#5 / Le bombardement de Paris, 3 Mars 1942 : crime ou châtiment ?

Boris Leval-Duché


L’article de Boris Leval-Duché au format PDF


 

« Cette entreprise d’anéantissement jusqu’alors inédite dans l’histoire n’est passée dans les annales de la nation en voie de reconstruction que sous la forme de vagues généralités ; elle ne semble guère avoir laissé de séquelles dans la conscience collective ; elle est restée dans une large mesure exclue des relations qu’ont pu faire rétrospectivement de leur propre expérience les personnes concernées ; elle n’a jamais joué un rôle notable dans les débats concernant l’organisation interne de notre pays ; elle n’est jamais devenue […] objet de consensus, ce qui est paradoxal si l’on songe à la multitude de gens exposés jour après jour, mois après mois, année après année, à ces raids aériens ; si l’on songe aussi à la durée pendant laquelle ils ont eu à en subir, longtemps encore après la guerre, les conséquences affectives, dont on aurait attendu qu’elles étouffent en eux toute faculté de prendre la vie comme elle vient. » (Sebald, 2004 : 16-17).

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Le soir du 3 mars 1942, 235 bombardiers de la Royal Air Force ont décollé d’Angleterre en direction de la région parisienne. Leur objectif est l’usine Renault de Billancourt, située dans la banlieue proche de la capitale française.

L’usine est donc bombardée. L’attaque dure moins de deux heures, au cours desquelles 461 tonnes de bombes ont été larguées ; selon les rapports officiels, jamais autant d’avions britanniques n’ont lâché autant de bombes en si peu de temps, et sur un périmètre aussi restreint. Cette concentration dans le temps et dans l’espace, au cœur d’une agglomération, soulève pour la première fois avec tant d’acuité les enjeux d’une attaque aérienne en milieu urbain densément peuplé.

L’usine a été touchée, et en partie détruite. Mais plus de la moitié des bombes ont explosé en dehors de la cible, tombant sur la ville de Billancourt ainsi que sur les communes limitrophes de Neuilly, Clamart et Issy-les-Moulineaux. D’autres bombes ont atterri plus loin encore, en particulier à Villejuif, située à près de dix kilomètres à l’est, et au Pecq, à quinze kilomètres au nord-ouest.

Au total, le bombardement a causé la mort de plus de quatre cents personnes. C’est à la fois peu et beaucoup. Peu, au regard des bombardements qui vont frapper la France par la suite, en particulier dans le cadre du débarquement des troupes alliées en Normandie en juin 1944 ; peu surtout par rapport aux « tempêtes de feu » qui vont s’abattre sur l’Allemagne dans les mois suivants et provoquer la mort de dizaines de milliers de personnes, notamment à Hambourg et Dresde – sans parler des attaques atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, en août 1945.

Mais à ce moment, les raids sur les villes allemandes n’ont pas encore débuté. D’ailleurs, ceux de l’année 1942 sur Lübeck, Cologne ou Rostock demeurent, pour ce qui est du nombre de victimes, dans un ordre de grandeur comparable à celui de Billancourt – quelques centaines de morts. Il faudra attendre 1943 pour assister à des opérations causant la mort de plusieurs milliers, voire plusieurs dizaines de milliers de personnes. Au début de 1942, le territoire européen n’a encore été que peu affecté par les bombardements, à l’exception des zones côtières de Lorient, Brest et Saint-Nazaire, qui abritent les bases sous-marines allemandes et ont été attaquées dès septembre 1940. Auparavant, les bombardements massifs sur les villes européennes (notamment Guernica en 1937, puis Varsovie, Rotterdam, Belgrade ou Coventry les deux premières années de la guerre1) ont été le fait de la Luftwaffe allemande et n’ont guère touché la France. Billancourt, c’est alors de loin le bombardement allié le plus meurtrier depuis le début des hostilités, non seulement en France mais dans le monde entier : aucune ville française ou même allemande n’a été, à ce moment de la guerre, plus durement touchée.

Avant Hambourg, avant Dresde, avant Hiroshima, l’événement du 3 mars a donc déjà quelque chose d’inaugural qui, à son échelle, en fait un acte décisif : au-delà de son caractère de coup d’essai stratégique pour le Bomber Command, il précipite les Français au contact d’une réalité, celle de la guerre et de sa violence, qui les a jusque-là en grande partie épargnés.

