#6 / Les micro-systèmes techniques de la transition énergétique

Fanny Lopez et Alexandre Bouton1

Sommaire #6

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Chaque transition énergétique pose la question des choix technologiques, ainsi que de l’évolution ou des mutations de l’organisation socio-technique des infrastructures existantes. Les grands réseaux de services de la modernité (transport, communication, énergie et ressource) n’ont cessé de s’étendre et de se structurer depuis la fin du XIXe siècle, apportant d’indéniables améliorations aux conditions de confort et de salubrité des populations. Un cadre théorique est venu accompagner et questionner ce développement technique. Les notions de « mégamachine », de « système technicien », de « large technical system » ou « macro-système technique » ont été théorisées par Lewis Mumford, Jacques Ellul, Thomas Parke Hughes, Bernward Joerges et Alain Gras. Ces auteurs ont établi la spécificité, la diversité et la complexité de ce modèle technique historique de grande échelle (large technical systems) qui influence l’ensemble du champ social.

La crise environnementale et énergétique du XXe siècle, qui suit la conférence internationale de Stockholm sur l’environnement en 1972 et le choc pétrolier de 1973, a pour écho la prise de conscience des limites des ressources, notamment fossiles, et une mise en doute du « tout nucléaire ». Cette prise de conscience fissure l’un des grands ensembles technologiques de la modernité. Progressivement, la relocalisation de certaines productions apparaît avec les énergies renouvelables comme un nouveau chapitre de l’histoire énergétique. Expérimentés depuis la fin des années 1960, les systèmes alternatifs aux grands réseaux de service traditionnels se multiplient aujourd’hui en Europe. Les notions d’infrastructure de petite échelle, intermédiaire, alternative, décentralisée, dispersée, autonome, déconnectée (Lopez, 2010, 2014), hors réseau ou post-réseau (Coutard & Rutherford, 2015) viennent bousculer un ordre énergétique centenaire. Les small technical systems perturbent et se substituent parfois au large technical systems. Ces micro-systèmes techniques peuvent fonctionner indépendamment des grands réseaux de services existants. La relocalisation de l’énergie (de l’utilisation des ressources locales à la distribution) est une de leurs plus importantes spécificités. Ce changement d’échelle associé à l’émergence de nouvelles relations écosystémiques pose la question de l’aménagement de nouveaux espaces-réseaux et modifie toute la chaîne de production de la ville, jusqu’aux systèmes de gouvernance et de gestion traditionnels. À l’aune de la reconfiguration des territoires de l’énergie, l’autonomie de certaines boucles de services est recherchée par différents acteurs : habitants, architectes, urbanistes, industriels, ingénieurs, énergéticiens et opérateurs de réseau, sans oublier les responsables politiques.

Cet article propose d’interroger quelques-unes des caractéristiques générales des micro-systèmes techniques en revenant successivement sur leur visibilité, leur diversité infrastructurelle, leur potentialité d’interconnexion et la dimension plus politique de cette transition.

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Des « machines ouvertes » : rapprocher l’énergie des corps

La notion stimulante de « machine ouverte » développée par Gilbert Simondon dans Du mode d’existence des objets techniques (1958), s’inscrit dans un appel à prendre conscience des milieux et des modalités d’existence et de fonctionnement des machines afin de mieux saisir l’énigmatique « société des objets techniques ». Une des clefs de cette compréhension, voire d’un possible rapprochement entre les individualités humaines et mécaniques, passe, selon le philosophe, par l’appropriation de la marge d’indétermination des machines qui permet l’intervention de l’homme, le « régleur », à la différence de l’automation maximum qui fige et ferme. Les machines ouvertes présupposent « que l’homme soit l’organisateur permanent d’une société d’objets techniques » qui fonctionnent par familles, générations, espèces et réseaux. Simondon n’évoque pas les objets de l’énergie, ni les gestionnaires de réseaux, mais la figure de cet organisateur et régleur fait écho à notre contemporanéité et se trouve aujourd’hui bien difficilement incarnée. L’émergence d’acteurs spécialisés dans la gestion de service de micro-réseaux et l’implication des habitants varient en fonction des pays et des traditions. En France, les entreprises publiques ont du mal à se positionner autour de ce partage du pouvoir et de l’accompagnement des initiatives dans une Europe qui veut du local. Elles ont pourtant des compétences historiques, du foncier et la confiance des clients. Quelques entreprises historiques ont su, notamment au Danemark ou en Allemagne, s’allier avec des coopératives et des citoyens. Elles ont co-investi dans la production décentralisée, en se positionnant comme coordinatrices. En induisant une proximité renouvelée, ces micro-réseaux se rapprochent du concept de machine ouverte.

