#9 / Wynwood, Miami : murals et revitalisa(r)tion exogène d’un quartier

Aurélie Delage

L’article d’Aurélie Delage en PDF


« Art is all you need » proclame ce mur à Wynwood (Miami, États-Unis), un quartier d’entrepôts et de marchands de gros en pleine mutation vers une fonction récréative par le biais de l’art. « Art is all you need… for what ? » serait-on tenté d’ajouter. Dans le contexte d’énonciation de ce mural, on peut se demander si l’art – le street art en l’occurrence – peut suffire à la revalorisation d’un quartier industriel, à l’instar de ce que l’on observe avec la culture, officielle comme alternative, dans d’autres villes (Gravari-Barbas, Violier, 2003). Encore faut-il s’entendre sur le type de street art : certaines usines abandonnées et murs d’enceinte sont depuis longtemps ici un haut lieu de tags et de graffitis, connu dans le milieu underground local (Crook and Crome, MSG Cartel, Oscar « Trek 6 » Montes, Darin « Books IIII » Bishof, Michael « Typoe » Gran, entre autres). Mais ces pratiques graphiques informelles, apanage des espaces délaissés, marqueurs d’une forte appropriation territoriale locale, sont désormais concurrencées par des fresques murales gigantesques exécutées pour la plupart par des artistes étrangers en marge d’Art Basel Miami, version délocalisée de la célèbre foire internationale d’art contemporain suisse. Ces murals signalent la revalorisation symbolique et économique du lieu, devenu en quelques années seulement un quartier à la mode. Au-delà des balades entre les murals, c’est désormais une destination prisée aussi bien pour le brunch dominical que pour des soirées branchées entre galeries et restaurants cotés.

Ce portfolio présente un exemple de transformation urbaine par l’art, dans la lignée d’un mouvement touchant de nombreuses métropoles occidentales. Le rôle des artistes dans le redévelopement urbain est un fait avéré et étudié de longue date, notamment sous l’angle de la revalorisation de quartiers par des artistes venus y trouver des lieux de vie abordables (Cole, 1987). Ces artistes sont moins les initiateurs que les marqueurs de la gentrification, mouvement qui les dépasse et peut finir par les chasser quand les loyers deviennent trop chers (Charmes, Vivant, 2008). Outre les espaces péricentraux, les friches sont prisées des artistes, et peuvent être propices à la création de nouvelles formes de production de la ville (Ambrosino, Andres, 2008). Mais les études sur la place de l’art dans les dynamiques des quartiers révèlent également les risques d’instrumentalisation des artistes au profit de métropoles en quête d’image de ville « créative » (Liefooghe, 2013).

Dans le cas de Wynwood, dont le renouveau est amorcé au début des années 2000, on est en présence d’un art majoritairement sur commande, auprès d’artistes déjà connus ; un art de rue institutionnalisé, qui s’installe dans des terrains de prédilection de l’art de rue plus confidentiel, dans un quartier qui n’est pas vide d’hommes ni d’activités. Ce n’est donc pas l’ancrage territorial des artistes, mais la production artistique elle-même, qui est ici porteuse de plus-value au quartier. Si la mutation de quartiers entiers par l’art n’est pas chose nouvelle aux Etats-Unis (SoHo, à Manhattan en est l’exemple canonique), ce qui frappe à Wynwood, c’est d’une part l’ampleur de la mutation (une cinquantaine de blocks) et d’autre part, le vecteur artistique, à savoir le street art. Si ces murals sont bien dans la rue, leur « milieu d’origine », ils sont intégrés dans un système institutionnel et marchand. Dans ce « tournant » du street art entre la contestation et le produit dérivé (Genin, 2016), un acteur a ici joué un rôle majeur : une société d’investissement immobilier, Goldman Properties, qui s’est spécialisée dans la régénération de quartiers dévalués dans les villes du Nord-Est des Etats-Unis comme SoHo à New York (fin des années 1970) ou Philadelphie (années 2000). Elle avait déjà massivement investi dans la renaissance de South Beach à Miami, en mettant en avant son patrimoine Art Déco (milieu des années 1980). À Wynwood, le groupe a acheté une trentaine d’entrepôts en moins de dix ans pour favoriser cette mutation.