Quelle signification cet événement alors inédit a-t-il revêtue, à la fois pour les stratèges britanniques qui en ont décidé, et pour les civils français qui en ont été les victimes ? Quel statut accorder à ce premier bombardement allié massif sur une ville française ? Dans quelle mesure peut-on dire de Paris qu’elle a été « châtiée » ce soir-là ? C’est la question, délicate, de la catégorisation des actes de guerre qui se trouve ici posée. Dans cette perspective, les notions de crime et de châtiment amènent à revenir sur la manière dont ont été élaborées, justifiées et légitimées les attaques aériennes, et à relire ces événements à l’aune de motivations exprimées ou tacites, complexes et souvent contradictoires.

Alors que la propagande de Vichy a utilisé à l’envi le terme de « crime » pour qualifier les attaques aériennes alliées, la notion de « crime » contre l’humanité, élaborée après guerre par les vainqueurs dans le cadre du procès des crimes de guerre nazis et japonais, n’a évidemment été mobilisée qu’à la marge pour qualifier les bombardements anglo-américains de la Seconde Guerre mondiale – d’ailleurs largement occultés dans le souvenir collectif des années noires, en France2 et a fortiori en Allemagne. Quant à la notion de « châtiment » appliquée au bombardement de la France, elle doit permettre de saisir la spécificité du cas français au sein de la campagne de bombardements sur l’Europe occupée, qui commence justement au début de 1942. En effet, interroger la pertinence de la notion de « châtiment »3 à propos de ce bombardement, et plus généralement à propos de toutes les autres cibles françaises bombardées, c’est analyser la manière dont cet acte guerrier inédit a été conçu par ses auteurs puis vécu par ses victimes – on y voit poindre la notion, non encore formulée, de « dommage collatéral »4. C’est finalement poser la question du statut tout à fait délicat et ambigu des attaques alliées sur la France, qui transcendent en particulier la dichotomie traditionnelle allié/ennemi.

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Pourquoi bombarder : Renault à Billancourt, l’Allemagne en France ?

Quelques jours après le raid du 3 mars, l’ambassadeur de Vichy à Washington, Gaston Henry-Haye, sommait les États-Unis d’exprimer leur sympathie aux victimes. Mais le diplomate Sumner Welles, adjoint du Secrétaire d’État Cordell Hull, répondit qu’aucune déclaration ne serait faite car le raid de la RAF « était clairement dirigé contre des usines produisant des munitions pour tuer des soldats et des marins britanniques et américains », et parce qu’« il n’y avait pas de différence entre ce raid et ceux sur Mannheim, Cologne, etc. »5.

Pas de différence, vraiment ? Dire cela, c’était assumer que les bombes alliées ne feraient pas de distinction entre le territoire allemand et les parties du territoire français engagées dans la production de guerre allemande. C’était assumer l’assimilation relative, du point de vue militaire, de la France occupée à l’Allemagne.

À ce moment de la guerre, il ne faisait plus aucun doute que l’économie française était au service de l’Allemagne. « Au début de 1942, la tentative des Allemands d’utiliser l’industrie des pays occupés pour accentuer leur propre effort de guerre avait réussi dans une telle mesure que la production de matériel de guerre dans ces pays ne [peut] plus être considérée comme un facteur négligeable », indiquait le Ministère de l’Air (Air Ministry, 1942 : 38). Dans cette nouvelle Europe allemande, la France « collaborant » devait donc être intégrée dans la réflexion militaire britannique : le territoire français était devenu une cible naturelle pour les bombardiers. Et sur ce territoire, les usines Renault de Billancourt faisaient figure de haut lieu de la collaboration industrielle et militaire ; elles étaient soupçonnées de fabriquer du matériel de guerre pour le compte des Allemands, notamment des moteurs d’avion essentiels à la Luftwaffe, ainsi qu’un nombre important de camions et de blindés que les troupes alliées retrouveraient sur le front russe. Arthur Harris, le nouveau responsable du bombardement britannique, présentait ainsi l’usine Renault comme « l’une des usines françaises les plus activement engagées dans la production d’équipement de guerre pour l’ennemi, […] [une usine] haut placée dans la liste des usines françaises collaboratrices » (Harris, 1947 : 104-105). Attaquer ces usines, c’était donc, selon la logique militaire des Alliés, s’en prendre à l’Allemagne nazie et non aux « innocents civils » français.

