Lu / Tel-Aviv. Le quartier de Florentine, un ailleurs dans la ville, de Caroline Rozenholc

Fabien Jeannier

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En sept chapitres, cet ouvrage, issu d’une thèse, propose une analyse urbanistique et socio-spatiale du quartier de Florentine à Tel-Aviv en Israël, et se donne pour ambitieux objectif de « démêler les effets locaux de la mondialisation dans la réalité israélo-palestinienne complexe » (p. 22), grâce à un travail de recherche qui explore un « quartier au statut socio-économique dévalorisé, [qui] est l’envers de la ville où la mondialisation laisse son empreinte en creux » (p. 23) et où l’instabilité politique due à la situation nationale et internationale vient parfois perturber la mise en œuvre des plans de transformation du quartier. Il s’agit donc pour l’auteure d’articuler son analyse à diverses échelles : locale, nationale et internationale.

L’introduction de l’ouvrage est riche et claire. Elle commence par brosser un rapide portrait de Tel-Aviv, ville très récente (construite en 1909), de taille moyenne (450 000 habitants) et capitale économique d’Israël. Comme bien d’autres villes, Tel-Aviv est devenue une ville mondialisée, terrain de jeu des starchitectes et des acheteurs étrangers fortunés, qui concentre les forces vives du pays tout en jouissant d’une relative indépendance dans le système économique et politique d’Israël. Le prix de l’immobilier a fortement augmenté, et la ville s’est considérablement densifiée et verticalisée. L’auteure insiste sur deux dynamiques propres à Tel-Aviv : la transformation progressive de son image et de son statut en Israël ainsi que la reconnaissance de son architecture Bauhaus et de son urbanisme moderne comme patrimoine mondial de l’humanité, reconnaissance qui date seulement du milieu des années 1980. Cette particularité lui vaut le surnom de « ville blanche », « synthèse exceptionnelle de l’urbanisme et de l’architecture moderne du XXe siècle » (p. 16). Caroline Rozenholc prévient toutefois son lecteur : malgré cet atout architectural et urbanistique absolument unique, Tel-Aviv n’est pas une bulle d’insouciance et de prospérité, une ville déterritorialisée dans la réalité tourmentée du conflit israélo-palestinien. Cette mise en contexte urbanistique amène l’auteure à expliquer que l’ouvrage propose en fait de relire l’histoire de la ville à partir des lieux périphériques, loin de l’image de la « ville blanche », pour mieux « renouveler la compréhension de l’ensemble du tissu urbain et de la manière dont il s’est fabriqué et, par endroits, défait » (p. 17).

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L’ouvrage se concentre donc sur Florentine, quartier périphérique, un temps écarté du récit de la ville et de sa patrimonialisation, avant de redevenir depuis peu un quartier désirable (p. 18). Quartier au centre des recompositions sociales et spatiales de la ville, Florentine représente la « ville noire » (par opposition à la « ville blanche » ), et constitue « l’un des quartiers de Tel-Aviv les plus hétérogènes en termes de fonctions urbaines et de population [où l]a superposition des espaces résidentiels et des petites industries, l’architecture, mais aussi la densité et la dégradation du bâti, l’absence d’espaces verts, la présence de nombreux commerces bon marché et de vente en gros, ainsi que la pauvreté de la population, y tranchent radicalement avec le reste de la ville » (p. 17). Pour l’auteure, Florentine est également un lieu mondialisé où il est possible de saisir des dynamiques plus larges, notamment dans le domaine des migrations. En effet, Florentine est présenté par Caroline Rozenholc comme un lieu où se mélangent individus et modes de vie : c’est un « kaléidoscope d’expériences et d’événements simultanés dont les différentes strates correspondent à des groupes socio-culturels distincts » (p. 20). Lieu historique d’immigration, Florentine est « un espace de coexistence entre populations juives et arabes, d’accueil et de travail de vagues de migrants juifs successives et, plus récemment, de travailleurs immigrés où les évolutions de incessantes de la société israélienne semblent plus perceptibles, plus vives qu’ailleurs » (p. 23).