En 2013, les acteurs locaux se sont organisés en Business Improvement District (Wynwood BID), une forme d’organisation communautaire courante aux Etats-Unis où les propriétaires du quartier (commerces, restaurants, etc.) financent la gestion, l’amélioration et la promotion du secteur (carte du périmètre du BID). Le BID est un interlocuteur privilégié de la Ville de Miami. En l’occurrence, il a participé à la négociation sur le changement d’affectation des sols du quartier, passant de mixte industriel et commercial à exclusivement commercial, à l’exception de deux zones résidentielles et une zone d’industrie légère (2015). Il est également impliqué dans la redéfinition du stationnement, vu comme un levier d’attractivité du quartier.

Ainsi, ce portfolio considère l’art comme un enjeu urbain au sens large, en ce qu’il s’articule avec « des politiques d’aménagement et d’urbanisme, avec les stratégies de marketing urbain et d’image, avec l’économie culturelle, avec les enjeux sociaux » (Grésillon, 2014, p. 104). Il envisage en dix-neuf photos la mutation d’un quartier et les enjeux notamment économiques et sociaux que cela pose en termes de succession des hommes et des activités. Les restaurants jouxtent de plus en plus les magasins de vêtements de gros, et les premiers programmes immobiliers sont sortis de terre en 2015 : la pression sur les populations latinos se fait de plus en plus forte.

Ce portfolio restitue les résultats d’une enquête visuelle réalisée entre décembre 2012 et décembre 2015, quand les mutations de ce quartier semblent s’accélérer. La photographie est mobilisée comme un outil à part entière de l’enquête, en ce qu’elle permet de remettre les œuvres d’art dans leur contexte urbain (qu’il s’agisse des éléments du champ ou du contre-champ). Cette enquête comporte cependant un biais : les visites se sont faites essentiellement les week-ends et jours fériés (hors Art Basel Miami), empêchant de voir les activités initiales du secteur, et le matin – pour éviter la chaleur vite étouffante dans ce milieu urbain minéral favorisant la réverbération, dans une ville au climat tropical. Le faible agrément du quartier pour la marche à pied1  explique aussi le peu de personnes présentes sur les photos – biais accentué par le réflexe du photographe poli qui attend que les autres personnes aient fini leur photo pour prendre la sienne. L’enquête visuelle a été complétée par un travail de recherche documentaire sur les acteurs du secteur mais aussi sur les différentes œuvres vues, afin d’en trouver les auteurs et de démêler, dans la mesure du possible, leur degré d’institutionnalisation.

1. Carte de localisation de Wynwood à Miami, et des photos du portfolio (Delage, 2017).

Wynwood se situe au nord de Miami, à quelques encablures des plages et des hôtels de South Beach, prisés des « Spring Breakers », étudiants qui viennent y faire la fête à outrance entre deux semestres de cours. C’est un ancien quartier industriel : les industries agro-alimentaires des années 1920 (une emblématique boulangerie, une usine Coca Cola) ont cédé la place aux manufactures textiles, elles-mêmes ensuite remplacées par des entrepôts et des magasins de gros spécialisés dans le vêtement, ce qui valut au secteur le surnom de « Garment District ». Wynwood est traditionnellement un quartier d’immigrés d’origine latino-américaine, notamment cubaine et portoricaine, d’où l’appellation de Little San Juan.

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Wynwood, l’art monumental comme nouvelle identité

Le quartier de Wynwood se structure autour d’une avenue principale orientée nord-sud, NW 2nd Avenue (photos 2 et 3), le long de laquelle sont concentrés la plupart des murals (carte des principales œuvres). Les anciens entrepôts laissent la place à des galeries d’art, des boutiques de créateurs et des restaurants. En 2012, on ne trouvait qu’un seul café sur cette avenue, Panther Coffee, mais progressivement, d’autres établissements ont ouvert, avec pour point commun une esthétique industrielle et une ambiance décontractée-chic.

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2. L’artère principale de Wynwood (NW 2nd avenue) (Delage, décembre 2015). Les façades de l’épine dorsale du quartier sont quasiment intégralement recouvertes de murals, pérennes pour certains (celui des artistes brésiliens Os Gemeos à gauche, date de 2011), d’autres changent régulièrement (celui au premier plan date de 2014).

3. L’artère principale de Wynwood (NW 2nd avenue) (Delage, août 2014). La plupart des murals de cette avenue sont l’œuvre de street artists reconnus (Kobra ici), dont on retrouve des œuvres dans les galeries, non pas en libre accès comme sur les murals, mais en vente au prix du marché de l’art. Le mur est donc une « tête de gondole » à ciel ouvert, visible 24 h/24, d’espaces marchands fermés plus confidentiels. Devant l’entrée du restaurant, le voiturier sous le parasol attend des clients.