Dans l’esprit des stratèges alliés, c’est ainsi parce qu’elles concentraient des usines, des infrastructures et des populations utiles – sinon nécessaires – à l’effort de guerre allemand que les villes françaises devaient être massivement bombardées. L’origine du bombardement du 3 mars 1942 – le premier de ce type – est ainsi à trouver dans un mémorandum rédigé par Archibald Sinclair, le ministre de l’Air britannique, le 6 novembre 1941, « concernant le bombardement de certaines usines en France occupée connues pour être engagées dans la production de munitions pour l’ennemi. »6. Par ce document, Sinclair demandait approbation pour le bombardement de quatre « usines-clés » en France, dont les usines Renault de Billancourt – ainsi que Matford-Ford à Poissy, Gnôme & Rhône à Gennevilliers et les ateliers d’aviation de Villacoublay.

Il s’agissait donc, dans l’esprit de ses concepteurs, d’un bombardement de précision, censé détruire une cible en particulier pour sa participation à l’effort de guerre allemand. De ce point de vue, les usines Renault à Billancourt constituaient bel et bien une cible de choix. Renault, à ce moment et du point de vue britannique, c’était l’effort de guerre allemand ; c’était l’ennemi ; c’était l’Allemagne en France. Ses usines devaient donc être bombardées au même titre que l’Allemagne.

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Une question de vocabulaire : le « châtiment » réservé à l’Allemagne ?

Certains des décideurs à l’origine de l’attaque ont alors explicitement évoqué le bombardement comme un avertissement (donc une forme de punition) envers les ouvriers français travaillant (même malgré eux) pour le compte de l’ennemi. En ce sens, pour les stratèges britanniques, la destruction des villes avait aussi valeur d’épée de Damoclès pesant désormais sur tous ceux qui participaient à l’effort de guerre allemand. Elle pourrait avoir cette vertu de les démobiliser, tout simplement par peur de mourir ou de voir leur maison, leur quartier, leur ville partir en fumée. Elle pourrait avoir valeur de châtiment.

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« La déflagration des bombes a soufflé le léger mur de briques faisant apparaître ainsi les logements, telle une épure d’architecte ». Toute la Vie n°31, 12 mars 1942 (Archives municipales de Boulogne-Billancourt, 6H/76).

« La déflagration des bombes a soufflé le léger mur de briques faisant apparaître ainsi les logements, telle une épure d’architecte ». Toute la Vie n°31, 12 mars 1942 (Archives municipales de Boulogne-Billancourt, 6H/76).

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Ce qualificatif désigne pourtant de manière bien plus évidente le bombardement des villes allemandes. Dans le cas bien connu de l’Allemagne, la stratégie aérienne avait été « clarifiée » peu de temps auparavant par la Towns Directive du 14 février : c’était celle du bombardement « de zone » (area bombing), qui consistait à entreprendre des raids massifs sur les grandes cités allemandes en visant non pas des cibles déterminées, mais de vastes superficies urbaines que l’aviation raserait avec des bombes explosives et incendiaires. La stratégie du « délogement » (dehousing), notamment, consistait à détruire systématiquement les zones habitées. Cette stratégie, élaborée dès les années 1920 et qui trouvait ici son aboutissement, visait à mettre à bas le moral de la population ennemie afin de la faire renoncer au combat (morale bombing). En abolissant de manière radicale la frontière traditionnelle entre le front et l’arrière, le bombardement des villes allemandes mettait la guerre de siège à l’échelle de la guerre totale. Les villes elles-mêmes, leur patrimoine historique et architectural, devaient être directement visés pour pousser les Allemands à se rendre. Cette configuration inédite du champ de bataille « revenait à considérer les hommes et les femmes contribuant à l’effort de guerre ennemi dans les usines comme de véritables combattants, au même titre que les soldats du front. » (Facon, 2004 : 75).

On condamnait ainsi l’Allemagne aux « tempêtes de feu » qui allaient détruire la plupart de ses grandes villes. Le premier exemple en serait le bombardement de Lübeck, trois semaines après celui de Billancourt, le 28 mars 1942. Considéré comme le premier bombardement stratégique de grande ampleur réussi par la RAF, son bilan est comparable à celui de Billancourt, avec 312 civils tués sur une population de 53 000 personnes environ7.