La première partie de l’ouvrage est consacrée, en deux chapitres, à la géohistoire du quartier. On retiendra que Tel-Aviv est, à l’origine, un quartier juif de la municipalité arabe de Jaffa. Florentine a joué un rôle décisif dans le développement de Tel-Aviv, avant d’en devenir un quartier de relégation. Quartier juif frontière, construit à partir de 1905 avec le soutien d’institutions sionistes, Florentine devient ensuite un quartier-ville à l’urbanisme moderne et européen, planifié par l’urbaniste écossais Patrick Geddes selon les règles de l’esthétique et de l’hygiène modernes. À partir du début des années 1930, le nazisme et le projet sioniste, qui génère une immigration massive, donnent un coup d’accélérateur au développement de Florentine. C’est à cette période qu’y est construit le plus grand ensemble de bâtiments Bauhaus du monde, sur la trame du plan urbain établi par Patrick Geddes.

Cette première partie met l’accent sur la position interstitielle de Florentine, construit entre les villes juive et arabe de Tel Aviv et Jaffa. Il en résulte que c’est un quartier d’immigration, populaire, à la fois commerçant et industriel, à la fois « front et frontière » (p. 59). Quartier peu aménagé car il n’est pas considéré comme un quartier d’habitation, il devient un quartier de relégation, enclavé, qui, paradoxalement, se dégrade déjà très rapidement dès la fin des années 1930. Des améliorations apparaissent dans les années 1960 mais ce n’est que dans les années 1990 que la municipalité de Tel-Aviv entreprend de « remettre Florentine sur la carte » (p. 67) et diffuse l’idée que le quartier est « un lieu coloré, animé et doté d’une atmosphère particulière ». Il s’agit de faire de Florentine un lieu où l’on peut envisager de vivre. Il faut dire qu’il y avait du travail, puisque la population du quartier était passée de 7 123 habitants en 1972 à 3 150 habitants en 1990. Depuis, la tendance s’est inversée, la population de Florentine ayant doublé ces 15 dernières années. Florentine est désormais un quartier où les projets d’aménagement privés et municipaux sont en plein essor car le potentiel immobilier y reste très important. Ces projets font monter les prix et ne correspondent pas forcément à l’identité résidentielle et commerçante du quartier. Son intégration dans la ville pose toujours problème car Florentine reste un quartier d’entre-deux, en transition au sein d’une ville cosmopolite : « La position interstitielle de ce lieu dans la ville ne change pas avec la succession de populations différentes : Florentine demeure un espace résiduel » (p. 91). Cela n’empêche toutefois pas les processus de réhabilitation et de démultiplication des habitations de conférer au quartier une nouvelle centralité.

La géohistoire du quartier proposée par Caroline Rozenholc met en avant l’importance de l’immigration dans le façonnage de l’identité de Florentine et annonce les deux parties suivantes. À travers l’exemple de Florentine, l’auteure veut explorer la manière dont emplacement, identité et communauté sont refaçonnés ensemble dans nos environnements : « À Florentine, la densité et la qualité du tissu urbain, la manière dont il est approprié et vécu donnent au lieu une singularité que perpétue chaque vague de peuplement. Le paradoxe qu’incarne Florentine est alors celui d’un quartier porteur d’un sens du lieu réactivé génération après génération, alors même que ceux qui en sont porteurs voient leurs repères sociaux se dissoudre et le lieu s’étioler » (p. 90). Le quartier se prête parfaitement à la réflexion sur l’identité du lieu et l’identification au lieu : « Choisi comme lieu d’études pour la diversité de sa population, puis retenu pour le visage différent qu’il présentait de Tel-Aviv, Florentine est apparu comme lieu d’identification fort qui offre à certains la possibilité, c’est-à-dire l’espace et le temps, de redéfinir leur identité. Souvent décrit dans les entretiens comme un lieu de réalisation de soi, de tolérance et de liberté, comme un lieu intermédiaire et rude aussi, Florentine est un lieu où l’intégration ne nécessite pas la durée. Il montre une sorte de retour au lieu, une volonté de s’inscrire et de s’approprier un espace. Réminiscence, à certains égards, de la société israélienne solidaire et pionnière « d’avant », Florentine permet d’en lire les transformations actuelles et de constater la nostalgie qui les accompagne » (p. 91).