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Les murs sont vivants et changent d’une année sur l’autre, notamment en décembre de chaque année avant Art Basel Miami : certaines fresques, aussi imposantes soient-elles, disparaissent totalement ou partiellement des murs devenus palimpsestes urbains (photo 4). Les temporalités évènementielles de la ville participent donc d’une périodicité des murals qui incite les visiteurs à revenir régulièrement. L’avantage économique est double : cela permet d’exposer davantage d’artistes, mais aussi d’attirer les mêmes visiteurs plusieurs fois.

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4. Le mur palimpseste (entre NW 23rd et NW 24th Streets, à l’ouest de NW 2nd Ave) (Delage, août 2014, avril et décembre 2015). Parfois, le mural a une fonction performative. « Street art, get it while it’s hot » – le street art est un plat qui se mange chaud (avec un jeu de mots sur la double entente de « hot » en anglais : chaud / sexy) rappelle le caractère parfois éphémère de certaines œuvres. De fait, l’œuvre d’Omen et Five8, peinte en décembre 2013 pour Art Basel Miami de cette année-là, a été recouverte un an plus tard.

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L’ambiance change radicalement en quelques blocs : sur l’avenue parallèle à la 2e avenue, les activités traditionnelles du quartier sont encore présentes : magasins de gros spécialisés dans les vêtements, les chaussures, les cosmétiques capillaires, ou encore les déguisements et produits de fête. Certaines façades peintes font écho à l’activité principale, la plupart en sont déconnectées.

Le quartier connaît donc une double temporalité, complémentaire : de jour et en semaine, une activité marchande banale (photo 5) ; le soir et en fin de semaine, une activité récréative spécifique dans des espaces qui ne se pas encore tout à fait les mêmes (photos 2, 3).

Les règles de stationnement ont évolué au cours des dernières années : alors que l’on pouvait se garer librement en 2012, le stationnement est devenu progressivement payant dans un nombre croissant de rues, selon un gradient dégressif partant de l’artère principale.

5. Un quartier de marchands de gros spécialisés (NW 5th Avenue, parallèle à l’avenue principale) (Delage, décembre 2015) : Leurs rideaux baissés (ici un jour férié) laissent voir de nombreux tags.

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6. Saturation de l’espace mural et lutte des places (5th Ave et 27th Street) (Delage, décembre 2015). Les murals prennent tellement de place que la fonction initiale du bâtiment devient illisible. Ici, la fonction commerciale est visiblement réduite à la portion congrue. L’œuvre d’art monumentale s’étale sur un linéaire de plusieurs mètres, accompagnée de tous les éléments nécessaires à son identification : nom de l’auteur (David Guadarrama), son mécène (M.E. Wraps) en bas à gauche à hauteur de piéton, et identifiant Instagram de l’artiste, bien visible de loin en haut vers la droite. L’art s’empare de l’espace et gomme progressivement toute marque d’activité banale.

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7. He|art this city (entre NW 27th Street et NW 27th Terrace) (Delage, août 2014) : l’art est désormais ce qui fait battre le cœur de la ville, comme le proclame ce mural telle une injonction.

Un renouveau d’initiative privée

« Wynwood Walls », au cœur du quartier, est l’un des fers de lance de la renaissance du secteur (photos 8, 9). Inaugurée en 2009 par le fondateur de Goldman Properties, Tony Goldman (1943-2012), c’est une galerie à ciel ouvert d’œuvres d’artistes réputés, parfois protégées par une corde et accompagnées d’un cartouche. Alors que les murals dans la rue sont soumis aux aléas du renouvellement annuel lié à Art Basel, ceux-là sont institutionnalisés, ceints de grilles fermées la nuit.

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8. Wynwood Walls : une galerie à ciel ouvert mais d’accès limité (NW 2nd Avenue) (Delage, décembre 2012). Le mural en arrière-plan est l’œuvre de l’artiste Shepard Fairey, mondialement connu pour l’affiche « Hope » réalisée pour l’élection présidentielle de Barack Obama en 2008. Shepard Fairey est l’un des premiers artistes invités à Wynwood. Ce mural de 2012 constitue un hommage à Tony Goldman, reconnaissable avec son chapeau de cowboy, disparu peu de temps avant. Wynwood Walls est un complexe fermé, d’accès gratuit entre 10h30 et minuit (20h le dimanche soir) comprenant également un restaurant bar dont on voit ici la terrasse.