W.G. Sebald a décrit cette stratégie comme celle de « la destruction pour la destruction », celle qui « se conformait le mieux au principe fondamental de toute guerre », à savoir « l’annihilation aussi complète que possible de l’ennemi, de ses habitations, de son histoire, de son environnement naturel » (Sebald, 2004 : 30). Cela peut apparaître comme une stricte application de la loi du talion : le bombardement constituait certes le seul moyen pour les Britanniques d’agir sur le continent à ce moment de la guerre, mais il s’agissait aussi de répondre aux massacres commis par la Luftwaffe à Guernica, Rotterdam ou Coventry – de manière significative, la mission de destruction de Hambourg, à l’été 1943, serait nommée « Opération Gommorah », en écho sinistre à l’opération Saftgericht, « Châtiment » en allemand, qui avait vu l’anéantissement de Belgrade par la Luftwaffe en avril 1941. Entre Alliés et Allemands, l’arme aérienne était bien l’outil privilégié du « châtiment » que chaque belligérant s’intimait explicitement d’infliger à l’autre.

Est-ce à dire que les travailleurs des usines Renault de Billancourt pouvaient être considérés (et traités) comme des soldats allemands ?

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Le cas français : une exigence illusoire de « précision »

Le bombardement de la France ne pouvait répondre à la même logique que celui des villes allemandes. La méthode de l’area bombing, qui consistait à s’en prendre directement aux civils, ne pouvait s’appliquer telle quelle – et explicitement – à la France, même occupée. Les villes françaises ne pouvaient être bombardées de la même manière que les cités allemandes, dont la destruction était considérée comme une fin en soi. Les victimes civiles françaises ne pouvaient être la conséquence d’une stratégie assumée de « terreur psychologique ».

Le cas de la France s’avérait donc paradoxalement plus épineux. Il ne pouvait y être officiellement question de « châtiment », puisque les Français restaient en principe un peuple « ami », certes vaincu et occupé mais pas susceptible d’être « châtié ».

C’est pourquoi on a forgé cette distinction fondamentale entre le bombardement de zone, censé concerner uniquement l’Allemagne, et le bombardement de précision, qui devait s’appliquer à l’Europe occupée, dont seules les infrastructures utiles à l’Allemagne étaient susceptibles d’être attaquées.

Les pays occupés faisaient d’ailleurs l’objet d’une politique spécifique en matière de bombardement, une politique qui interdisait en théorie l’attaque de zones urbaines densément peuplées. Il fallait viser des cibles déterminées en fonction de leur importance militaire ou industrielle pour les Allemands. Ainsi, à Paris, les usines Renault de Billancourt devaient être bombardées parce qu’elles travaillaient pour l’Allemagne nazie.

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Photographie aérienne prise par un avion du Bomber Command. La majeure partie de l’usine Renault est située sur l’île Seguin, au sud-ouest (en bas à gauche de la photographie), invisible ici car couverte de fumée – l’île qui apparaît en bas de la photographie est l’île Saint-Germain. (National Archives and Records Administration, College Park, Maryland, US Air Force Photo Collection, World War II Collection, RG 343-FH, Box 79).

Photographie aérienne prise par un avion du Bomber Command. La majeure partie de l’usine Renault est située sur l’île Seguin, au sud-ouest (en bas à gauche de la photographie), invisible ici car couverte de fumée – l’île qui apparaît en bas de la photographie est l’île Saint-Germain. (National Archives and Records Administration, College Park, Maryland, US Air Force Photo Collection, World War II Collection, RG 343-FH, Box 79).

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Et pourtant, cette « précision » allait s’avérer largement illusoire ; les usines, situées aux portes de la capitale et enchevêtrées au cœur du tissu urbain très dense de la région parisienne, ne pouvaient techniquement faire l’objet d’une attaque précise, et leur attaque devait inévitablement causer d’importantes destructions. Les outils de navigation et de précision dont étaient équipés les bombardiers ne permettant pas d’atteindre des objectifs de manière « chirurgicale »8, attaquer une usine comme celle-là, intégrée dans la ville, revenait nécessairement à accepter l’idée de tuer des civils « innocents ». Sur la photographie aérienne ci-dessus, les nombreuses volutes de fumée, qui marquent l’impact des bombes dispersées sur le territoire urbain, témoignent du fait que le « bombardement de précision » n’était alors qu’un vœu pieux.

