#5 / La ville, espace d’exclusion et de punition : l’exemple de Rome et de ses campi nomadi

Sabira Kakouch

 

 

 


Je mène des recherches doctorales en sociolinguistique par observation semi-participante depuis 2011 sur les communautés roms de Rome. Bien que ces dernières représentent une « galaxie de minorités » (Dell’Agnese et Vitale, 2007) et qu’elles ne constituent pas un groupe homogène, pour des raisons pratiques de terminologie j’utiliserai le terme de « Roms » pour tout le reste de l’article. Ce terme se réfère ici aux communautés vivant dans les deux camps1 où je travaille et provenant majoritairement des Balkans. Les campi nomadi, lieux de vie des communautés étudiées et construits par les autorités publiques, peuvent être analysés comme des espaces punitifs. Il s’agit de camps semi-fermés et gérés par la municipalité au travers de cooperative sociale (en italien) qui s’occupent de la gestion des services sociaux, sanitaires et éducatifs. Ils se composent de containers-maisons dans lesquels vivent les familles et de containers-bureaux pour les travailleurs sociaux et les agents de sécurité. Pensés au départ comme des aires de transit dans les années 1990, les camps sont progressivement devenus l’une des seules offres de logement proposées aux familles roms. Ils se sont transformés en lieux de vie anthropologiques, c’est-à-dire en une construction symbolique « à laquelle se réfèrent tous ceux à qui elle assigne une place, si modeste soit-elle » (Augé, 1992 : 68). Ce sont des espaces de vie auxquels les habitants s’attachent et où se forment des relations. Les camps sont souvent envisagés comme des espaces de stigmatisation et de marginalisation par les chercheurs (Tosi, 2008 ; Trevisan, 2008 ; Vitale, 2009a ; Legros, 2009) et sont aussi vécus comme lieux de réclusion symbolique2 par leurs habitants. En effet, lors de mon travail de terrain j’ai pu vérifier que les familles roms se/me demandaient ce qu’elles avaient pu commettre pour mériter un tel traitement différentiel par rapport aux autres habitants de Rome et pourquoi seuls les Roms étaient condamnés à vivre dans des espaces créés spécifiquement pour eux. Les camps que certains habitants ont rebaptisés lager en référence aux camps de concentration nazis sont en effet des espaces complexes à comprendre et à définir. Ils constituent à la fois des lieux de vie et des espaces mis sous contrôle ressemblant à des espaces d’emprisonnement à ciel ouvert. Or les châtiés, pour être punis, doivent avoir, aux yeux des châtieurs, commis un crime dont le châtiment se traduit le plus souvent soit par l’enfermement soit par le bannissement. Dans les deux cas les criminels sont écartés dans des espaces clos (la prison, la maison de redressement, etc.) ou éloignés (l’exil, l’expulsion, etc). Dans le cas des Roms l’espace de réclusion relève de l’ « invention administrative » (Tosi, 2007). Il y a dans les grandes villes italiennes (en particulier à Rome, Milan et Naples) des espaces où les autorités publiques regroupent, et par-là même bannissent, des groupes sociaux et/ou ethniques qu’elles accusent de constituer une menace pour le reste de la société. Suspectés par la majorité de l’opinion publique de voler, de vagabonder ou de participer à des trafics de recel ou de drogue, les Roms, sont également considérés comme étant en surnombre3 et économiquement inutiles (des « consommateurs défectueux » trop pauvres pour participer à la croissance économique et trop chers à « entretenir » (Bauman, 2006)). Délinquants en puissance et « déchets humains » sociaux ou « homo sacer » (Bauman, 2006), ils sont cachés dans des espaces confinés et isolés que leurs châtieurs ont élaborés à la fois pour les séparer et pour les contrôler. Cet article propose une étude de cas concernant les camps de la ville de Rome. Je souhaite démontrer combien et comment la ville a contribué à exclure et à marginaliser les Roms à travers des politiques de logement ségrégationnistes qui, par leur caractère punitif, entraînent inévitablement le bannissement d’une partie de ses habitants. En somme, il s’agit de montrer comment la ville a créé des espaces d’isolement dans le but d’accuser et de punir des communautés considérées comme menaçantes mais aussi d’obtenir le consensus de l’opinion publique. Les familles roms sont en effet exclues des espaces du centre-ville et regroupées à l’extrême périphérie ou dans des espaces d’invisibilité. La punition est donc celle d’être symboliquement « emmuré » dans des camps dits nomades. Les châtieurs ont par ailleurs longtvemps entretenu la peur et contribué à construire une image déviante et suspecte de ce « groupe fictif »4 (Wacquant, 1996). Il s’agit donc dans cet article de répondre aux questions suivantes : quels sont les crimes que les Roms, parias contemporains, sont publiquement accusés d’avoir commis (Varikas, 2003) ? En quoi l’espace de la ville se révèle être un espace punitif ? Quels sont les mécanismes de création et de maintien de ces espaces de ségrégation ?

