’aujourd’hui, mais il est nécessaire, pour comprendre les allusions qui émaillent les musicals des années 30, de garder en tête la mauvaise réputation de la faune nocturne qui s’y épanouissait alors – dans les années 50, Broadway est plus chic, et c’est Brooklyn qui se voit à son tour affublé de cette image, comme le montre par exemple Cover Girl (Vidor, 1944). Le dernier numéro de Gold Diggers of 1935 (Berkeley, 1935), « Lullaby of Broadway », témoigne de cette réputation trouble, et sa fin tragique (l’une des rares de l’histoire du musical hollywoodien) peut être vue comme une mise en garde à l’endroit de ceux, comme dit la chanson, qui « dorment toute la journée » pour mieux succomber aux plaisirs nocturnes.

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Lullaby of Broadway (Gold Diggers of 1935)

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Donner du plaisir : une activité vertueuse…

Voici donc un paradoxe que doit prioritairement résoudre le genre dont relève plus de la moitié des comédies musicales hollywoodiennes, le backstage musical. Le « film de coulisses » tourne autour de l’organisation d’un show qui fait généralement office de numéro final, et se déroule dans le sulfureux milieu du spectacle. Or, la peinture des personnages évoluant dans ce milieu ne doit pas choquer le sens moral du spectateur. D’abord parce que le public de la comédie musicale est essentiellement familial et féminin ; mais surtout parce que le code Hays, entré en vigueur en 1934, interdit, dans le désordre, toute allusion à la sexualité, tout encouragement de l’adultère, des relations hors mariage, de l’homosexualité, des unions interraciales, et globalement toute représentation pouvant heurter la morale familialiste. Ainsi, si les films de l’ère pré-code n’excluaient pas la nudité et n’hésitaient pas à dépeindre un milieu aux mœurs légères, les backstage musicals ultérieurs devront doter ce monde de plaisirs nocturnes des saines valeurs de l’Amérique puritaine. Partant des clichés associant danseuse et fille facile, showman et coureur de jupons, ils vont donc s’ingénier à les déjouer systématiquement, les héros se révélant toujours, en dernière instance, de bons Américains n’aspirant qu’à fonder un foyer. C’est ainsi que Ruby Keeler, la reine des Gold Diggers de 1933 (LeRoy/Berkeley, 1933), film qui préfigure ce tournant, est une sage et sentimentale jeune femme, que la Cover Girl Rita Hayworth ne se laisse finalement pas griser par le succès, ou que la danseuse américaine des Girls (Cukor, 1957) s’avère être une championne de vertu qui ne se laisse embrasser qu’après promesse de mariage. La ville elle-même est tenue d’édulcorer ses plaisirs de la nuit – les auteurs de la première version des chansons d’On The Town sont ainsi priés par les censeurs de calmer leurs ardeurs : « Au sujet des chansons : 1. « New-York, New-York » ; « une diable de ville » (hell) est inacceptable. 2. « Prehistoric Man » : « des tas de types brûlent (are hot) pour moi » est inacceptable. « Libido – j’adore cette libido » est inacceptable. « Assis toute la journée à battre leur tam-tam » est inacceptable. Au sujet du scénario : […] p. 75 : Les costumes des danseuses du spectacle forain doivent les couvrir suffisamment et les mouvements de danse ne doivent rien avoir de malséant ; en particulier, pas de déhanchements ni d’ondulations » (cité dans Fordin, 1987).