Comment les stratèges britanniques ont-ils alors considéré ces victimes civiles françaises ? Relèveraient-elles strictement de la catégorie des « dommages collatéraux » – même si le terme n’existait pas encore ?

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Désespérer Billancourt ? Un « bombardement moral » sur la France

« Les difficultés avec lesquelles [les ouvriers français] mènent leurs existences malheureuses sont bien connues et ont toujours été reconnues. Attaquer les zones dans lesquelles des ouvriers vivant sous la domination de l’Allemagne exécutent leur tâche est déplaisant. Personne ne réalise cela mieux que les équipages du Bomber Command. Qu’ils effectuent leur mission sans faille est la preuve de leur sens élevé du devoir, même si ce devoir peut entraîner la mort ou la souffrance de citoyens de puissances amies mais esclaves », peut-on lire dans le rapport du Bomber Command sur le raid du 3 mars (Air Ministry, 1942 : 38-39). À la différence des victimes allemandes, les victimes civiles françaises étaient déplorées et le caractère meurtrier des attaques devait être justifié. Mais, loin d’être simplement considérées comme des dégâts accidentels, ces victimes ont été intégrées à la rhétorique de légitimation des raids aériens. L’objectif de telles attaques était certes de détruire une cible précise, mais aussi de créer un effet psychologique délicat à catégoriser.

Une série de discussions entre Archibald Sinclair et Winston Churchill renseigne sur l’impact psychologique attendu des attaques sur l’industrie française, attente qui, outre l’importance de l’usine Renault, explique en partie le choix de bombarder Paris. « L’effet psychologique d’une attaque serait plus important si celle-ci était dirigée contre des usines situées dans une zone densément peuplée, où la destruction pouvait être vue par un grand nombre de personnes »9. Il s’agissait ainsi d’attaquer des zones habitées pour frapper les esprits tout en minimisant le nombre de victimes civiles. Quelle était alors la nature de cet effet attendu ?

Au début du mois de janvier, au moment où le Cabinet de guerre décidait de considérer officiellement la possibilité de bombarder des cibles industrielles françaises et se déclarait « fortement en faveur de cette solution », il précisait que « notre échec à bombarder ces usines est considéré comme un signe de faiblesse [et que] le moral de ceux qui en France attendent une victoire alliée sera renforcé par une telle action, même si elle provoquera des victimes parmi la population civile. »10

Le principal objectif « psychologique » du bombardement était donc à l’évidence de rappeler aux Français que les Britanniques étaient toujours capables de se battre.

Au début du mois de décembre 1941, selon un document du Foreign Office, « de nombreux rapports reçus de sources secrètes [indiquaient] que la population de la France occupée accueillerait avec bienveillance l’intensification des bombardements d’objectifs militaires », notamment une source qui mentionnait le 7 novembre le fait que « globalement, la population se réjouirait du bombardement de cibles en France dont la destruction entraverait l’effort de guerre allemand. » Cette source précisait qu’à Paris, « les ouvriers des banlieues industrielles, pour la plupart communistes, étaient très déçus que [les Britanniques] n’aient pas encore bombardé les usines qui y travaillent pour les Allemands : de telles attaques seraient accueillies comme des preuves que [les Britanniques] aidaient la Russie non seulement en paroles mais aussi en actes ». Et une autre source faisait état du « désir répandu d’une attaque aérienne à Paris, même si celle-ci devait provoquer des victimes civiles. » Enfin, d’autres sources évoquaient le fait que « l’absence d’attaques aériennes britanniques entraînait une baisse du moral dans la zone occupée et faisait naître des doutes concernant [la] puissance aérienne [britannique]. » Des rumeurs commençaient même à circuler sur le fait que les Britanniques ne bombardaient pas certaines usines parce qu’ils y détenaient des parts11. Tout concourait donc à souligner l’importance d’un bombardement sur la France occupée, non seulement pour entraver l’effort de guerre allemand mais aussi et surtout dans sa dimension symbolique, comme signe du fait que les Britanniques n’avaient pas abandonné les Français et allaient continuer à se battre. Une grande partie de la population française semblait même appeler de ces vœux une telle attaque. Un bombardement pourrait donc agir comme un encouragement à l’égard de « ceux des Français qui risquaient leurs vies chaque jour par des sabotages »12 – il s’agissait explicitement de ne pas désespérer Billancourt… Au contraire des civils allemands, considérés comme des ennemis à abattre, les Français demeuraient des alliés potentiels. Dans cette perspective, attaquer les zones industrielles françaises constituait une opération à double-tranchant, qui pouvait encourager ceux qui étaient favorables à la cause britannique, mais risquait aussi d’attiser la haine de ceux qui perdraient des amis ou des parents dans l’attaque, et plus généralement de ceux qui étaient sensibles à la propagande de l’Allemagne ou de Vichy. Ainsi, le bombardement était un moyen – le seul viable à ce moment du conflit – d’affaiblir l’Allemagne, mais c’était aussi une manière de s’adresser au peuple français.