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Les Roms, des coupables idéaux

À Rome une grande partie des familles roms est condamnée, par les autorités publiques, à vivre dans des camps5 et cette solution est une forme insidieuse de bannissement. La relation qu’entretiennent les Roms et les villes est particulièrement hostile. En effet, la ville constitue un environnement dynamique qui peut offrir à chaque nouveau venu une multitude d’opportunités et de ressources (de travail, d’études, de socialisation, etc.). Or elle se révèle être un espace de division et de ségrégation pour les Roms auxquels elle ferme brutalement ses portes.

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Les Roms, parias d’Occident

Soupçonnés a priori de commettre les crimes les plus divers et d’être des individus antisociaux incapables de s’adapter aux règles communes de la société majoritaire, les Roms sont enfermés dans des représentations et des étiquettes que les groupes dominants diffusent et alimentent au gré des crises qu’ils traversent. Les Zingari ou Cingari sont en effet dès le XVIème siècle perçus comme des groupes dangereux qu’il faut à tout prix bannir des villes au nom de la sécurité publique. De nombreux décrets circulent ordonnant leur départ ou leur emprisonnement (Viaggio, 1997). De 1493 à 1785 l’Italie, et en particulier l’État Pontifical, émettent 209 décrets et lois ordonnant leur expulsion, leur châtiment corporel ou leur emprisonnement (Piasere, 2011). La marginalisation, ou plutôt le bannissement des Roms des espaces urbains est le résultat d’un long processus. La ville constitue donc à la fois un terrain hostile pour les Roms et un espace privilégié pour les groupes dominants qui cherchent à se protéger de leur supposée dangerosité (vols, cambriolages etc.). Elle représente donc un espace qui divise, stigmatise et isole et où les Roms y font figure de parias, exclus du système et des espaces des dominants.

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La menace à l’ordre public ou l’ethnicisation du crime

Les Roms, perçus comme une menace, sont des individus suspects et suspectés et représentent l’une des populations les plus surveillées d’Europe (Asséo, 2007). Les forces de l’ordre sont l’une des principales institutions à avoir contribué à ethniciser la délinquance et à avoir élaboré un portrait négatif des Roms (Bravi, 2009). Ainsi dans le dictionnaire de la Pubblica sicurezza de 1865 les zingari sont catalogués dans la rubrique des vagabonds faisant partie des « personnes suspectes » de commettre des délits (p. 178). Dans le traité de la police scientifique italienne de S. Ottolenghi ils sont décrits comme des sujets socialement dangereux (1932). Enfin, dans le dictionnaire de criminologie de E. Florian, A. Niceforo et N. Pende de 1943, ils apparaissent dans la définition des oziosi e vagabondi (fainéants et vagabonds) en tant que « délinquants professionnels » (p. 231) qui vivent d’activités criminelles telles que le vol, le racket ou l’escroquerie. Les Roms y sont décrits comme des immorali etnici (immoraux ethniques) dont il faut se méfier. Leur nature criminelle proviendrait de leur appartenance ethnique et de leurs traditions culturelles. En bref, ils auraient le crime dans la peau. La théorie raciale du crime, amplement développée par Cesare Lombroso qui dépeignait les Roms comme des sauvages privés de morale, a d’ailleurs contribué à l’élaboration de ce portrait (1876). Aujourd’hui les médias jouent un grand rôle dans la diffusion de ces stéréotypes qui semblent mettre d’accord la majorité de l’opinion publique guidée par un sentiment de peur et de rejet. Une enquête d’opinion menée par le journal Repubblica en 2008 montre que 68 % des personnes interrogées pensent que la meilleure solution pour affronter la question rom serait de chasser tous les Roms du territoire italien. Selon une autre enquête effectuée par l’Istituto per gli studi dela pubblica opinione en 2008, 92 % des personnes interrogées se déclarent totalement ou plutôt d’accord quant à l’idée que les Roms vivent essentiellement de vols et de petite délinquance.