Dans Énergie & Société : Sciences, gouvernances et usages, Laure Dobigny a étudié les effets de la relocalisation des énergies renouvelables sur le comportement des usagers par l’analyse de communes rurales autonomes européennes (2009). Elle affirme que les micro-systèmes techniques totalement ou partiellement autonomes modifient les usages et favorisent la sobriété énergétique par une réduction des consommations. « C’est donc par la conscience du système technique – parce qu’il est proche et que l’on y participe – que se modifie la consommation d’énergie. La visibilité de la production fait sens, elle rend conscient de l’énergie mise en œuvre ainsi que de l’acte de consommation, et acquiert donc une valeur. Cette valeur conférée à l’énergie sort alors du cadre de l’habitat : s’instaure chez les acteurs une réflexion énergétique systématique pour tous leurs choix quotidiens de biens de consommation. » (Dobigny, 2009 : 218). La proximité des lieux de production, en rendant visible l’énergie primaire, favoriserait une prise de conscience des conditions de production et participerait à une baisse des consommations. Ces machines ouvertes interrogent le rapport entre l’énergie et les corps consommants. Un certain nombre de travaux sur les éco-quartiers et l’évolution des modes de vie a toutefois mis en évidence la difficile implication des habitants et les problèmes rencontrés en termes de gestion des services et d’usages (Grudet et al., 2009). Malgré ces difficultés ou ces résistances, et même si les modalités technique, spatiale, sociale et politique restent à définir, la proximité énergétique est une caractéristique des micro-systèmes techniques.

Les énergies renouvelables ont contribué à façonner un nouvel imaginaire technique. Laurence Raineau a montré que ces énergies « ne renvoient pas aux mêmes représentations du monde, de la nature et du social » que les énergies fossiles (2009 : 205). Elle soutient par ailleurs que seule une relocalisation de la production et de la consommation des énergies renouvelables via des systèmes techniques plus autonomes leur garantirait une place significative dans le système énergétique. La transition énergétique apparaît comme une opportunité de replacer la technique au centre de la culture urbaine, architecturale et domestique, participant à une meilleure connaissance des machines et du monde qu’elles contribuent à rendre habitable.

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Les totems de la transition énergétique

Ce rapprochement entre les lieux de production et les lieux de consommation interroge la fiabilité des données collectées et la réalité d’une lecture informée et active des consommations énergétiques individuelles. Aujourd’hui, il est par exemple très difficile de saisir le mécanisme opératoire des entités du macro-système technique électrique et il est quasiment impossible de faire fonctionner de façon autonome l’une des unités du système. Elles ont tendance à disparaître et à s’opacifier dans une continuité réticulaire. Le réseau dématérialise le service et la réalité des flux alors que les centres d’énergies, les centrales électriques et autres, ont une épaisseur architecturale et sociale. À l’aune de la reconfiguration des territoires de l’énergie, l’objet « centrale électrique » apparaît comme un outil de régénération urbaine pour les zones périphériques comme en cœur de ville. À l’échelle européenne, les expérimentations liées à l’action « Territoires à Énergie Positive », ou 100 % RES Communities en anglais, s’accélèrent. Dans de nombreux pays, la centrale énergétique se réinvente selon les paradigmes du XXIe siècle, s’affirmant comme un objet iconique, accessible et compréhensible, en articulation avec les débats sur la symbiose industrielle et l’utilisation de ressources locales et renouvelables. Il est possible d’aller se restaurer et de danser sur la terrasse du Bunker Energy au cœur du quartier de Wilhelmsburg à Hambourg, bientôt de faire du ski sur l’une des pistes de la centrale Amager à Copenhague ou de déambuler sur le Forum Énergie à l’extrémité nord-est du port de Barcelone. Ces lieux productifs, en activité, offrent au cœur de l’infrastructure en fonctionnement des espaces publics et des activités.