Au moment où ces arguments étaient exprimés, d’autres voix se faisaient cependant entendre. De son côté, en janvier, le Comité des Chefs d’État-Major britannique rappelait que « notre objectif principal est de bombarder l’Allemagne, et par conséquent de démoraliser les Allemands » [« lower German morale »]. Il ajoutait : « Il n’est pas évident que bombarder les usines françaises et remonter le moral des Français [« raising French morale »] constitue une diversion judicieuse. » Un des responsables de la RAF répondit alors que « l’objectif de telles opérations était d’empêcher les ouvriers français de participer à l’effort de guerre allemand », et non de « remonter le moral des Français »13.

Ainsi, le 5 février, au moment où le Cabinet de guerre avisait le Bomber Command de la décision prise de bombarder les usines françaises connues pour participer à la production de guerre allemande, l’objectif déclaré était « non seulement leur destruction » mais aussi de « décourager les ouvriers français de contribuer à l’effort de guerre allemand et de démontrer au peuple français la puissance offensive de notre force de bombardement. » La « destruction totale » des usines était présentée comme « une indication du destin qui attend ces industries situées en territoire occupé qui continuent à travailler pour l’ennemi » – et qui seraient alors châtiées… Il était cependant précisé que l’attaque se devait de détruire la cible choisie, car la mort inévitable de nombreux civils français risquait de remettre en cause le « prestige » des Britanniques parmi la population française, et la « bienveillance » dont ils bénéficiaient14.

On voit ici poindre l’idée d’un modèle de bombardement proche de celui qui allait gouverner les opérations massives menées contre l’Allemagne ; un modèle qui prend la forme d’une menace ou d’un avertissement envers les ouvriers français travaillant, même malgré eux, pour le compte de l’ennemi15. Il ne s’agissait plus seulement de ralentir ou de détruire la production allemande, mais aussi d’intimer aux Français, par la terreur, d’arrêter toute forme de collaboration militaire et industrielle. On rejoint ici encore la conception d’un bombardement « moral » ou « psychologique » qui, même si elle n’était pas censée s’appliquer officiellement à la France, était incontestablement celle de certains stratèges britanniques. Quoi qu’il en soit, on savait, en allant bombarder Renault, qu’il y aurait des victimes françaises et, même si l’on pouvait le déplorer comme tout ce qui relève du dommage collatéral, on s’accommodait de cette idée.

Les hommes chargés d’élaborer la politique militaire britannique ont donc exprimé des motivations contradictoires au moment de justifier les attaques aériennes sur le territoire français. Apparaît ici toute l’ambiguïté qui préside dès son origine au bombardement de la France occupée. Se fait jour un consensus autour de la décision de bombarder les villes françaises, mais sans accord précis sur la signification à donner à ces bombardements : s’agissait-il de « punir » les ouvriers français travaillant pour l’Allemagne, et de les en empêcher – dans la perspective d’une « menace », sinon d’un « châtiment » ? Ou bien était-il question d’encourager les Français, de leur montrer que la lutte n’était pas finie ? Probablement un peu des deux, et de toutes façons l’effet produit par de telles attaques ne pouvait se réduire à l’intention des stratèges et au sens qu’ils leur donnaient. Qu’il se soit agi d’« encourager » ou de « décourager » les Français16, ces contorsions rhétoriques (et bientôt diplomatiques) ne doivent pas masquer qu’il était surtout question d’agir, de faire quelque chose, de se rappeler au souvenir des populations de l’Europe occupée. Au point de vue tant géographique (la situation du pays, entre l’Angleterre et l’Allemagne, en faisait une cible majeure) que technique (les avions britanniques n’avaient pas encore les moyens de bombarder massivement le territoire allemand), le bombardement de la France s’était finalement imposé aux Alliés comme le seul moyen de faire acte de guerre.