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Le bouc émissaire

Le bouc émissaire est puni à cause des projections de ses bourreaux qui lui attribuent la culpabilité d’événements ou de situation de crise (Cotesta, 1999). Pour l’opinion publique, les Roms seraient pour beaucoup responsables du chômage, de la paupérisation de la société, de la violence ou du manque de place à l’école6. Ils sont donc accusés à tort de causer tous les maux sociaux auxquels les institutions ne trouvent pas de solutions concrètes et/ou rapides. Les Roms, à qui l’on attribue injustement les malheurs et les difficultés rencontrés, suscitent un sentiment de colère et de frustration, ce qui donne parfois lieu à des manifestations de violence7. La fermeture des camps et l’éventuel relogement des familles dans des logements sociaux sont des sujets très sensibles voire tabous. En effet, la crise du logement à Rome est particulièrement alarmante et les Roms sont accusés d’être responsables d’une crise qu’ils subissent eux-mêmes de plein fouet alors que les responsables ne sont autres que les politiques inefficaces de la ville qui ne parviennent pas à créer suffisamment de logements sociaux, à stopper le marché noir et à réguler la hausse des prix. Bref, ironiquement, l’opinion publique accuse les plus mal logés d’être responsables de la crise du logement.

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Géographie urbaine de l’exclusion : les camps, lieux de vie et de réclusion

Les autorités publiques justifient l’invention des camps par le mode de vie traditionnellement nomade des familles roms. Les camps constituent une « projection architectonique » représentant la manière dont les groupes dominants les perçoivent, c’est-à-dire en tant que nomades désireux de vivre dans des espaces « à l’air libre » et non dans des logements en dur « pour sédentaires » (Sigona, 2008). Pourtant la majorité des familles que j’ai interrogées n’ont jamais pratiqué le nomadisme. Il s’agit de leur première expérience de vie dans des camps étant donné que dans leurs pays d’origine elles vivaient pratiquement toutes dans des maisons ou des appartements. Ces espaces présentés comme des espaces d’inclusion respectant des traditions lointaines sont en réalité le produit du mépris des politiques de logement (Bezzecchi, 2008). En outre, les châtieurs ont pris toutes les mesures nécessaires pour garantir la permanence de leur exclusion (Bonetti, 2011 ; Vitale 2009 b).

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L’espace comme « instrument d’accusation publique » (Wacquant, 1996)

Les camps sont des espaces surpeuplés, délabrés et restreints dans lesquels vivent des centaines de familles et où s’entassent les ordures et les objets encombrants. En effet, les services de l’AMA (Azienda Municipale Ambiente, service municipal de Rome de collecte des ordures) ne passent que trop rarement ce qui provoque la colère des habitants des camps et des quartiers alentours. Cela contribue aussi à alimenter la mauvaise image des Roms (saleté, maladies, etc.) et à renforcer l’idée qu’ils seraient incapables de s’autogérer et de vivre selon les règles d’hygiène communes au groupe dominant.

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Bennes pleines d’ordures situées à l’entrée d’un camp rom (Kakouch, 2014)

Bennes pleines d’ordures situées à l’entrée d’un camp rom (Kakouch, 2014)

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Les Roms sont donc, à travers leur lieu de vie, symboliquement et publiquement accusés d’être des individus inadaptés et subissent par conséquent une double punition. Non seulement ils sont condamnés à vivre en marge mais aussi dans des lieux inhospitaliers et particulièrement sales8. À l’image des camps, les Roms eux-mêmes deviennent marginaux et sales, et inversement, à l’image des Roms les camps ne pourraient être différemment situés et administrés. Ainsi, vivant dans des conditions indignes, ils seraient par-là même indignes de vivre parmi le groupe dominant. Les camps constituent un « instrument d’accusation publique » dans la mesure où ils sont connus et perçus par tous comme les seuls espaces où ils seraient capables de vivre, dans les conditions qu’ils méritent (Wacquant, 1996). Ils constituent le seul type d’habitation possible, reflétant une image fantasmée des Roms, qui seraient sales, désordonnés et irrémédiablement marginaux.

