Appel #6 / La ville et les tuyaux

Novembre 2015

« Une gigantesque toile d’araignée. Trop de fils ! ». C’est dans ce mélange de fascination empreint d’angoisse qu’Albert Robida décrivait en 1890, dans La Vie électrique, le Paris futur des années 1950. On y craignait l’abondance de fils et de tuyaux qui obstrueraient le paysage et dénatureraient la ville. Le fil, le tuyau, la canalisation faisaient office à la fois d’objet quasi-magique par sa modernité et de furieux repoussoir. Le numéro #6 de la revue Urbanités souhaiterait réinterroger ces rapports souvent complexes entre la ville et ce qui constitue la matrice de son fonctionnement, les tuyaux en tout genre. Les tuyaux ont longtemps été considérés comme des facteurs d’intégration urbaine : les réseaux techniques ont ainsi souvent contribué à réduire les distances, à accélérer certaines communications ou à améliorer le confort des différents usagers à l’échelle d’un quartier, d’une ville ou de territoires plus larges encore. Pourtant, depuis quelques années, certaines entreprises comme Bouygues, via son projet ABC, se lancent dans un nouveau défi, celui de programmes urbains où les réseaux ne traverseraient plus la ville, mais seraient tous intégrés à l’échelle de l’immeuble, ou de l’îlot, reposant de façon nouvelle la question de la place des tuyaux en ville et des types d’urbanités que cela pourrait créer.

L’idée générale de ce numéro est donc de déplier différemment les liens entre ville et tuyaux, pour en faire ressortir les modèles d’urbanités, les frictions et conflits qu’ils génèrent tout autant que les imaginaires qu’ils engendrent.

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Pour une nouvelle métaphysique urbaine des tubes

Nous cherchons à écrire un nouveau volet de l’histoire des réseaux, qui, pour parodier un titre célèbre, pourrait prendre les formes d’une nouvelle métaphysique urbaine des tubes.

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Le visible et l’invisible : le tuyau mis en scène

Comprendre la place faite aux tuyaux en ville, c’est revenir sur une dialectique qui leur est familière, celle du visible et de l’invisible. Les tuyaux sont à la fois cette boîte noire technique qu’on préfère ignorer et ne pas voir et un objet d’attraction. Lors des dernières journées du patrimoine, les sites d’Eau de Paris – dont le réservoir de Montsouris ou la maison du Fontainier au Roi, d’où partaient les canalisations alimentant la ville de Paris – n’ont pas désempli et ont dû refuser de nombreux visiteurs. Les tuyaux fascinent, et font ainsi l’objet d’une mise en scène : on peut penser aux immenses canalisations qui jalonnent les rues berlinoises (photographie) ou au musée Beaubourg tous tuyaux dehors. Elles participent à un récit urbain, et font l’objet d’un certain folklore : elles incarnent une forme d’appropriation de l’espace, de territorialisation inédite et trop rarement explorée. Elles reposent également à leur manière des débats sur la nature en ville : les tuyaux incarnent une artificialisation avancée de l’espace urbain, limitant les possibilités de développement d’espaces urbains dits naturels. Nous serions intéressés par des articles évoquant ce mélange entre le voilé et le dévoilé des tuyaux, pour en comprendre les logiques urbaines, architecturales ou techniques.

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Berlin et les tuyaux (D. Florentin)

Berlin et les tuyaux (D. Florentin)

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Le tuyau et le progrès, est-ce encore d’actualité ?

Les entrelacs de tuyaux qui permettent à la ville de fonctionner sont une particularité de la ville industrielle. Ils ont été associés à de grands mouvements hygiénistes, permettant la mise en place progressive du confort moderne. L’arrivée du tuyau, qu’il s’agisse de l’assainissement via le tout-à-l’égout ou de l’eau et de l’électricité dans certains contextes, a été vu comme un marqueur de l’entrée dans la modernité urbaine. Des valeurs positives y étaient associées, faisant du tuyau un agent de solidarité entre usagers, et donc entre territoires. Au cours des vingt dernières années, certains travaux, inspirés par l’ouvrage de 2001 Splintering Urbanism de Stephen Graham et Simon Marvin, ont remis en cause cette capacité intégratrice des réseaux techniques urbains, en montrant que les tuyaux pouvaient également être des facteurs d’inégalités sociales et spatiales, renforçant des urbanismes à plusieurs vitesses. Nous attendons des contributions qui permettraient de réinterroger cet imaginaire du tuyau et du réseau et ses vertus redistributives.

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Le tuyau et le pouvoir : un urbain mis aux normes par les tuyaux ?

La forte matérialité des canalisations les rend plus difficiles à transformer, et leur confère un pouvoir prescripteur en termes de développement urbain. Les tuyaux forment et informent la ville d’une manière particulière. Ils contribuent à une possible mise en ordre et normalisation de l’espace, qui sont autant de manifestations de formes de pouvoir. Les contributions pourront ainsi analyser la question des acteurs des tuyaux, des influences qu’ils peuvent avoir sur l’organisation urbaine et sur les urbanités qu’ils peuvent produire. L’idée de pouvoir rappelle également que la « cité câblée » est aussi une cité conflictuelle : le passage d’un système régi par des porteurs d’eau à un système de canalisations peut ainsi générer de violents conflits et frictions entre systèmes formels et informels, qui pourront être analysés dans les articles proposés.