 

 

Détruire, prévenir, décourager, menacer, impressionner, encourager, rassurer… C’est toute une gamme de motivations – souvent contradictoires – qui fut convoquée pour justifier ce premier bombardement massif sur la France. Cela nous dit surtout que l’objet de cet acte de guerre était stratégique mais aussi psychologique. Il s’agissait certes de détruire du matériel de guerre allemand, mais aussi d’agir sur le moral des Français en général, et des travailleurs en particulier. De ce point de vue, l’attaque constituait à la fois une source de terreur – puisqu’elle était un moyen de décourager les ouvriers français de travailler pour l’Allemagne en leur faisant craindre pour leurs vies et celle de leurs familles – et une source d’espoir – puisqu’elle permettait aussi de rappeler à la population française l’existence de la guerre, et même la possibilité de gagner cette guerre.

C’est bien que d’emblée, le bombardement de la France a revêtu – dans l’esprit de ses concepteurs comme d’ailleurs de ceux qui l’ont subi – un caractère d’ambiguïté fondamentale dont il ne devait jamais se départir. Par-delà le jugement alors globalement positif qui put être porté sur l’événement, cette catastrophe constitua une sorte d’entrée en guerre subjective du point de vue des milliers de personnes qui eurent à la subir, mais aussi, plus généralement, pour tous les Français qui comprirent alors que leur lieu de vie constituait désormais une cible pour cette guerre d’un type nouveau, pour cette violence venue du ciel. C’était la guerre ; « et ce fut la guerre », titra le journal La Semaine dans un numéro spécial consacré à l’événement.

Le châtiment, c’était peut-être cela : savoir que l’on n’était plus à l’abri, et que ce qui pouvait jusque-là encore apparaître comme une « drôle de paix » n’était bien qu’un leurre de la guerre.

BORIS LEVAL-DUCHE

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Boris Leval-Duché est doctorant et moniteur en histoire contemporaine à l’École Normale Supérieure de Cachan, au sein du laboratoire ISP. Il travaille sur les bombardements alliés sur la France pendant la Seconde Guerre mondiale.