Loin d’être anecdotiques, ces nouveaux usages interrogent la mutation symbolique et le devenir des lieux de l’énergie. La centrale en activité n’est plus une infrastructure close et monofonctionnelle, elle est l’un des totems d’une transition énergétique en marche (Lopez, 2016). Dans la compétition internationale des villes durables, les objets de l’énergie deviennent un puissant outil de régénération urbaine comme a pu l’être le musée dans les années 1990. Copenhague et Barcelone ont désormais leur Bilbao energy effect… Le centre de tri et d’incinération des déchets, l’infrastructure solaire, la station d’épuration sont inclus dans la continuité des espaces publics du Forum. Les infrastructures énergétiques longuement rejetées en périphérie urbaine sont sous la pression des contraintes foncières intégrées au cœur de la ville en développement.

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1. Le centre de traitement des déchets est intégré au quartier. Au-delà d’un simple habillage, il s’agit ici de s’appuyer sur les infrastructures existantes pour en optimiser les rendements, en assumant une proximité qui permet de rapprocher les lieux de production des lieux de consommation. (Bouton, 2015)

1. Le centre de traitement des déchets est intégré au quartier. Au-delà d’un simple habillage, il s’agit ici de s’appuyer sur les infrastructures existantes pour en optimiser les rendements, en assumant une proximité qui permet de rapprocher les lieux de production des lieux de consommation. (Bouton, 2015)

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2. Vue depuis la piscine de l’hôtel Barcelona Princess. On observe le toit du forum triangulaire d’Herzog & de Meuron au premier plan, la marina à gauche, les installations solaires à droite avec le panneau monumental d’où part la passerelle en fond. (Bouton, 2015)

2. Vue depuis la piscine de l’hôtel Barcelona Princess. On observe le toit du forum triangulaire d’Herzog & de Meuron au premier plan, la marina à gauche, les installations solaires à droite avec le panneau monumental d’où part la passerelle en fond. (Bouton, 2015)

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3. Entre les deux unités productives de l’écoparc Forum - Sant Adrià de Besòs, la scène du Barcelona Beach festival accueille un certain David Guetta (Bouton, 2015)

3. Entre les deux unités productives de l’écoparc Forum – Sant Adrià de Besòs, la scène du Barcelona Beach festival accueille un certain David Guetta (Bouton, 2015)

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On peut toutefois se demander si la mise en visibilité de l’infrastructure favorise, au-delà de la réconciliation, la compréhension des systèmes et si elle participe à une prise de conscience des limites des ressources dont les effets sont véritablement durables… À l’heure où la transition énergétique place le monde urbain devant d’immenses défis, les monuments énergétiques en construction constituent un support de communication idéal pour les politiques urbaines. Ces totems énergétiques ne doivent toutefois pas nous faire oublier leur potentialité sociale et leur capacité à transformer les modes de vie et la gestion de services dont les modalités de gouvernance restent à inventer. À travers l’écriture du paysage de l’énergie, nous assistons aujourd’hui à une mutation urbaine sans précédent. Selon les cas analysés on note une différence entre l’esthétisation du réseau par l’habillage/emballage de centrale, dont l’architecture semble trop obsolète, et l’affirmation d’une pensée éco-systémique liée à la symbiose industrielle (Lopez & Bouton, 2016).

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Diversité infrastructurelle et interconnexion

À la différence des macro-systèmes techniques, la relocalisation énergétique est difficilement reproductible. Chaque réalité technique implique un système de relation (gouvernance), un fonctionnement opératoire (technique) et une chaîne métabolique (énergie-ressource-environnement) spécifique au territoire d’implantation. Le niveau géographique de la mutualisation et le degré d’autonomie de certaines boucles de services (totale ou partielle), tout comme l’interconnexion, sont un casse-tête stratégique non reproductible. L’hétérogénéité infrastructurelle domine. Les micro-systèmes peuvent se connecter les uns aux autres et dans les deux sens lorsque cela est nécessaire, à l’exemple du véhicule électrique qui peut se recharger sur le bâtiment ou lui servir de batterie en cas de panne. Cette relation d’interconnexion s’envisage entre différentes entités : le bâtiment, l’îlot, le quartier, formant une sorte de mécano énergétique de solidarité territoriale. Différemment du macro-système technique augmenté (ou smart grid) qui pense l’effacement ou l’autonomie de certaines parties du système électrique comme variable d’ajustement du grand réseau, le micro-réseau fait de l’optimisation de la petite échelle la priorité d’un système technique dont le périmètre est extensible.