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La ville de demain, une ville sans tuyaux ?

Réinterroger la place des tuyaux et des réseaux dans la ville, c’est aussi imaginer l’influence de certaines évolutions technologiques et de certaines options techniques sur le devenir et des tuyaux et de la ville.

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Le solidaire vs. l’autonome : size does matter !

À la critique de réseaux qui ne seraient plus aussi intégrateurs s’est ajoutée une critique environnementale des réseaux : la forme réticulaire ne serait plus la plus appropriée pour approvisionner les villes en services essentiels. Des projets urbains se développent ainsi autour de cette idée de déconnexion, de micro-réseaux, de réseaux décentralisés ou de réseaux autonomes. Certains sont allés jusqu’à imaginer le devenir d’une « ville sans réseaux » (Petitet, 2011). On pourra interroger les implications urbaines et sociales que ce type de projet peut avoir, tout comme seront appréciées des propositions revenant sur l’imaginaire de la déconnexion et les projets d’autonomie énergétique, qu’ils soient récents ou plus anciens (Lopez, 2014). Peut-on d’ailleurs imaginer aller un pas plus loin et envisager une ville sans tuyaux, dans une expérience proche de celle que proposait Thoreau dans son séjour à Walden, qui a inspiré de nombreuses communautés autonomes ?

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L’hyperconnecté et les synergies entre tuyaux

À l’opposé de cette idée d’une ville sans tuyaux, on voit se développer de nouveaux objets technologiques, marqués du label smart, censés transformer la ville, son organisation, ses usages et ses représentations. Le développement de nouvelles technologies va plutôt dans le sens d’une multiplication des connexions, et d’un besoin renouvelé de tuyaux, dont témoignent les grands câbles sous-marins de l’Internet mondial. À une autre échelle, les différents opérateurs cherchent à multiplier les synergies entre réseaux, entre tuyaux, pour les valoriser autant que possible et de nouveaux acteurs apparaissent dans ce champ, en quête de synergie, comme dans les data centers. Nous attendons des contributions qui évoqueront ces enjeux de synergies entre tuyaux, et les obstacles qui s’opposent éventuellement à leur développement plus large.

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Maintenir, réparer, recycler : les enjeux urbains de l’entretien des tuyaux

Face à ce possible redéploiement des tuyaux se pose un enjeu de taille, celui de leur maintenance. La démultiplication des tuyaux implique un accroissement des risques, de la simple fuite à la rupture ou à l’explosion, qui participent d’une vulnérabilité accrue de l’ensemble des services urbains. Les énormes coupures d’électricité touchant le Nord Est américain et canadien en 2005 en sont un flagrant témoignage. Les métiers de l’entretien des réseaux ont donc une importance tout à fait cruciale pour le maintien d’un système en bon état, et derrière, d’un confort moderne pérennisé. Nous accueillerons donc avec intérêt des contributions entrant dans la question des tuyaux par les métiers, et en particulier des métiers de la réparation et de la maintenance des tuyaux, pour en mieux saisir les évolutions et les transformations récentes.

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Bibliographie indicative

Graham, S. et S. Marvin, 2001, Splintering Urbanism. Networked Infrastructures, Technological Mobilities and the Urban Condition, Routledge, 512 p.

Lopez, F., 2014, Le rêve d’une déconnexion. Editions de la Villette. 320 p.

Moles, A., 1987, « La cité câblée : une nouvelle qualité de vie ? » Les Annales de la recherche urbaine, n°34.

Petitet, S., 2011, « Eau, assainissement, énergie, déchets : vers une ville sans réseaux ? », Métropolitiques.

Robida, A., 1890. La Vie électrique : le vingtième siècle. La librairie illustrée, Paris, 234 p.

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Modalités de soumission

La proposition comprendra un résumé d’une page maximum (notes comprises, Times New Roman 12, interligne normal). Elle devra énoncer une problématique de recherche claire, ainsi que les axes que l’article abordera s’il est retenu. Elle précisera les nom, prénom, statut et email de l’auteur. La date limite de soumission des propositions est le 1er juin 2015.

Elle est à renvoyer à l’adresse suivante : revue.urbanites AT gmail DOT com

Rédacteurs en chef du #6 : Daniel Florentin (daniel.florentin AT revue-urbanites DOT fr et Charlotte Ruggeri (charlotte.ruggeri AT revue-urbanites DOT fr)

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Calendrier prévisionnel

Retour des propositions : 14 juin 2015

Acceptation du comité de rédaction : fin juin 2015

Retour des articles complets : 20 août 2015

Publication du numéro : Novembre 2015

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L’appel #6 au format PDF

Image de couverture : Le désordre des tuyaux urbains. Instant londonien (D. Florentin)

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