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9. Wynwood Walls (Delage, mars 2014). L’épicentre de Wynwood, ce qui est censé représenter la quintessence des « murs de Wynwood » est paradoxalement artificiel : ce ne sont pas des murs de bâtiments donnant sur la rue mais la face interne d’un mur d’enceinte privé, qui laisse voir au gré des hauteurs de bâtiments les murs de la rue en arrière-plan.

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Ce qui est aujourd’hui le terrain d’expression d’artistes du monde entier essentiellement sous la forme de fresques monumentales était à l’origine celui d’artistes locaux sous la forme de tags et de graffitis. Comme de nombreux quartiers industriels désaffectés, Wynwood était devenu un paradis des graffeurs, dont la RC Cola Plant (photo 10) était aussi bien un haut lieu de l’art illégal local, que le symbole même du « problème graffiti » du sud de la Floride2 . L’arrivée des investisseurs et curateurs allochtones – capitalisant les retombées d’une initiative locale récente, Primary Flight3  – institutionnalise une pratique de fait, informelle, et la transforme en une source de valeur économique, que ce soit par la valorisation du foncier, la valorisation commerciale ou encore les produits dérivés du quartier « Wynwood », devenu une véritable image de marque (photo 11).

10. RC Cola Plant (block entre NW 24th et 23rd Streets, le long de 6th Ave) (Delage, décembre 2015). La RC Cola Plant, usine de soda abandonnée en 1993, a rapidement été réinvestie par des street artists locaux réputés dans les milieux informels (Crook and Crome notamment), avant de devenir le cœur de « Primary Flight » puis un point d’intérêt majeur à la saison d’Art Basel Miami. C’est aujourd’hui un immense espace dédié à l’évènementiel détenu par le groupe Mana, qui se définit comme une « organisation d’art contemporain ». Créée en 2011 dans le New Jersey, cette entreprise dédiée à l’art organise des expositions et se spécialise dans les installations monumentales. Les graffitis sont gérés par le Bushwick collective (créé en 2012), du nom d’un quartier de New York City où vivent et travaillent de nombreux street artists. De fait, les artistes présents en 2015 sur ces murs sont pour partie issus de la côte Est, comme le Tats Cru ici au premier plan, collectif originaire du Bronx autoproclamé « the mural king » et agrémentant ses tags de la mention « A New York Classic ».

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11. The Wynwood Building (NW 27th et NW 3rd Avenue) (Delage, décembre 2015). Ce bâtiment qui occupe un block entier, est développé par le groupe Goldman Properties, et propose des surfaces commerciales. Si les murals sont au cœur de la nouvelle identité de Wynwood, les rayures noires et blanches du Wynwood Building sont devenues comme une signature graphique du quartier. Les publicitaires se sont d’ailleurs emparés de cet espace comme toile de fond à la mise en valeur de produits de luxe. Par exemple, dans le clip publicitaire de la marque de maroquinerie française Longchamp (collection automne 2015), le mannequin parcourt essentiellement NW 3rd Avenue et les sacs à main aux formes géométriques font écho au graphisme des murals et du Wynwood Building. A ce titre, au-delà d’une simple image de marque, il semble que le quartier développe une certaine « griffe spatiale », valorisée par des activités prestigieuses qui en font un espace-vitrine, à l’instar de ce qui a été observé dans les quartiers de la haute bourgeoisie française (Pinçon, Pinçon-Charlot, 1992).

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Si les murals de Wynwood sont apparus dès le milieu des années 2000, ils deviennent une destination touristique de plus en plus prisée au cours des années 2010, aussi bien par des jeunes urbains amateurs de street art que des familles avec enfants. Signe du succès grandissant du quartier, ses rues sont désormais sillonnées par un « Big Bus », bus à impériale au toit ouvert permettant aux touristes de voir les murals sans effort depuis la chaussée (ce que la monumentalité des œuvres facilite encore). Les piétons (ou les cyclistes utilisant des vélos en libre-service) aiment à se faire prendre en photo devant le mural (photo 12), photo qui se retrouvera sans doute comme image de profil sur les réseaux sociaux. Cette présence numérique gratuite contribue en fait à la promotion du quartier, mais aussi de la ville entière, qui bénéficie ainsi d’une image de marque renouvelée, plus branchée.

