#6 / Portfolio : Travaux en cours

Laure Criqui


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Ce portfolio rend compte d’une enquête de terrain menée dans des quartiers populaires de Delhi entre janvier et mars 2013. Ces quartiers qui se sont développés hors du plan d’urbanisme font l’objet d’une politique de régularisation depuis quelques années, s’accompagnant de la réalisation de travaux de développement, notamment la viabilisation des routes et l’extension des réseaux d’eau et d’assainissement. À l’occasion des élections locales, ces travaux se multiplient, dans l’urgence, et les quartiers sont chamboulés par toute une série de chantiers concomitants. Derrière les promesses de raccordement, se cache ainsi une réalité beaucoup plus terre à terre : l’installation même des tuyaux, qui s’avère difficile dans des quartiers denses et irréguliers et qui génère des perturbations. Mon travail de recherche portait ainsi sur le processus concret de l’extension des réseaux.

Les travaux de développement sont, à Delhi, un processus continu, généralisé et omniprésent. Rues éventrées, tranchées à ciel ouvert, matériaux entreposés sur les bords des routes constituent le paysage urbain quotidien des villes du Sud, auquel on ne peut échapper. C’est ce processus de construction et de viabilisation matérielle de la ville que ces photos illustrent. Elles révèlent tout d’abord les infrastructures de la ville d’habitude enterrées et cachées, les entrailles d’un fonctionnement, les supports d’une fabrique urbaine dont on a souvent peu conscience. C’est un monde souterrain qui apparaît dans les tranchées à chaque coin de rue. Et cela révèle des logiques urbaines qui sont parfois plus problématiques et perturbantes que ne le laissent entendre les promesses de raccordement, le modèle de déploiement du réseau « moderne » et par là d’intégration à la ville « développée ».

Bien souvent, des mini-réseaux privés ou réseaux « spaghettis » préexistent : réalisés par les habitants ou des artisans privés informels, ils sont superficiels et parcourent les rues dans un embrouillamini à la fois ingénieux et fragile. Voir ainsi en surface le dessin d’un réseau non-organisé permet d’identifier les étapes de construction des maisons, les sources d’approvisionnement, les modes de consommation, les inégalités d’accès. Les tuyaux révèlent là le fonctionnement de la ville.

On y aperçoit aussi le caractère brouillon, sale et désordonné des chantiers, aussi officiels soient-ils : situés sur des bords de route non protégés ou en plein milieu des rues, ils perturbent la circulation et créent des fossés difficiles à traverser. Les travaux sont réalisés par des journaliers – cela coûte moins cher que d’investir dans des machines – qui travaillent avec leurs propres outils, sans sécurité, matériel ni formation. Les équipements sont ainsi souvent instables, mal positionnés, trop près d’autres installations, trop en surface, créant un encombrement néfaste à la distribution ultérieure de l’eau.

Surtout, ces images montrent la diversité des installations réalisées : à toutes les étapes, des grandes canalisations principales aux connexions individuelles, en passant par les réseaux de distribution intermédiaires, il y a un large éventail de modes de raccordement possibles. Malgré l’ambition d’un déploiement uniforme et égalitaire du réseau, la réalité de la rue montre que ce modèle n’est pas respecté. Le réseau conventionnel n’est pas adapté à la morphologie irrégulière des quartiers, à la diversité de l’habitat, à l’évolution constante de la densité et des modes d’occupation des terrains. Pour pouvoir étendre les réseaux, les ingénieurs et ouvriers doivent modifier leurs tracés et leurs positionnements, bricoler des solutions ad hoc pour suivre le terrain. La diversité des types de tuyaux et des types d’installation révèle ainsi la variété des modes de raccordement, et par là l’hétérogénéité des manières de faire la ville.

En se promenant simplement dans les rues des villes en développement, en regardant le positionnement des tuyaux ainsi mis à nu, en observant la manière dont ils sont installés, on peut ainsi reconstruire les modalités de fabrique de la ville. Non pas l’histoire officielle des décisions politiques, mais le processus matériel et tangible de construction d’un espace urbain en devenir. Ces photos donnent ainsi un aperçu du bricolage fondamental qui sous-tend l’urbanisation, du développement urbain dans sa concrétude.

LAURE CRIQUI

Spécialiste en développement urbain international, Laure Criqui est docteure en aménagement de l’espace et urbanisme de l’Université Paris-Est. Suite à un master à la London School of Economics, elle a travaillé à l’ambassade de France au Maroc pour la coopération urbaine, puis à l’ISTED sur des projets européens. De 2010 à 2014 au LATTS, elle a mené une thèse sur l’extension des réseaux de services d’électricité, eau et assainissement dans les quartiers non-planifiés, en partenariat avec le Centre de Sciences Humaines de New Delhi et l’Institut Français d’Études Andines à Lima. Laure Criqui est membre de l’association AdP – Villes en développement et siège au conseil d’administration du Réseau Projection. Elle est aujourd’hui chercheuse et experte indépendante.

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