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La périphérisation ou « l’expression spatiale du rejet » (Clochard, 2004)

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Vue aérienne de la position d’un camp rom se situant en dehors du Grande Raccordo Anulare (ceinture périphérique de Rome) (Google maps, 2015)

Vue aérienne de la position d’un camp rom se situant en dehors du Grande Raccordo Anulare (ceinture périphérique de Rome) (Google maps, 2015)

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La vie en marge est donc l’une des caractéristiques des habitants des camps et étant donné qu’ils se trouvent le plus souvent à l’extrême périphérie des villes, dans des zones industrielles ou proches des bretelles d’autoroute, les Roms vivent le plus souvent dans des espaces en général peu habités. Ils se trouvent confinés dans des interstices urbains : entre la ville intra-muros, les périphéries urbaines et les terrains vagues ou industriels.

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Vue aérienne. Le camp rom, entouré en rouge, se trouve au milieu de terrains vagues et agricoles et d’une zone industrielle. Il se situe entre l’autoroute et le chemin de fer. (Google maps, 2015)

Vue aérienne. Le camp rom, entouré en rouge, se trouve au milieu de terrains vagues et agricoles et d’une zone industrielle. Il se situe entre l’autoroute et le chemin de fer. (Google maps, 2015)

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Les camps sont situés à proximité des grands axes de circulation ou dans des espaces relativement désertés par les commerces, les lieux culturels, les écoles, et depuis lesquels l’accès aux services publics est malaisé. La structure dualiste de l’espace urbain évoquée par Wacquant à propos des ghettos noirs étasuniens qui se manifeste par une séparation presque totale des populations Noires et Blanches (1993), se traduit dans notre cas par l’isolement et la mise en frontière au nom d’une appartenance ethnique. La frontière entre les camps et le reste de la ville n’est pas représentée par une ligne de couleur mais par une ligne plus insidieuse qui sépare et isole les éléments constituant le binôme eux/nous. Ce clivage fonctionne d’ailleurs comme une balance où le poids des autres (eux) non seulement constitue une menace à l’équilibre (principalement économique) que le nous souhaite atteindre mais montre aussi quel serait le mauvais côté de la balance, ce que tout citoyen ne devrait jamais devenir, celui des déchets, des bannis, des punis. Cette séparation entraîne la mise en place de politiques ségrégationnistes en vertu desquelles les communautés jugées inadaptées à la vie commune sont reléguées dans des espaces éloignés et non-autogérés. En effet, à l’isolement s’ajoute le contrôle (Manzoni, 2012 ; Tosi, 2011). L’incapacité supposée des Roms à vivre de manière autogérée implique qu’ils doivent vivre dans des lieux gérés par les châtieurs. Cela se concrétise par la construction de murs dotés de barrières, la mise en place de caméras de surveillance et par la présence constante de gardiens de sécurité. Les camps sont donc des espaces contrôlés par un système ad hoc de surveillance, dans lesquels les institutions peuvent exercer leur pouvoir de domination et où la vie des Roms, mise sous surveillance, est administrée dans l’espoir de les discipliner.

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Entrée du camp clôturée avec caméras de vidéosurveillance (Kakouch, 2014)

Entrée du camp clôturée avec caméras de vidéosurveillance (Kakouch, 2014)

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Espaces de concentration ethnique ou hyper ségrégation

Les camps sont des espaces de concentration ethnique dans lesquels les pouvoirs publics ont assigné des familles entières. Il ne s’agit donc pas de camps de réfugiés ou de marginaux mais bien de camps de Roms pour Roms où cohabitent différentes nationalités, dont de nombreux Italiens ne bénéficiant d’ailleurs pas des mêmes droits au logement que leurs concitoyens. Il s’agit donc d’espaces mono-ethniques ce qui nous permet de penser que le crime commis par ces familles n’est autre que celui d’appartenir à une ethnie (ou en tout cas pensée comme telle) qu’il faudrait mettre sous contrôle et regrouper afin de limiter au maximum tout contact avec le reste de la société. La clôture des camps, leur isolement et l’hyper-ségrégation constituent les piliers de la « rhétorique des campi nomadi » (Bravi et Sigona, 2006 : 870) qui se nourrit de concepts anthropologiques fantasmés et préconstruits pour légitimer une solution de logement qui n’est en réalité rien d’autre qu’un lieu d’enfermement.

