Afrique du Sud / Logement informel, bidonvilles et fractures économiques : Cape Town post-apartheid

Alexandre Tavin

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Dans un contexte d’urbanisation sans précédent à travers le monde, l’habitat précaire informel constitue un défi majeur dans les pays en développement. UN-Habitat estime qu’aujourd’hui, près d’un milliard de personnes vivent dans des bidonvilles, chiffre qui devrait doubler d’ici 2030. L’Afrique du Sud pourrait sortir du lot : sa constitution a été louée pour son postcolonialisme, promettant une maison pour tous1, notamment à travers des politiques progressives de logement sociaux.

Cependant l’Afrique du Sud doit faire face à des flux exceptionnels de migrations vers les villes depuis la fin de l’apartheid et connait un déficit de logements de près de 2,5 millions d’unités. Cette crise du logement se traduit, dans les grandes villes sud-africaines, par une urbanisation informelle massive et un nombre croissant de bidonvilles. Ces campements informels (informal settlements) comptent des milliers de shacks ; des unités d’habitat informel, faites de murs en tôle et en carton, et de toits en bâche de plastique, accueillant souvent plus de 5 personnes sur moins de 15 m2).

Le cas de l’habitat informel précaire dans la ville du Cap (Cape-Town, Western Cape Province) illustre d’une part cette crise du logement, d’autre part, les inégalités économiques, celles d’accès aux services de base et les différentes fractures sociales dont les villes sud-africaines sont le catalyseur. Le Cap compte 3,8 millions d’habitants et 40% des foyers vivent en dessous du seuil de pauvreté (R16002) par mois). En 2011, plus de 20% de la population vivait dans les informal settlements du Cap. Le logement informel devient la dimension la plus visible de l’extrême pauvreté.

Red-Hill (sud-ouest de Cape Town) (Tavin. 07/11)

Red-Hill (sud-ouest de Cape Town) (Tavin. 07/11)

Au Cap, les shacks sont groupés le long des autoroutes de la ville (N2 & N1). Ces espaces, vacants sous l’apartheid, furent massivement peuplés en 1994. La proximité avec les axes de communication permet aux habitants des shacks d’être connectés au centre et d’avoir accès aux emplois. Ils essaient de développer des stratégies territoriales, de réduire la distance qui les sépare de l’école, des commerces, pour réduire les coûts en transport. Ces coûts représentent parfois plus du tiers des postes de dépenses des foyers noirs africains3.

Un shack à Red-Hill (S-O de Cape Town) (Tavin. 07/11)

Un shack à Red-Hill (Sud-Ouest de Cape Town) (Tavin. 07/11)

De 1994 et la fin de l’apartheid à 2011, le nombre de shacks au Cap a explosé. La fin des lois interdisant aux Noirs Africains ruraux de s’installer en ville a entrainé un exode rural et une urbanisation sans précédent, dans des villes qui n’étaient pas préparées. Entre 1994 et 1998, l’urbanisation informelle du Cap s’est traduite par une multiplication par 3 du nombre de shacks. Les grands plans de construction de logements sociaux de 2003 et 2005, lancés pour endiguer la croissance urbaine informelle (Breaking New Ground et Reconstruction & Development Plan), ont très vite pris un retard considérable, à tel point qu’aujourd’hui, on compte 265 bidonvilles, contre 43 en 1994.

L’évolution du nombre de shacks (unité d’habitat informel) dans la Métropole du Cap sur le période 1993 – 2007. Tavin 09/11, d’après le 2007 Cape Town Census.

L’évolution du nombre de shacks (unité d’habitat informel) dans la Métropole du Cap sur le période 1993 – 2007. Tavin 09/11, d’après le 2007 Cape Town Census.

L’insécurité quant au logement est un phénomène qui frappe surtout les populations noires africaines. Plus de 60% des Noirs Africains vivent dans des bidonvilles, quand 4% de Coloureds et moins de 2% de Blancs vivent dans de telles conditions. Quand on sait que plus de 39% de la population du Cap est noire africaine, on prend conscience de l’ampleur de la crise de l’accès au logement au Cap et des conditions de subsistance d’une grande part de sa population. Les Noirs Africains représentent plus de 82% des habitants des logements précaires informels.

Le chômage touche 27% de la population de la Métropole du Cap. Dans les informal settlements, ces chiffres augmentent : en 2001, 38,9% des habitants des shacks sont au chômage. Ces chiffres ne cessent de croître, du fait de l’urbanisation et des flux migratoires incessants en provenance des provinces rurales, du Zimbabwe et du Congo. En 2011, près de 52% de la population des bidonvilles du Cap était au chômage ou sans emploi déclaré.