La deuxième partie de l’ouvrage s’attache alors à démontrer que Florentine est un « espace intermédiaire, entre-deux et évolutif [qui] offre par toutes sortes d’ajustements spatiaux, sociaux et relationnels, un espace transitionnel » (p.128). L’auteure étudie en détail les modalités de la transformation de Florentine, lieu d’immigration, d’innovation dans les modalités de prises de positions sociales et politiques et de gentrification, avec ses spécificités israéliennes. Il apparaît que Florentine est « un espace d’expression d’urbanités alternatives » et « un lieu périphérique depuis lequel la mondialisation opère » (p.128). En raison de son très fort pourcentage de population immigrée (50 % dans les années 2000), Florentine est également un lieu important pour étudier « la distance, voire la disjonction et ses effets, entre un discours national et des politiques gouvernementales et des décisions et des pratiques municipales » (p.141) et réfléchir aux questions de citoyenneté en Israël. Après de longues années de dépeuplement, Florentine est aujourd’hui réinvesti par le social et le politique (p.155) ainsi que par une population beaucoup mieux intégrée que les travailleurs immigrés, à défaut d’être beaucoup plus aisée : signe tangible de la mondialisation du lieu, la gentrification est un processus à l’œuvre à Florentine, avec des causes et des caractéristiques locales, alimenté par une population (jeune) en quête d’alternatives socio-urbaines et de loyers abordables.

Pour terminer la démonstration, la dernière partie de l’ouvrage explore le sens du lieu à travers les notions d’atmosphère et d’ambiance, au prisme des transformations des gentrifieurs, en se réclamant d’une approche sensible du lieu. Pour être plus précis, cette partie explore les notions d’authenticité, d’exotisme et de nostalgie ainsi que leurs interactions. Pour cela, l’auteure mobilise de nombreux entretiens, faisant ainsi évoluer son enquête géographique vers une enquête d’anthropologie urbaine ou « approche phénoménologique » (p.221) d’une géographie sensible qui s’intéresse à la complexité et l’ambiguïté de la production et du sens du lieu mondialisé (p.221). Cette dernière partie montre donc l’intérêt de l’auteure d’une analyse par le sensible et l’expérience individuelle : « Traitant d’ambiance urbaine, on traite de la réalité sensible et du sens du lieu dans ses modalités contemporaines » (p.184). Au fond, l’auteure veut (re)mettre l’expérience des habitants au centre de son analyse géographique. Florentine apparaît alors comme un lieu d’expérience ouvert et comme creuset de nouvelles formulations identitaires et d’identification au lieu. Il interroge ainsi la « méditerranéité » de Tel-Aviv. Là encore, c’est le caractère interstitiel de Florentine qui est essentiel.

L’ambitieux objectif de départ d’articuler une analyse géographique à plusieurs échelles avec les outils d’une géographie sensible et du sensible est accompli, et c’est bien là un des mérites de cet ouvrage. Ce travail de recherche, ancré dans une très fine connaissance du quartier de Florentine et de la ville de Tel-Aviv, et étayé par de très nombreux entretiens, mérite donc une lecture attentive et contribue utilement aux questionnements sur l’identité des lieux et l’identification aux lieux. La démonstration est servie par une écriture alerte, précise et efficace qui rend cet ouvrage très agréable à lire et accessible à un lectorat assez large. Il faut enfin remarquer qu’il s’agit également d’un ouvrage de très belle facture. Deux cartes imprimées sur les rabats de couvertures accompagnent les 32 illustrations qui émaillent le texte, dont plus d’une vingtaine de dessins de Patrick Céleste qui incarnent l’ensemble et illustrent parfaitement le propos du livre ainsi que des photos prises par l’auteur. La réalisation de l’ensemble est très soignée. Le résultat témoigne du remarquable travail artisanal de la petite maison d’édition Créaphis éditions, que nous avions déjà pu constater à la lecture de l’ouvrage d’Emmanuel Bellanger, Ivry – Banlieue Rouge, publié en 2017, et dont nous conseillons également la lecture.

FABIEN JEANNIER

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Fabien Jeannier est professeur d’anglais au lycée Aristide Briand de Gap, docteur en civilisation britannique de l’université de Lyon et chercheur associé au laboratoire Identité Culturelle, Textes et Théâtralité (ICTT) EA 4277 de l’Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse. Ses travaux de recherche portent sur l’Écosse contemporaine et les politiques de régénération urbaine à Glasgow.

Références de l’ouvrage : Rozenholc Caroline, 2018, Tel-Aviv. Le quartier de Florentine­, un ailleurs dans la ville. Créaphis éditions, 239 p.

Caroline Rozenholc est géographe. Elle enseigne à l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Paris-Val de Seine depuis 2013.

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Couverture : Down Town Florentine in Tel Aviv, Marina Shemesh, en ligne.

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Pour citer cet article : Jeannier F., 2019, « Lu / Tel-Aviv. Le quartier de Florentine, un ailleurs dans la ville, de Caroline Rozenholc », Urbanités, en ligne.

 

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