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  1. Le bombardement sur Guernica (26 avril 1937) avait fait 1 654 victimes ; celui de Varsovie (le 16 septembre 1939) plusieurs milliers de victimes (aucun bilan définitif n’est disponible) ; celui sur Rotterdam (le 14 mai 1940) 814 victimes ; celui sur Coventry (le 14 novembre 1940) 568 victimes ; celui de Belgrade (le 6 avril 1941) 2 274 victimes. Les « avancées » en matière de guerre aérienne ont bien été le fait des Allemands. []
  2. La nature paradoxale de ces actes de guerre commis par les Alliés, qui avaient tué de nombreux Français et détruit des villes françaises pour libérer le pays, les ont rendus difficiles à intégrer à la grande histoire de la France à reconstruire, et particulièrement délicats à manier pour l’historien. On a ici affaire à un « monde à l’envers », où les Alliés libérateurs tuent des Français alors que les autorités de Vichy les protègent et les secourent. Le manichéisme en vigueur au sortir de la guerre, la ligne de partage nette entre Résistance et collaboration, « bons et méchants », s’accommodait donc mal de cette histoire-là et ne pouvait rendre compte de cette expérience où les rôles se trouvaient apparemment inversés. Face à tant de contradictions, les conditions de la mise en récit mémorielle n’étaient pas réunies. À propos de la mémoire française de la Seconde Guerre mondiale et de ses usages publics, voir Henry Rousso, 1990, et Olivier Wieviorka, 2010. []
  3. Cette question soulève d’ailleurs le problème plus large de la nomination de toute expérience historique, celle-ci n’étant jamais anodine mais s’insérant dans un espace sémantique et idéologique qui choisit de colorer – souvent rétrospectivement – le récit d’un événement. Nommer, c’est choisir un nom pour qualifier l’événement, et donc lui donner un titre qui emporte une certaine interprétation de l’expérience en question. En l’occurrence, la notion de châtiment est une notion polaire, qui dans son usage ordinaire est couplée à celle de crime, et participe d’un réseau sémantique qui est celui d’une certaine confusion tacite entre catégories juridique et éthique, voire théologique (associées à des termes tels que ceux de faute, de responsabilité, d’innocence, de jugement et de condamnation). Dans la perspective d’une réflexion sur les régimes de nomination des expériences historiques, il n’est pas inutile de rappeler que les débats autour de la signification éthique et politique de l’extermination des Juifs d’Europe se sont cristallisés en particulier sur le « nom » à donner à l’événement, et que le mot de « châtiment » s’est précisément trouvé étroitement lié aux discussions autour des termes d’« holocauste » et de « shoah ». Giorgio Agamben écrit à ce propos : « le mot malheureux d’‘holocauste’ (souvent pourvu d’une capitale) trahit le besoin inconscient de justifier la mort sine causa, de redonner un sens à ce qui n’en a aucun. […] ». Quant au « terme shoah, [il] signifie ‘dévastation, catastrophe’, [et] est souvent lié, dans la Bible, à l’idée d’un châtiment […] »… (Agamben, 2003 : 29-30 et 33). Cette piste mériterait d’être explorée de manière plus approfondie. []
  4. Même si l’expression n’a été utilisée pour la première fois que pendant la guerre du Viêt Nam (par l’armée américaine), puis popularisée par la presse dans les années 1990, pendant la guerre du Golfe et surtout du Kosovo, la réalité qu’elle recouvre commence à ce moment à devenir un enjeu majeur dans la conduite des guerres. []
  5. British National Archives (BNA), FO (Foreign Office) 31/31999, télégramme de Sumner Welles à Lord Halifax, 7 mars 1942. []
  6. BNA, AIR 19/217 ; FO 371/28541. []
  7. Il fut une sorte de « galop d’essai » avant l’Opération Millenium qui allait toucher Cologne le 30 mai 1942, et qui serait le premier raid à mobiliser plus de 1 000 bombardiers ; 1 455 tonnes de bombes firent 477 victimes sur une population de 700 000 personnes. []
  8. Et ce malgré l’utilisation du nouveau système de navigation Gee, conçu en 1941 et inauguré pour l’occasion, qui transmet deux paires de signaux radio permettant à un avion récepteur de repérer sa position précise sur une carte quadrillée et de lâcher ses bombes sur un point prédéterminé. []
  9. BNA AIR 19/217, Sinclair to Churchill, 19 et 23 octobre 1942. []
  10. BNA FO 31/31999, War Cabinet meeting conclusions, 8 janvier 1942. []
  11. BNA FO 371/28541, « Bombing of factories in Occupied France engaged in war production ». French Department, Foreign Office, 8 décembre 1941. []
  12. BNA FO 371/28451, War Cabinet meeting conclusions, 5 janvier 1942. []
  13. BNA FO 31/31999, Télégramme des Chiefs of Staff, 9 janvier 1942 ; Sir Wilfrid Freeman au Chiefs of Staff Committee, 10 janvier 1942. []
  14. BNA AIR 19/217, lettre de Neil Bottomley, chef adjoint de l’État-Major aérien à Arthur Harris, chef du Bomber Command, 5 février 1942. []
  15. Sur les conditions de travail des ouvriers, voir par exemple Fridenson et Robert, 2003. Ils expliquent que « trouver un emploi pour un ouvrier pendant l’Occupation, c’est de plus en plus souvent accepter de travailler pour l’Allemagne » (p. 131), et que « les bombardements ont contribué à la fuite des habitants des banlieues ouvrières. [Par exemple] à Boulogne les quartiers autour de l’usine Renault avaient perdu plus de la moitié de leurs habitants encore en 1946 […] et […] les communes de banlieue les plus industrielles avaient connu la plus forte dépopulation » (p. 132-133). []
  16. Si tant est que la notion de « moral français » ait été pertinente, puisqu’elle recouvre des situations extrêmement variables et non réductibles à une attitude générale. []

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