La situation est plus dramatique que les chiffres ne le montrent : plus de 70% des foyers noirs africains (souvent de 5 personnes) vivent avec moins de R1600 par mois (seuil de pauvreté), alors que « seulement » 30% des foyers métis et 13% des foyers blancs sont dans la même situation. La crise du logement et la pauvreté se vivent au quotidien dans les bidonvilles et campements informels du Cap. 73% des habitants des shacks n’ont accès à aucun équipement sanitaire. Même si aujourd’hui près de 60% des informal settlements ont accès aux services municipaux basiques, on compte en moyenne un robinet d’eau potable pour 20 shacks et seuls 5% des foyers ont accès à l’électricité. Le reste des habitants des bidonvilles cuisine, s’éclaire et se chauffe à la bougie ou à la paraffine (le bois est rare ou cher aux abords des shacks) : chaque année, les incendies dans les bidonvilles tuent des centaines de personnes et en laissent des milliers sans abri.

 

Red-Hill (Sud Ouest de Cape Town) : toilettes partagées et shacks (Tavin. 07/11)

Red-Hill (Sud Ouest de Cape Town) : toilettes partagées et shacks (Tavin. 07/11)

 

Alors que l’Etat Sud-Africain met en avant ses politiques redistributives, la transition du pays vers une économie de marché rend peu efficace la lutte contre la crise du logement en ville : « pour les pauvres, malgré la rhétorique d’égalité et d’inclusion, la seule intégration à la société prend la forme d’un accès inégal aux droits, aux biens et services, et notamment aux emplois et logement formels » (Skuse et Cousins ; 2007). La Municipalité se désengage et prend même l’initiative de nombreuses évictions forcées de bidonvilles. Des lois d’ « Elimination des bidonvilles » furent votées dans la province voisine du Kwazulu-Natal en 20074. Invalidées en 2009, elles relevaient d’une interprétation erronée de la cible 7.D des Objectifs du Millénaire pour le Développement (Nations Unies)5. Au lieu d’améliorer la vie des habitants des shacks, ces lois servirent de prétextes pour éradiquer par la force les bidonvilles.

Le coefficient de Gini, qui mesure les inégalités de revenus, place l’Afrique du Sud au même niveau que le Brésil, comme les deux pays ayant le niveau d’inégalités de revenus le plus élevé. À travers ces chiffres se dessinent les fractures de la société sud-africaine actuelle et des ségrégations qui n’ont pas disparu et se sont accrues depuis la fin de l’apartheid. Aujourd’hui, la ségrégation ne se fait plus par la loi, elle est le produit d’inégalités structurelles et du désengagement de l’État face à une libéralisation croissante du foncier et des politiques de la ville.

Cette analyse de la crise du logement peut être opérationnelle pour comprendre ce qui se passe dans d’autres pays des BRICS, au Brésil notamment, alors que de nombreuses favelas sont démolies, pour préparer la Coupe du Monde de Football 2014 et les Jeux Olympiques de 2016.

Alexandre Tavin

Economiste et géographe, Alexandre Tavin s’est spécialisé sur les questions de développement, de financement de projet urbain et de régulation bancaire dans les BRICS. A l’Ecole Normale Supérieure de Lyon et à la London School of Economics, puis pour l’Agence Française de Développement, le Centre d’Analyse Stratégique et le Ministère des Affaires Etrangères, il a effectué des travaux et terrains de recherche au Portugal, en Afrique du Sud et sur le Brésil, sur l’économie informelle, l’agriculture urbaine et l’aide publique au développement.

Bibliographie

SKUSE, A. & COUSINS, T. 2007. « Spaces of resistance: informal settlement, communication and community organisation in a Cape Town township ». Urban Studies, 44(5/6): 979–995.

 

 

  1. South African Constitution 1996 Section 26.1 : « everyone has the right to have access to adequate housing ». []
  2. R1 (un Rand Sud Africain) = EUR 0.0753 = USD 0.10 (taux au 17/06/2013 []
  3. La classification Noirs Africains, Indiens/Asiatiques, Métis (Coloureds), Blancs est héritée de l’apartheid, mais est encore très utilisée, dans la vie quotidienne comme le discours officiel et offre un prisme adéquat de lecture des inégalités de la société sud-africaine. Aussi est-elle utilisée dans cet article. []
  4. http://www.themercury.co.za/index.php?fArticleId=3928976, Huchzermeyer, 2007. « Uplift slums, don’t destroy them » []
  5. http://www.un.org/fr/millenniumgoals/environ.shtml []
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