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… et un travail sérieux

Mais comment expliquer, cependant, que ces bonnes gens se prêtent à des activités aussi licencieuses que l’exhibition et l’agitation de leur corps sur scène ? Deux lignes de défense sont choisies – voire ouvertement clamées à travers des dialogues. Tout d’abord, la comédie musicale est le genre national des États-Unis, son divertissement populaire par excellence. Lorsque, dans Gold Diggers of 1935, on demande au grand metteur en scène russe Nicoleff si cela ne le dérange pas de travailler sur une comédie musicale, genre populaire, il répond par la négative, ajoutant que « c’est ce qui fait battre le cœur de l’Amérique ! ». Même l’entreprenant M. Petrov, le danseur classique incarné par Fred Astaire dans Shall We Dance ? (Sandrich, 1937), ne rêve que d’une chose : monter un spectacle de tap dance… En deuxième lieu, le monde du spectacle ne s’auto-définit pas comme un monde de plaisir : il doit donner du plaisir, mais il s’agit là d’un travail. Les applaudissements sont gagnés à la sueur du front des danseurs, chacun des films de coulisses n’aura de cesse de le rappeler. « There’s no Business Like Show Business », clame joyeusement la chanson d’Irving Berlin qui donnera son titre au film de Walter Lang en 1954. En cela, la comédie musicale tient à se présenter comme le genre emblématique de la nation en exhibant sa plus glorieuse facette : l’Amérique entrepreneuriale. Les producteurs de spectacle (Ned Sparks dans Gold Diggers of 1933, Gene Kelly dans Les Girls, ou Fred Astaire dans Silk Stockings (Mamoulian, 1957)) apparaissent comme des personnalités parfois outrancières ou autoritaires mais globalement positives, louées pour leur leadership, leur esprit d’initiative et leur caractère visionnaire. Le labeur requis pour satisfaire un public exigeant constitue de même le sujet de nombreux numéros, de « Be A Clown » (The Pirate, Minnelli, 1948), à « That’s Entertainment » (The Band Wagon, Minnelli, 1953), en passant par « Make ‘Em Laugh », brillamment interprété par Donald O’Connor dans Singin’ in The Rain. L’entertainer, plus qu’un oiseau de nuit, est avant tout un travailleur du plaisir. La « Lullaby of Broadway » que nous évoquions précédemment n’arbore pas, ainsi, une morale aussi tranchée que sa fin le laisse supposer : la « Broadway baby » (qui est pourtant plus une mondaine qu’une artiste), lorsqu’elle rentre chez elle au petit matin, salue les habitants de son immeuble et le milkman. Comme eux, elle appartient à la working class – elle travaille simplement à des horaires décalés.

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Make’ Em Laugh (Singin’ in the Rain)

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Le grand ballet du Capital

Dès lors que le spectacle est explicitement rapporté au monde du travail, de l’entreprise, des affaires et des lois qui les régissent, les shows portés à l’écran par les cinéastes acquièrent, souvent malgré eux, une portée idéologique. « Lullaby of Broadway », comme tous les numéros musicaux de Busby Berkeley, propose des images où le graphique et le politique se justifient l’un l’autre, et se brouillent. La working class largement montrée n’est pas tant filmée à hauteur d’hommes que depuis ce point de vue zénithal que le metteur en scène affectionne tant, et qui montre chaque individu comme maillon du vaste ensemble de la chorégraphie urbaine et industrielle de l’Amérique. S’il se rapproche esthétiquement des expressionnistes allemands et russes, Berkeley pose cependant son regard à un endroit bien différent : « It could be argued that the modernist elements in his musicals are cancelled out, as entertainment is celebrated through the unifying set-piece which concludes each show (and movie). Berkeley’s choreographed routines, so far from suggesting liberation, as many musicals do, display the characteristics of mass production and standardized behavior found typically in the industrial systems of Henry Ford. » (Ralph Willett, 1996)1. En effet, à bien des égards, les numéros dans lesquels Berkeley exhibe des girls en série  (son « prolétariat féerique », comme l’appelle Deleuze (Deleuze, 1985)) peuvent être vus comme une célébration d’un capitalisme triomphant et d’une industrie à la productivité démultipliée par l’organisation scientifique du travail. Les corps morcelés de Berkeley rappellent à la fois les produits sortant des chaînes de production – cuisses, épaules, visages par centaines – et leur main d’oeuvre réduite à un même geste répétitif – le balancement sans fin des pianistes de « The Words are in my Heart » (Gold Diggers of 1935). L’application du Code Hays dès le milieu des années 30 contraint, qui plus est, à couvrir tous les bouts de chair, de peau et de corps qui auraient pu subvertir, de l’intérieur, l’imagerie de la mécanique fordienne parfaitement huilée. Les comédies musicales ultérieures s’affirment dès lors en porte-paroles déclarés du capitalisme américain, comme en témoigne par exemple le scénario de Silk Stockings, où l’austère soviétique Ninotchka se laisse séduire par les charmes conjugués de Fred Astaire et des plaisirs consommables de l’Occident.

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[youtube]http://www.youtube.com/watch?v=yMM5RFHcBdI[/youtube]

The Words Are in my Heart (Gold Diggers of 1935)

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Si le musical hollywoodien des années 40 et 50 se voit forcé de prôner travail, famille et esprit d’entreprise, il serait pourtant faux de le considérer comme le colporteur infaillible des saines valeurs du monde libre. Les scénarios et les paroles des chansons ont beau être soumis à la stricte vérification des censeurs, il reste un espace que nulle instance ne peut facilement contrôler : la danse. Hormis des recommandations prohibant déhanchés et contorsions lascives, rapprochements langoureux et trop grandes envolées de jupons, le code Hays est impuissant à légiférer sur un moyen d’expression apparemment sans discours. C’est pourtant là que la comédie musicale parvient à retrouver un peu de la subversion perdue dans la représentation de la ville et de ses plaisirs. En premier lieu, pour les travailleurs de la danse que sont les personnages des backstage musicals, tous les moments passés à chanter et danser hors scène et hors répétition ne sont-ils pas une dépense d’énergie improductive ? Mais il y a plus encore : dans ces instants où le corps s’affranchit des gestes qui lui sont imposés pour le plaisir des autres, se joue la fin de l’aliénation du travail et le refus de se conformer au rapport de force inscrit dans le territoire même de la ville.