12. Culture 4 Sale (NW 6th Avenue et 23rd Street) (Delage, décembre 2015) : se faire prendre en photo devant les murals – ici l’emblématique Everlasting Bass de Trek 6 et Chor Boogie, qui ont restauré l’œuvre initiale Boombox de l’Argentin Sonni (2010).

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La valorisation symbolique du quartier par les créateurs de tendance que sont les artistes, amplifiée par la présence des curateurs et relayée sur les réseaux sociaux, permet une valorisation économique, foncière en l’occurrence, du quartier, matérialisée par l’arrivée des investisseurs immobiliers. Le changement récent du règlement d’affectation des sols facilite cette mutation vers des fonctions commerciales et résidentielles (photo 13). En conséquence, des promoteurs proposent désormais des immeubles d’habitation de standing (photo 14).

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13. D’un mur l’autre (NW 2nd Avenue) (Delage, mars 2014) : non seulement les nouveaux projets dépècent littéralement les murals préexistants, mais en plus les visuels de promotion n’y font pas référence, au profit d’images standards de quartiers commerçants.

14. 250, Wynwood (NW 24th st) (Delage, avril et décembre 2015) : un nouvel immeuble composé de condominiums de luxe avec vue sur les murs. L’architecte est un ancien des prestigieux ateliers Foster, de renommée internationale. Les murals sont explicitement convoqués comme argument de vente sur le site du promoteur. Les sous-faces des balcons aux motifs colorés et/ou graphiques font écho aux murals et à l’ambition artistique du quartier : c’est à l’évidence une clientèle aisée, amatrice d’art, et même de street art, qui est visée. C’est donc un marché de niche qui est ici développé.

Ainsi, à l’exception des Wynwood Walls, forme aboutie d’institutionnalisation de l’art de rue et d’appropriation spatiale, ces diverses formes artistiques sur les murs de Wynwood sont précaires et temporaires, voire transitoires quand il s’agit de favoriser d’autres formes de valorisation de l’espace par le biais de l’immobilier (valorisation foncière) ou d’activités commerciales (magasins et restauration).

Mais des disparités socio-spatiales exacerbées

Tout Wynwood ne connaît pas un mouvement uniforme de régénération : vers la bordure sud-est de l’avenue principale se trouvent la voie ferrée, des installations industrielles et des carrosseries toujours en activité. Il y a moins de murals, moins de galeries, les artistes semblent moins réputés ; le stationnement y est gratuit. Sans parler de coupure nette ou d’effet frontière, il y a néanmoins une discontinuité dans l’occupation de l’espace par l’art et une mutation moins nette des activités : cette avancée des rues colonisées par des murals d’artistes prestigieux constitue une sorte de « front de muralisation »4  qui gagne vers les marges du secteur (photo 15).

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15. Le « front de muralisation » (22nd Street / NW 1st Place) (Delage, mars 2014) : Une cimenterie encore en activité, dont le mur de clôture est tagué d’artistes certainement moins réputés que dans l’avenue principale (par exemple, ils ne sont pas répertoriés dans les guides artistiques de Wynwood).

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16. Au pied du mur (Perimeter Road / NW 1st Avenue) (Delage, 22.03.2014). Ce « front de muralisation » avance sur les espaces traditionnellement occupés par les services dédiés aux populations marginales : de l’autre côté de l’avenue principale, moins fréquenté par les touristes, des hommes sont allongés par terre ou bougent un matelas. Cela s’explique certainement par la proximité d’un centre d’aide aux SDF dans la rue qui part à gauche, l’Armée du Salut dans celle à droite et une friperie dans le block adjacent.

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Cette nouvelle centralité artistique coexiste encore avec des marques tangibles de marginalité sociale (photo 16). Mais la rapidité de ces changements et ces nouveaux usages induisent aujourd’hui une pression croissante sur l’immobilier dans Wynwood, et ses habitants. Ainsi, de l’autre côté de l’avenue principale, un quartier résidentiel abritant des populations hispaniques modestes fait aujourd’hui l’objet de toutes les convoitises (photo 17).

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17. Maison à vendre (NW 1st Avenue, NW 26th Street) (Delage, avril 2015). Entre 2014 et 2015, les panneaux de maisons à vendre se sont multipliés à proximité immédiate de l’artère principale5 . L’éviction des populations résidentes de leurs modestes maisons est violente à la fois par la rapidité de la mutation et la proximité immédiate des bâtiments réhabilités pour abriter galeries et commerces dédiés aux touristes. Cependant, les propriétaires occupants peuvent également tirer une plus-value de la vente de leur maison.