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Entrée latérale fermée du camp. Les containers situés à droite sont ceux du service de surveillance municipale (Kakouch, 2014)

Entrée latérale fermée du camp. Les containers situés à droite sont ceux du service de surveillance municipale (Kakouch, 2014)

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La ville et ses espaces interdits : les Roms out of place

Les camps, comme nous venons de le voir, sont des espaces de réclusion symbolique qui accentuent les frontières, elles aussi symboliques, et alimentent le clivage eux/nous qui sépare les Roms des groupes majoritaires. Ce sont des espaces punitifs dans la mesure où ces derniers y sont assignés à résidence sous le prétexte de leur dangerosité. Mais Rome ne se contente pas de ségréguer les Roms à l’intérieur des camps. En effet, à l’extérieur ces derniers sont encerclés par des messages d’avertissement qui renforcent leur aspect punitif et emprisonnant. En outre, la ville limite aussi fortement (voire interdit) leur accès à de nombreux espaces publics et touristiques. Les Roms y pénètrent avec difficultés ou aux côtés d’accompagnateurs (tels que les travailleurs sociaux) faisant parfois figure de passeurs.

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L’avertissement ou la mise en frontière

La présence d’un camp dans le voisinage est indiquée de manière violente sous la forme d’alertes par des pancartes ou des graffiti avertissant de dangers ou d’insécurité. Donnons l’exemple du groupe politique d’extrême droite Fronte Nazionale qui avait collé des affiches près des camps où je mène mes enquêtes et où l’on pouvait lire « Attention ! Camp nomade danger, agressions, vols, violences sexuelles ». Le discours sécuritaire et stéréotypé s’adresse à ceux qui circulent près des camps et qui sont invités à ne surtout pas s’y arrêter. On repère aussi de nombreuses indications anonymes, les plus fréquentes et tristement banales demandant une « Expulsion immédiate ! », « Chassez les Tsiganes de l’Italie », ou « Chassons-les de la ville ». Ces injonctions s’adressent à la fois aux Roms (qui sont prévenus du ressentiment qu’ils dégagent) et aux passagers et automobilistes que l’on essaye de rallier à la cause anti-Roms.

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Exemple de deux affiches anti-roms. La première, réalisée par le parti d’extrême droite FN avertit sur le supposé risque d’agressions sexuelles. La deuxième, réalisée par le parti d’extrême droite Lega Nord demande l’expulsion des Roms au nom de la sécurité publique. (Source : http://www.atomodelmale.it/2007/07/09/zingari-un-problema/)

Exemple de deux affiches anti-roms. La première, réalisée par le parti d’extrême droite FN avertit sur le supposé risque d’agressions sexuelles. La deuxième, réalisée par le parti d’extrême droite Lega Nord demande l’expulsion des Roms au nom de la sécurité publique. (Source : http://www.atomodelmale.it/2007/07/09/zingari-un-problema/)

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En outre la démolition d’un camp et l’expulsion des Roms sont indiquées par des affiches politiques possédant le « label » chiuso (fermé) indiquant l’existence d’un camp détruit.

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Affiche remerciant Gianni Alemanno (ancien maire de Rome de 2008 à 2013, du parti de droite Popolo della Libertà) et Sveva Belviso (adjointe au maire du parti Ncd, Nouveau Centre Droite) pour la fermeture du camp de Tor De Cenci (Rome Sud) (Source : http://roma.repubblica.it/cronaca/2012/10/03/news/rom_manifesti_sugli_sgomberi_riccardi_no_a_toni_elettorali-43803222/)

Affiche remerciant Gianni Alemanno (ancien maire de Rome de 2008 à 2013, du parti de droite Popolo della Libertà) et Sveva Belviso (adjointe au maire du parti Ncd, Nouveau Centre Droite) pour la fermeture du camp de Tor De Cenci (Rome Sud) (Source : http://roma.repubblica.it/cronaca/2012/10/03/news/rom_manifesti_sugli_sgomberi_riccardi_no_a_toni_elettorali-43803222/)