Cette problématique macro/micro a été particulièrement perceptible dans les débats qui ont accompagné le développement du quartier 22@. À Barcelone, comme ailleurs, deux idéologies s’affrontent. D’un coté, les défenseurs du réseau historique prônent l’intégration des énergies renouvelables dans le système technique existant via le réseau intelligent dans une continuité technologique et culturelle macro-infrastructurelle. De l’autre coté, les protagonistes de l’autonomie appellent à un changement de paradigme, à une rupture technologique et sociale par l’expérimentation de nouveaux systèmes techniques, le plus autonome possible des grands réseaux existants. Dans La ciudad autosuficiente en red, Vicente Guallart explicite la notion « d’autosuffisance en réseau ou connecté », autrement appelé Energrid, qui fait de l’optimisation de l’îlot ou d’un ensemble d’îlots la priorité d’un système dont l’échelle varie (2012). Chaque unité doit maximiser ses capacités productives et optimiser sa gestion afin d’assurer son autonomie de fonctionnement et redistribuer l’excédent dans la maille énergétique locale ou nationale : « nous voulons être autonomes mais connectés » précise Guallart (2014). La mutualisation et la solidarité urbaine restent l’une des clefs du système. L’autonomie n’est pas sécessionniste mais générative. Au-delà du périmètre, qui est un élément déterminant du projet micro infrastructurel, il faut souligner les nouvelles interrelations éco-systémiques de ces systèmes. Les réseaux de services ne s’envisagent plus comme des connexions séparées (eau, assainissement des déchets, électricité) mais sont souvent liés et complémentaires. Plus réduits en termes d’échelles, les micro-systèmes s’adaptent au territoire existant pour optimiser les flux et les rendements dans une perspective de métabolisme urbain et de symbiose industrielle. À Barcelone, la centrale de valorisation énergétique du Forum et le micro-réseau de chaleur et de froid de l’entreprise Districlima sont emblématiques de cette vision éco-systémique (Lopez & Bouton, 2015-2016). Pour l’électricité, l’exemple de la ville de Woking à quelques kilomètres de Londres montre la réalité d’un réseau électrique relocalisé, pouvant toutefois être solidaire en se reconnectant au grand réseau (Rutherford & Coutard, 2015)

L’extension des grands réseaux pose aussi le problème de pertes d’énergies importantes qui vont à l’encontre de l’efficacité énergétique tant recherchée aujourd’hui. Il y a une véritable remise en question de la viabilité à court et moyen terme des macro-systèmes. Le problème qu’ils doivent résoudre n’est donc plus seulement celui de savoir quelle sera l’énergie primaire fossile ou renouvelable qui permettra, à des prix mesurés, de minimiser les émissions de carbone, mais bien celui d’augmenter considérablement les rendements énergétiques pour diminuer les pertes et donc augmenter les rendements liés aux réseaux de distribution, mais aussi de chaque sous-système. La transition infrastructurelle remet en question les systèmes existants sans toujours les rendre complétement obsolètes. L’empreinte écologique de l’espace-réseau hérité est à repenser, mais les plus autonomes des micro-réseaux ont aussi intérêt à reprendre une partie des consommations des réseaux centralisés. Dès lors, parallèlement au développement des micro-systèmes techniques, l’enjeu est d’imaginer la réversibilité des macro-systèmes en place pour les interconnecter à ces nouvelles sources de production locale. La résilience des systèmes existants est mise en question à partir du micro, afin d’y apposer un réseau secondaire qui pourrait prendre le relais de manière différenciée dans le temps.

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Avec ou sans vision politique : une réorganisation territoriale à l’oeuvre

La question de la gouvernance est centrale, c’est au politique d’accompagner la bonne définition des territoires énergétiques, positifs ou non. De véritables stratégies de réseau pourraient être mises en œuvre et s’imposer, s’appuyer et se nourrir de celles liées au développement urbain. Sans cette prise de conscience, des investissements importants pourraient être réalisés demain sur des territoires qui seront après-demain en dehors des réseaux, déconnectés, mais sans être autonomes énergétiquement. En France, un tâtonnement persiste, parallèlement à un investissement technique important à l’échelle des bâtiments neufs, les visions globales et stratégiques intégrant les bâtiments anciens peinent encore à se mettre en œuvre. Comme le Royaume-Uni et l’Allemagne s’y sont engagés, la création de micro-stratégies en lien avec la mise en place de coopératives énergétiques locales devient nécessaire. Alors que le développement urbain s’était peu à peu éloigné de son territoire et de ses infrastructures d’approvisionnement, il existe aujourd’hui une forme de resserrement de la métropole autour de quartiers ultra-connectés à des lignes de distribution et des nœuds de production intégrés à des conurbations plus ou moins compactes. Les relations distance/temps des villes européennes se réinventent par la capacité des infrastructures et des réseaux à rapprocher les zones agglomérées pour ainsi former des métropoles plus ou moins compactes, éclatées ou étalées. Par exemple, la Suède et le Danemark ont créé l’Euro-région Copenhague-Malmö, malgré la contrainte d’une géographie singulière liée au détroit de l’Oresund. Grâce aux investissements européens qu’ils ont su capter en se fédérant, cette contrainte géographique importante est devenue un véritable atout symbolisée par la création du Pont de l’Oresund livré en 2000. L’Euro-Région tente ainsi de limiter son étalement en se concentrant autour de polarités historiques reconverties.