Il peut sembler étrange d’utiliser un tel vocabulaire marxiste pour parler de comédie musicale. C’est pourquoi il convient peut-être de donner quelques précisions sur les aléas politiques qui furent ceux d’Hollywood dans les années 50. Nombre d’acteurs et de cinéastes furent inquiétés par la chasse aux communistes lancée par le sénateur McCarthy, et plus spécialement dans le cercle des auteurs de comédies musicales, où nombre de scénaristes durent faire face aux accusations d’activités « anti-américaines ». Fait méconnu hors des États-Unis, Gene Kelly, dont la femme était sur la liste noire, fut lui aussi inquiété, au point de s’exiler brièvement en France au début des années 50. Il dut, pour pouvoir continuer à travailler à Hollywood, séparer clairement cinéma et politique ; cependant, il n’est pas vain de garder en tête cette notice bibliographique pour comprendre les enjeux de numéros musicaux en apparence parfaitement inoffensifs. La manière dont Gene Kelly inscrit son corps dans l’espace, et la manière dont il interagit avec son environnement, constituent une des marques de fabrique de sa danse, par opposition à Fred Astaire en particulier. Kelly, danseur physique, a fait du jeu avec accessoires et décors une des plus inventives ressources de ses numéros musicaux – un peu à la manière, plus tard, d’un Jackie Chan aimant à se battre avec tout ce qui lui passe sous la main. Outre les possibilités chorégraphiques qu’elle ouvre, cette manière de danser révèle une pensée différente de la place de l’homme dans la ville. Une place qu’il est possible de réinventer, comme Kelly s’est évertué à le prouver.

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Un pas de côté…

Nous ne nous étendons pas, à cet égard, sur le fait qu’il fut l’instigateur de la première comédie musicale tournée en ville dans des décors réels, à New York (On the Town), mais proposons plutôt de reconsidérer sous l’angle politique le numéro le plus connu, sûrement, de l’histoire du musical : « Singin’ in the Rain » (Singin’ in the Rain). La séquence offre à voir un affranchissement de l’ergonomie urbaine via le détournement systématique des installations prévoyant et favorisant les déplacements et les échanges. Kelly détourne chaque pièce de mobilier urbain de sa fonction première et lui invente un nouvel usage, ludique, jouissif, débarrassé de tout impératif d’efficacité. Le lampadaire, fait pour éclairer les pas des passants, pour sécuriser les rues : il s’y accroche gaillardement. Les images des vitrines, censées donner l’envie de consommer : il les salue ironiquement. Le dénivelé du trottoir, marquant la limite entre l’espace des piétons et celui des voitures : il y fait des claquettes. De même pour la gouttière et le caniveau, dispositifs empêchant le passant d’être mouillé : l’une se transforme en douche, l’autre en pataugeoire. La scène se termine par une intervention extérieure, celle d’un policier qui interrompt Kelly alors qu’il lance alentour des giclées d’eau de plus en plus puissantes : il faut mettre un terme à cette transgression enfantine, car le danseur se fait l’instigateur d’un trouble à l’ordre public d’autant plus dangereux qu’il est en apparence anodin. La rue est faite pour qu’on y passe et non pour qu’on y joue ou qu’on y danse. Il y a un temps et des lieux pour le plaisir, et Kelly est rappelé à l’ordre pour avoir bafoué cet ordre élémentaire et fondateur de la cité. Mais s’il semble apparemment s’y résoudre, on le voit commettre en partant son dernier geste d’insoumission : son parapluie, qu’il avait déjà détourné de sa fonction d’abri mobile pour en faire un partenaire de danse, il le donne à un passant dans le besoin, et s’éloigne fièrement dans sa veste trempée.