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Des espaces interdits

Les Roms ne bénéficient pas de l’anonymat et de l’invisibilité que procure la ville. Ils souffrent en effet d’une hyper-visibilité à l’intérieur du tissu urbain (due principalement à leurs activités de collecte des ordures et de mendicité) qui entraîne l’hostilité, la suspicion voire l’agression de la part des citadins ; alors qu’ils sont réduits à l’état d’invisibles et d’oubliés dans les camps. Un Rom idéal est donc un Rom invisible, caché et oublié, le plus loin possible des espaces des groupes sociaux dominants. La ville, espace de socialisation et de circulation, est pour la plupart des Roms que j’ai interrogés un espace dans lequel ils sont continuellement surveillés et chassés (voire humiliés). L’interdiction à l’accès de certains espaces se traduit de plusieurs manières. La première consiste à interdire par écrit l’entrée aux Zingari. Ainsi certains commerçants se permettent d’afficher des pancartes leurs interdisant l’entrée de leur magasin, et justifient cette décision au nom de leur sécurité et de celle de leur clientèle. À Rome, le gérant d’une boulangerie du quartier Tuscolano (Sud Est de Rome) a affiché une pancarte indiquant : « L’entrée est sévèrement interdite aux Tsiganes même devant le magasin »9. Les Roms sont aussi chassés physiquement des espaces publics. J’ai moi-même été plusieurs fois témoin de scènes d’agressions dans les transports publics où les passagers interdisent l’entrée de personnes soupçonnées d’être Rom (et supposément identifiées par leur accent, leur style vestimentaire etc.) et par là-même soupçonnées d’avoir l’intention de commettre des délits. Ces agressions sont d’ailleurs souvent soutenues par les autres passagers et les conducteurs de bus. Enfin plusieurs témoins roms m’ont raconté s’être fait chasser des lieux touristiques du centre-ville par les forces de l’ordre en raison de leur supposée appartenance ethnique car ils étaient soupçonnés de vouloir y commettre des vols. De ce fait, nombreux sont ceux qui n’y ont jamais mis les pieds par peur des représailles et des humiliations. Ainsi dans l’un des camps où je mène mes enquêtes, rares sont ceux qui profitent du centre de Rome et peu d’entre eux ont, à titre d’exemple, déjà vu le Colisée. La ville, espace culturel, récréatif et commercial, est en réalité très peu investie par les Roms des camps isolés ; d’une part parce qu’ils sont situés très loin (depuis le camp de Salone il faut au moins deux heures en transports publics pour arriver au centre historique) et d’autre part parce que les camps, bien que vécus comme espaces de réclusion et de stigmatisation, sont pour les Roms les espaces les plus sûrs et les plus familiers.

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La condamnation des Roms à vivre dans des espaces hyper-ségrégués, isolés et contrôlés diminue l’écho de leur parole, ce qui entraîne la difficulté voire l’impossibilité pour eux de se défendre et de faire valoir leurs droits. Leurs revendications et objections se retrouvent annulées en raison de « leur faible connaissance des règles de la grammaire de la vie publique, mais aussi, et avant tout, par les possibilités d’accès du débat public. Ils se trouvent dans une situation de ‘critique en régime d’impuissance’ » (Vitale, 2009 : 82). Les Roms sont de ce fait souvent représentés par des défenseurs non-Roms, sorte d’avocats symboliques (membres d’associations, chercheurs etc.) qui plaident pour eux et en leur nom. Et bien que ces derniers aient pour la plupart des intentions sincères, il semble légitime de se demander s’ils ne font pas qu’accroître le risque d’établir une relation paternaliste et asymétrique qui maintient les Roms toujours en-dehors du reste du corps social. Cette question oppose aujourd’hui certains militants Roms au monde médiatique, politique et scientifique qu’ils accusent de parler en leur nom. Et de faire carrière sulla loro pelle (sur leur dos).

SABIRA KAKOUCH

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Sabira Kakouch est doctorante en (socio)linguistique à l’INALCO. Sest travaux de recherche portent sur « L’assignation identitaire et sociolinguistique face aux pratiques langagières : les Roms des campi nomadi italiens ». Thèmes de recherche : minorités linguistiques, frontières sociolinguistiques, assignation identitaire.

s.kakouch AT yahoo DOT fr

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Image de couverture : Entrée et bordure de l’un des camps roms où je mène mes enquêtes (Kakouch, 2014)

L’article de Sabira Kakouch au format PDF

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Bibliographie

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Bezzcchi G, Pagani M.,Vitale T., 2008, I Rom e l’azione pubblica, Milano, Nicola Teti Editore, 288 p.

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Vitale T. (dir), 2009b, Politiche possibili. Abitare la città con i Rom e i Sinti, Roma, Carocci editore, 300 p.

Wacquant L., 1993, « De la terre promise au ghetto [La grande migration noire américaine, 1916-1930] », Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 99, 43-51.