Cette réorganisation du territoire pose la question fondamentale de l’accès aux ressources et à l’énergie nécessaire pour assurer leur fonctionnement et leur connexion à la ville-monde. Ainsi, la capacité des réseaux à desservir de manière toujours plus efficace ces zones agglomérées s’oppose, se juxtapose ou s’additionne à la capacité de celles-ci à s’en déconnecter et à devenir autonomes. Les métropoles européennes sont en pleine expansion et s’organisent autour de hubs aéroportuaires et commerciaux et/ou énergétiques reliés par des réseaux de services qui leur permettent d’être efficaces en termes de desserte énergétique, de mobilité et donc d’accès en un temps record à un maximum de personnes au niveau local et de la ville-monde. Alors qu’elles ont besoin de renforcer leur expansion pour renforcer leur attractivité économique, elles cherchent en même temps à redevenir compactes ou plutôt à limiter leur étalement pour éviter qu’une fracture ne prive une partie importante de leur population de l’accès aux réseaux. Étant donné l’état d’avancement de l’étalement urbain pour certaines d’entre elles, et pour éviter cette fracture, elles sont obligées d’inventer des systèmes énergétiques hybrides dans lesquels les systèmes centralisés auront encore et certainement pour longtemps leur place. On peut citer l’exemple de Copenhague où les opérateurs historiques s’appuient sur le renforcement des polarités énergétiques existantes grâce à l’imposition par l’État de l’obligation de la connexion aux réseaux et l’ambition d’être la première ville à atteindre la neutralité carbone pour 2025. À ce titre, la centrale d’incinération des déchets Amager témoigne de cette volonté de créer de nouveaux équipements énergétiques métropolitains catalyseur de cette vision politique partagée.

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Interactions réseaux-territoires versus obsolescence des systèmes

Comme Gabriel Dupuy l’a brillamment développé dans son article « La crise des réseaux » (2011), les réseaux centralisés ne pourront pas continuer à s’étendre sans impacts sociaux et économiques. Le risque de fracture sociale reste important. Il est intimement relié à l’évolution des prix de l’énergie. L’analyse et l’évaluation de l’impact des mutations infrastructurelles sur les interactions socio-spatiales peuvent devenir de véritables leviers de mutation urbaine. Ces évaluations pourraient être corrélées aux potentiels de valorisation immobilière et aussi permettre d’identifier les secteurs de dévalorisation préférentielle ou subie. Cela doit également assurer l’accès de tous aux services urbains, en limitant la perte d’attractivité, voire en renforçant l’attractivité économique des territoires. Encore trop peu de métropoles prennent conscience des moyens dont elles disposent pour agir. Grâce à la dépendance au réseau et à l’augmentation des prix de l’énergie (qu’il ne faut plus prendre comme une fatalité, mais comme une solution), elles peuvent limiter ou accentuer cette dépendance dont dépend le moment de fracture ou d’équité garantie. Sans cela, une partie importante de la population et des activités seront bientôt déconnectées malgré elles. La baisse actuelle des coûts de l’énergie n’est qu’un épiphénomène déjà apparu dans les années 1980. Même si les prix baissent de façon ponctuelle, ils continuent à augmenter sur le long terme. Les industriels joueront un rôle important dans la régulation, ou au contraire dans l’accélération de cette fracture-réseau (Dupuy, 2011). Lorsqu’ils inventent le véhicule individuel et autonome de demain ou la batterie qui permettra de rendre les logements autonomes, ils créent, libéralisent en quelque sorte, la déconnexion individuelle qui sera plus ou moins forte en fonction des moyens financiers de chacun. La question est de savoir si ces innovations industrielles seront connectées à une stratégie territoriale ou non. Cela sera déterminant pour atteindre une efficience carbone territoriale. Derrière cette vision stratégique, il y a la nécessité de réguler les temps et les distances d’accès aux réseaux pour en limiter la saturation et les pertes, tout en permettant à chacun d’y accéder en fonction de ses besoins, de ses capacités à payer, mais aussi en vertu de son droit à l’énergie qui renvoie à la conception historique du réseau comme outil de solidarité urbaine (Dupuy 1991). La régulation de cet accès en lien avec l’optimisation spatiale et fonctionnelle du réseau permettrait aussi de refonder une vision stratégique du développement territorial. Il y a derrière cette maîtrise de l’énergie la question de l’efficacité économique d’un pays, mais aussi celle de la liberté individuelle vis-à-vis du temps. Ainsi, le point d’équilibre entre ces différentes dimensions est politique avant d’être technique.