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Et des murs porteurs de contestation

Cette mutation rapide du quartier ne va pas sans susciter des contestations lisibles sur les murs eux-mêmes, que ce soit en apposition sur les murals (photo 18), ou par le sujet des murals eux-mêmes (photo 19).

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18. Respect the locals (RC Cola Plant) (Delage, mars 2014). Dans cette injonction que l’on trouve fréquemment sur les plages de surf protégées par les autochtones, les « locals » ici en question peuvent aussi bien être les artistes locaux, évincés des murs de la RC Cola Plant, que les habitants du quartier.

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19. La Muerte del Barrio (NE 24st Street) (A. Delage, avril 2015) : « La mort du quartier », une critique de la gentrification / « artification » de Wynwood, quartier historiquement latino. Ce mural se situe à l’écart du cœur névralgique de Wynwood, dans une impasse près de la voie ferrée – moins visible, sa durée de vie sera peut-être plus longue. L’artiste européen MTO (signature sur l’appareil photo), connu pour cultiver le secret sur sa personne, critique ici ouvertement les nouveaux visiteurs du quartier, ainsi que Shepard Fairey, street artist fort médiatique qui a contribué à l’essor de Wynwood Walls (voir photo 8). D’une part, le personnage principal reprend tous les éléments représentatifs du « hipster », que ce soient ses codes vestimentaires ou ses habitudes sociologiques supposées (goût du café à emporter, des appareils photo reflex « vintage »). Graphiquement, la référence à Shepard Fairey est évidente non seulement dans le logo détourné de Starbucks, mais aussi sur le mug qu’il tient à la main : la Vénus représentant traditionnellement la firme de café est remplacée par André the Giant, l’image stylisée du catcheur qui a fait la célébrité de Shepard Fairey avec le slogan « Obey Giant », décliné en de nombreux produits dérivés.

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Alors que tags et graffitis sont généralement vus comme un marqueur du déclin d’un quartier, un signe de dévalorisation symbolique et économique des lieux, ils sont transformés à Wynwood en levier de développement urbain. L’investissement privé, en se réappropriant ce déjà-là, institutionnalise un art de rue spécifique – celui du mural – à divers degrés, allant jusqu’à la clôture de certaines œuvres. Pour autant, cela n’exclut pas le maintien de tags et graffitis non institutionnels, dans des espaces plus ou moins distincts. Les murs, et l’art dont ils sont porteurs, sont ainsi instrumentalisés à des fins de valorisation économique – instrumentalisation d’autant plus fructueuse qu’elle s’appuie sur un renouvellement périodique des œuvres. C’est un cercle vertueux qui semble s’être installé en quelques années puisque la hausse de fréquentation et le développement commercial sont manifestes. Les murals sont donc l’expression d’une revitalisation par l’art d’un quartier dégradé. Cette revitalisation est cependant en bonne partie le fait d’acteurs exogènes confortés dans leur action par l’acteur public local. La captation de la valeur produite semble se faire au profit d’un groupe restreint : ni les artistes, ni les capitaux ne sont floridiens (ni les visiteurs probablement).

Les murals de Wynwood ont donc créé une nouvelle centralité artistique à Miami. Non seulement cela permet une diversification des atouts de la ville balnéaire dans la compétition métropolitaine. Mais cela participe également à la montée en gamme (Rousseau, 2014)6  de Miami, où un Design district jouxte Wynwood, et abrite des boutiques de luxe (Louis Vuitton, Hermès, etc.) qui semblent un terminus tout indiqué aux visiteurs de Wynwood les plus fortunés.

Cependant, comme dans les autres endroits connaissant des mécanismes de gentrification, cette revitalisation par l’art d’un quartier se fait au détriment des populations locales. Le fossé entre les autochtones et les nouveaux usages est devenu patent quand les écoles de Wynwood ont vu leurs dotations pour enseigner l’art suspendues. Le « RAW Project » (Re-Imagining the Arts in Wynwood) a alors été mis en place pour y remédier en demandant à des street artists étant intervenus dans le quartier de peindre les murs de l’école. Dans quelle mesure n’est-ce pas un projet cosmétique destiné à faire oublier les inégalités sociales croissantes dans le quartier ?