Wacquant L., 1996, « L’underclass urbaine dans l’imaginaire social et scientifique américain », in Paugam S. (dir), 1996, L’exclusion, l’état des savoirs, Paris, Éd. la Découverte, 248-262.

Wacquant L., 2005, « La race comme crime civique », Revue internationale des sciences sociales 1/ 2005 n° 183, 135-152.

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  1. Les camps sont situés dans la zone périphérique Est de la ville. Le premier compte environ 800 habitants, le deuxième en compte environ 300, soit un total approximatif de 1100 personnes. Ces camps se caractérisent comme des « lieux d’exclusion organisée » (Humeau, 1995). []
  2. Nous choisissons le terme de « réclusion symbolique » en nous référant à la définition donnée par Gomez et Pasquier-Chambolle (Gomez et Pasquier-Chambolle, 2008), sur le lieu de réclusion en tant que « zone délimitée par des barrières matérielles qui l’entourent, à la manière d’une clôture [..] Comme tout symbole cette barrière n’est que le signifiant de l’enfermement, le support matériel du phénomène. Souffrance et tragédie, toutes deux liées à la privation de liberté en constituent le signifié» (p 144). Les familles roms ne sont pas privées de leur liberté malgré les barrières qui entourent les camps. Or ont-elles réellement les moyens de pleinement l’exercer ? Nous parlerons donc des camps comme espaces d’enfermement et de punition « symboliques » ou de réclusion « symbolique » dans la mesure où ils ne constituent pas des espaces totalement fermés limitant la liberté des personnes se trouvant à l’intérieur. []
  3. Selon un sondage mené par L’Istituto della Publica Opinione en 2008, plus de 35 % des personnes interrogées pensent qu’entre 500 000 et 2 000 000 Roms vivent sur le territoire italien. Même s’il n’existe pas de chiffres officiels, en 2000 l’ERRC (European Roma Rights Centre) estimait qu’il y avait environ 130 000 Roms et Sinti en Italie. []
  4. Les familles Roms sont en effet considérées par les autorités publiques comme faisant partie d’un seul et même groupe ethnique homogène (les Zingari pour reprendre la terminologie utilisée par les institutions dans les textes officiels rédigés par les autorités municipales, régionales et nationales) ayant les mêmes traditions, la même langue, la même culture etc. Cela nie, entre autres, la pluralité linguistique, socioculturelle et historique des différentes communautés. []
  5. En 2008, le gouvernement de Silvio Berlusconi a déclaré l’état d’urgence des campi nomadi dans les régions de Campanie, du Latium et de Lombardie. Cela a donné lieu à la destruction de campements illégaux, à l’expulsion des familles roms et à leur relogement forcé dans de nouveaux camps dit « autorisés » construits en urgence par les autorités locales. Pourtant cela ne signifie en aucun cas que tous les Roms vivent dans des camps ou qu’ils y vivent volontairement ou par tradition culturelle ou historique. En effet certains habitent (ou occupent) des terrains (agricoles) ou des appartements. []
  6. J’ai moi-même rencontré de nombreux non-Roms qui accusaient les Roms de « prendre la place » de leurs enfants dans les écoles publiques ou d’être à l’origine de la montée de la violence et du chômage dans la capitale. En outre, il n’est pas rare d’entendre les non-Roms affirmer gratuitement et sans vérification « Sono stati gli Zingari » (C’est de la faute des Roms) à l’occasion de faits divers dont les médias sont de plus en plus friands. Par exemple, lors d’un débat télévisé du 2 mars 2015, le député européen de la Lega Nord, Gianluca Buonanno, a publiquement déclaré que les Roms étaient « la feccia della società » (les déchets de la société). []
  7. À titre d’exemple, le 27 décembre 2014 un groupe de quatre personnes a tiré des coups de feu et a prononcé des injures à caractère raciste à l’encontre de familles installées dans un camp à Acilia (province Sud de Rome) ne faisant aucune victime. []
  8. Les camps où je mène mes enquêtes sont habités par les rats et les chiens errants, les tuyaux des égouts sont souvent cassés ou bouchés et les poubelles s’amoncellent à l’entrée (les habitants brûlent donc eux-mêmes les ordures et les incendies sont très fréquents). []
  9. La pancarte est visible sur le site internet suivant : http://www.huffingtonpost.it/2014/03/20/vietato-agli-zingari-cartello-roma-negozio_n_5002088.html []

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