FANNY LOPEZ et ALEXANDRE BOUTON

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Docteur en histoire de l’art (Université Paris I), enseignante titulaire à l’École d’architecture de la ville et des territoire à Marne-la-Vallée et chercheur au Laboratoire infrastructure architecture territoire (LIAT) à l’École nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais, Fanny Lopez est l’auteur d’un ouvrage consacré à l’autonomie énergétique : Le Rêve d’une déconnexion, de la maison autonome à la cité auto-énergétique, éditions de la Villette, 2014.

lopezzfanny AT yahoo DOT fr

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Menuisier charpentier de formation, architecte DPLG et urbaniste Sciences-Po, Lauréat du Palmarès des jeunes urbanistes, Alexandre Bouton est le fondateur et directeur de l’agence Urban Act’ Architecture et Ecologie Territoriale. Depuis 2012, Urban Act travaille sur la transformation du pôle énergie des Docks à Saint Ouen. Expert énergie, notamment pour la région Ile-de-France, le Ministère de l’écologie, Alexandre Bouton enseigne à Sciences-Po et à l’Ecole des Ingénieurs de la Ville de Paris.

http://www.urban-act.com

bouton_alexandre AT yahoo DOT fr

Couverture : Intérieur de la centrale de production Tanger de Districlima qui gère le micro-réseau de chaleur et de froid du quartier 22@, Barcelone (Bouton, 2015)

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Bibliographie

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Dobigny L., 2012, « Absence de représentations ou Représentation d’une absence ? Pour une socio-anthropologie de l’énergie », in Poirot-Delpech S. & Raineau L. (dir.), Pour une socio-anthropologie de l’environnement, Tome 1, Paris, L’Harmattan, 149-164.

Dobigny L., 2009, « L’autonomie énergétique : acteurs, processus et usages. De l’individuel au local en Allemagne, Autriche, France », in Dobré M. & Juan S. (dir.), Consommer autrement. La réforme écologique des modes de vie, Paris, L’Harmattan, 245-252.

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Dupuy G., 2011, « Fracture et dépendance : l’enfer des réseaux ? », Flux, Métropolis, n° 83, 6-23.

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Grudet, I., 2013, « La concertation citoyenne dans les projets d’écoquartiers en France : évaluation constructive et mise en perspective européenne », Programme CDE-APR 2008/2009 – Rapport final, 2 volumes, Zetlaoui-Leger J. (dir), Laboratoires Lab’Urba Pres Paris Est et Let – Lavue Umr Cnrs 7218.

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Lopez F., 2016, « Les monuments de la transition énergétique » in Beltran A. (dir.), Mondes électriques, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, à paraître en 2016.

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Raineau R., 2009, « l’Imaginaire des énergies renouvelables », in Menozzi M.-J., Flipo F. & Pécaud D., Énergie & Société, Sciences, gouvernances et usages, Aix-en-Provence, Éditions Sud, 205-213.

Simondon G., 1958, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 367 p.

  1. Cet article s’inscrit dans le cadre d’une recherche consacrée à l’autonomie énergétique des aires urbaines : Fanny Lopez et Alexandre Bouton, Small technical systems, new infrastructure of daily life? Lab. LIAT Ensa Paris Malaquais, Research program : Future of energy: Leading the change de la Fondation Tuck, mai 2015 – janvier 2016. Ce travail donnera lieu à la publication d’un ouvrage aux éditions Métis Press en 2016. []

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