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[youtube]http://www.youtube.com/watch?v=D1ZYhVpdXbQ[/youtube]

Singin’ in the Rain (Singin’ in the Rain)

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Notons que Kelly a des antécédents : dans « Make Way For Tomorrow » (Cover Girl), il prenait possession de la rue avec ses compères, jouant avec les encombrants, sautant les escaliers des maisons, tapant sur une mailbox, ou jetant des pots de fleurs. La figure du policier, déjà, menaçait la danse, tandis que le milkman s’en faisait son complice. Notons, aussi, qu’il récidivera : It’s Always Fair Weather (Donen/Kelly, 1955) comporte deux séquences de grabuge, l’une où Kelly et ses deux amis, soûls, envahissent la rue, prennent d’assaut un taxi et dansent bruyamment avec des couvercles de poubelles, l’autre où le danseur, sur rollers, arrête la circulation d’une rue bondée pour y slalomer à loisir. It’s Always Fear Weather, satire du monde de la télévision, a par ailleurs un caractère quasi-crépusculaire, et ses numéros musicaux résonnent comme autant de chants du cygne d’un âge d’or révolu.

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[youtube]http://www.youtube.com/watch?v=lNS5UXpFC9M[/youtube]

Make Way for Tomorrow (Cover Girl)

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[youtube]http://www.youtube.com/watch?v=D1InfoCfipM[/youtube]

The Binge (It’s Always Fair Weather)

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Le musical qui refermera définitivement cette période est sans conteste West Side Story (Wise/Robbins, 1961), relecture de Roméo et Juliette dans les quartiers pauvres new-yorkais. Le film, dans une ouverture quasi-programmatique, annonce une nouvelle manière pour le genre d’exploiter cinématographiquement et chorégraphiquement les flux et les territoires urbains. Survolant New York, la caméra s’attarde d’abord sur la riche île de Manhattan, théâtre habituel des comédies musicales d’alors, avant de poursuivre sa route vers les quartiers de la classe moyenne, pour venir se poser finalement dans le West Side. Ce n’est plus du milieu du spectacle, et des divertissements organisés pour ceux qui peuvent payer, que doit dorénavant se nourrir le musical. Il doit chercher du côté de ceux qui, justement, s’inventent une place qu’on ne leur a pas donnée, par une inscription transgressive de leur corps dans des territoires dont ils refusent l’urbanisme fonctionnel et aliénant. Danser dans la rue : voici l’acte, paradoxalement, le plus efficace politiquement pour attirer l’attention sur une existence que le manque de pouvoir d’achat menace d’invisibilité. West Side Story, à ce titre, prépare le terrain à l’émergence de la culture hip hop une décennie plus tard. La danse apparue au sein de cette culture urbaine doit beaucoup, à son tour, aux innovations chorégraphiques de Kelly, dont les comédies musicales retransmises à la télévision constituaient un répertoire de gestes à reproduire et à transformer. Le genre du film de danse, qui a popularisé le hip hop dans les années 80 (en particulier Flashdance (Lyne, 1983)), n’a d’ailleurs pas manqué, dans un de ses derniers opus, Step Up 3D (Chu, 2010), de rendre hommage à son genre tutélaire, la comédie musicale hollywoodienne. Sur un classique du genre, « I Won’t Dance », deux jeunes personnages parcourent en plan-séquence une rue truffée d’obstacles/accessoires pour la danse. Les amateurs du genre pourront s’amuser à y déceler la dizaine de références qui émaillent malicieusement la scène. Quant aux plus jeunes, ils profiteront là d’une délicieuse initiation aux plaisirs démodés du trouble dansé à l’ordre public…

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[youtube]http://www.youtube.com/watch?v=1IWjSicmZxA[/youtube]

I Won’t Dance (Step Up 3D)

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Aude Thuries

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Aude Thuries est doctorante en danse à l’Université Lille 3 sous la direction d’Anne Boissière.

audethuries AT gmail DOT com

Image de couverture : Singin’ in the Rain (Donen/Kelly, 1952)

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Bibliographie

Deleuze G., 1985, Cinéma 2, L’image-temps, Paris, Les Editions de Minuit, 378 p.

Fordin H., 1987, La comédie musicale américaine, trad. A. Masson, Paris, Ramsay, 529 p.

Kaufman R., 2011, « Singin’ in the Marxist Rain », in Finger A. et Follett D. (dir.), Aesthetics of the Total Artwork, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 469 p.

Masson A., 1994, Comédie musicale, Paris, Stock, 415 p.

Willett J., 1996, « From Gold Diggers to Bar Girls: A Selective History of the American Movie Musical » in Lawson-Peebles R. (dir.), Approaches to the American Musical, Exeter, University of Exeter Press, 44-54.

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  1. « On pourrait avancer que les éléments modernistes de ses musicals sont neutralisés, dans la mesure où l’industrie du divertissement est célébrée à travers le grand numéro d’ensemble qui conclut chaque show (et chaque film). Les routines chorégraphiées par Berkeley, loin de suggérer une libération, à l’instar de beaucoup de musicals, déploient les caractéristiques de la production de masse et du comportement standardisé que l’on trouve typiquement dans les systèmes industriels d’Henry Ford. » []

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