AURÉLIE DELAGE

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Aurélie Delage est maître de conférences en aménagement et urbanisme à l’Université de Perpignan Via Domitia, chercheuse à l’UMR 5281 Art-Dev. Ses travaux portent principalement sur la compréhension des mécanismes de création de valeur dans les espaces urbains occidentaux, en particulier en contexte de renouvellement urbain près d’une infrastructure de transport (quartiers de gare, autoroute urbaine) et dans des territoires en déclin. Les interactions entre acteurs publics et acteurs de l’immobilier retiennent particulièrement son attention.

aurelie.delage AT univ-perp DOT fr

Couverture : « Art is all you need » (Delage, 2012)

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Bibliographie

Ambrosino C., Lauren A., 2008, « Friches en ville : du temps de veille aux politiques de l’espace », Espaces et sociétés 2008/3 (n° 134), 37-51.

Clerval, A., 2013, Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale, La Découverte, Paris, 256 p.

Cole D., 1987, « Artists and Urban Redevelopment », Geographical Review, Vol. 77, No. 4 (Oct., 1987), 391-407.

Genin C., 2016, Le street art au tournant. De la révolte aux enchères, Les Impressions Nouvelles, Paris, 272 p.

Gravari-Barbas, M., Violier, P. (dir.) 2003. Lieux de culture, culture des lieux. Production(s) culturelle(s) locale(s) et émergence de lieux : dynamiques, acteurs, enjeux. Rennes, PUR, 306 p.

Grésillon B., 2014, Géographie de l’art. Ville et création artistique, Editions Economica, Paris, 256 p.

Liefooghe C., 2013, « Éditorial : Place et rôle des artistes dans la dynamique des quartiers culturels et créatifs », Territoire en mouvement Revue de géographie et aménagement 17-18 | 2013, en ligne.

Pinçon M., Pinçon-Charlot M. (1992), Quartiers bourgeois, quartiers d’affaires, Payot, Paris, 329 p.

Rousseau M. (2014), « Redéveloppement urbain et (in)justice sociale : les stratégies néolibérales de « montée en gamme » dans les villes en déclin », justice spatiale | spatial justice, n° 6 juin 2014, en ligne.

Vivant E. et Charmes E., 2008, « La gentrification et ses pionniers : le rôle des artistes off en question », Métropoles 3 | 2008, en ligne.

  1. L’amélioration de l’agrément de la marche dans le quartier est d’ailleurs un des objectifs affichés du BID de Wynwood). []
  2. Voir cet article de presse relatant l’arrestation spectaculaire de Crook peu de temps après que le duo qu’il formait avec Crome ait commis un immense tag sur le mur de la RC Cola Plant, hautement visible depuis l’autoroute I-95. []
  3. Primary Flight est un collectif local qui avait dès 2007 créé, sous la houlette de Books IIII, un évènement en parallèle de Art Basel Miami : 35 artistes étaient invités à « exposer » à ciel ouvert sur les murs de la RC Cola Plant, dans le but d’étoffer leur réseau professionnel. L’initiative, initialement en marge – voire en contestation – d’Art Basel Miami créé cinq ans plus tôt, a été reconduite les années suivantes avec un succès croissant. []
  4. Nous forgeons cette expression par référence au « front de gentrification » (Clerval, 2013) qui désigne, à l’instar des fronts pionniers, l’avancement progressif des rues gentrifiées dans un quartier. []
  5. Sur le site officiel du comté de Miami-Dade, le cadastre de la ville de Miami est en accès libre, mentionnant les principales caractéristiques d’une parcelle, ainsi que le nom de son propriétaire. Malheureusement, la date d’achat n’est pas indiquée et ne permet pas d’apprécier la rapidité de la mutation immobilière du quartier, voire les phénomènes de spéculation ou d’éviction. Une enquête de terrain plus approfondie, interrogeant les habitants de ces rues, serait nécessaire. []
  6. Max Rousseau (2014) propose cette expression issue du marketing pour qualifier les nouvelles politiques urbaines, et la définit comme « une stratégie urbaine visant à créer en centre-ville un environnement plaisant pour la classe moyenne, tant dans les domaines de l’habitat que de l’emploi et des loisirs (culture, consommation) ; une stratégie dont la gentrification constitue certes un élément important, mais qui vise plus généralement à vendre l’ensemble des usages des quartiers centraux à ce groupe social, et, pour ce faire, à en modifier préalablement l’image. » []

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