Mondes urbains indiens / Entretien : Ouvre moi ton dabba et je te dirai qui tu es : nourrir les Indiens urbains

Entretien avec Frédéric Landy, par Daniel Florentin et Frédérique Célérier

 

 

 


Frédéric Landy est Professeur de géographie à l’Université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense et membre du laboratoire Mosaïques-LAVUE.

L’Inde a acquis son autosuffisance alimentaire en céréales depuis trois décennies, et pourtant la sécurité alimentaire du pays n’est pas garantie. Comment cela s’explique-t-il ?

En effet, il faut bien parler d’autosuffisance céréalière plutôt qu’alimentaire. L’Inde n’est pas autosuffisante pour toutes les denrées. L’huile par exemple représente un très gros poste à l’importation. Et autosuffisance ne veut pas dire sécurité alimentaire pour tout le monde. À l’échelle nationale, l’Inde exporte du blé, elle était le premier exportateur mondial de riz l’année dernière, mais des entrepôts pleins ne sont pas automatiquement synonymes d’estomacs pleins. Lorsqu’on descend à une échelle plus fine, au niveau de certaines régions, de certains villages, de certains ménages, et même à l’échelle des ménages au niveau de certains individus, il y a des situations de pénurie. Les femmes et les enfants n’ont pas les mêmes rations alimentaires que les hommes adultes. Il faut aussi raisonner au-delà du simple bilan calorique. D’un point de vue plus qualitatif, nutritionnel (micronutriments, vitamines, fer, etc.), le bilan est lui aussi plus que mitigé.

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Peut-on tracer les contours d’une géographie de la faim, de la pénurie alimentaire ? Les villes sont-elles touchées de la même façon que les campagnes par ces enjeux ?

En Inde, les inégalités ne jouent souvent pas à une vaste échelle, mais plutôt à l’échelle micro. De même qu’en ville il y a des quartiers très bourgeois qui jouxtent des bidonvilles, de même à la campagne il y a des riches et des pauvres. Certes, globalement, c’est dans une bande centrale allant du Népal jusqu’en Andhra Pradesh que l’on trouve les zones les plus pauvres, et aussi les principales poches de malnutrition. Mais malnutrition ne veut pas dire faim. Et il est difficile de généraliser. Par exemple, il y a quelques années, des populations tribales vivant dans la banlieue de Mumbai, au sud du parc national, sont mortes de faim, littéralement. Le fait que quelques dizaines de personnes puissent mourir de faim dans la capitale économique de l’Inde avait fait couler beaucoup d’encre dans la presse. Ils vivaient dans une zone que l’on pourrait qualifier de « périurbaine », un espace très hétérogène où ces villages tribaux se mêlent aux bidonvilles et à des résidences bourgeoises. On y trouve aussi des étables où sont élevées des bufflesses qui alimentent la ville en lait depuis 1949. Par ailleurs, dans des bidonvilles au cœur de la ville, il y a aussi des gens qui meurent de maladies liées à la malnutrition, de carences effroyables qui entraînent ensuite des maladies mortelles.

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Une femme tribale Chinspada (F. Landy, 2015).

Une femme tribale Chinspada (F. Landy, 2015).

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Y a-t-il encore des famines en Inde ? Des émeutes de la faim peuvent-elles parfois éclater en ville ?

On compte au moins une centaine de morts de faim tous les ans en Inde, dans des villages plus ou moins reculés. Très souvent, les médias et les ONG locales soulèvent la question, puis l’administration locale enterre le problème. A l’échelle nationale, la malnutrition reste aussi une question épineuse. On le voit nous-mêmes en tant que chercheurs, lorsqu’on demande un visa de recherche, ou que l’on présente un programme de recherche au gouvernement indien, systématiquement il faut dissimuler le fait que l’on va travailler sur la malnutrition, ou d’autres thématiques sociales similaires. C’est assez révélateur. Pourtant il n’y a plus de famine, au sens de rupture généralisée de la disponibilité alimentaire qui toucherait tout une région.

Quant à l’expression « émeutes de la faim », elle est critiquée par les spécialistes. En général, les émeutiers ne souffrent pas de la faim. Elles ont le plus souvent lieu en ville où le problème est avant tout l’inflation des prix alimentaires, et non celui de l’accessibilité physique aux produits. Ce sont plutôt des émeutes de la déroute budgétaire. Dans les campagnes, sporadiquement, les mouvements naxalites maoïstes, ou des mouvements de la société civile, peuvent aussi protester. Mais en Inde ces émeutes sont relativement rares, grâce au Système de Distribution Publique (PDS).

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La révolution verte a permis à l’Inde de développer fortement son agriculture. Où en est le processus ? Quelles en sont les points aveugles ? A-t-elle permis de nourrir les pauvres ?

De manière générale, la révolution verte peut être mise en perspective avec la Politique Agricole Commune européenne. Elles ont été mises en place à la même époque, elles répondent aux mêmes logiques fondées sur le protectionnisme, afin de permettre l’intensification des pratiques, fondées sur l’intervention de l’État qui va garantir des débouchés, des prix intéressants pour les agriculteurs. On leur adresse aussi les mêmes critiques écologiques, sociales, économiques. Pour en rester à la question alimentaire, on se rend compte de plus en plus que le bilan national positif n’implique pas nécessairement un bilan individuel positif. L’accent a été mis sur certaines cultures, avant tout le blé, puis le riz, au détriment de céréales pourtant plus nutritives, comme le sorgho, l’éleusine, les mils, tout ce qu’on appelle en français les céréales à petit grain, et que les Indiens appellent millets. Ce sont des céréales qui non seulement sont nutritives, mais, en plus, souvent très résistantes, exigeant moins d’humidité. Elles sont très favorables à cette Inde centrale, de la péninsule, mais elles ne sont pas achetées par l’État, à de rares exceptions près. C’est un cercle vicieux : il y a une instabilité des débouchés, et par conséquent les agriculteurs en cultivent peu ; la production étant faible, l’État hésite à en acheter, pour ne pas faire flamber les prix. La nouvelle loi sur la Sécurité alimentaire de 2013 prévoit un changement. Il y est indiqué que ces céréales à petit grain seront achetées et mises sur le même plan que le blé et le riz. Les protéagineux, les pulses, lentilles, pois, etc., devraient aussi être concernés. Or ils sont la source de protéines essentielle de l’alimentation. Eux aussi n’ont été que tardivement pris en compte par la révolution verte. Le système d’achats par l’État est critiqué au sens où il crée parfois de l’inflation. Certains observateurs pensent qu’il ne faut pas que l’État intervienne sur ces pulses, pour ne pas risquer de mettre leur production hors de portée des plus pauvres. Toute la production allant vers le marché, il n’y aurait plus d’autoconsommation, ce qui finalement serait défavorable du point de vue nutritionnel aux ménages les plus fragiles.

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Y a-t-il des zones qui restent marginalisées, où la révolution verte ne s’est pas produite ?

C’est difficile à dire, parce qu’on peut difficilement borner cette révolution verte dans le temps. Au sens de soutien par une politique de débouchés garantis, on peut la faire débuter à l’année 1965, date du début de fonctionnement de la Food Corporation of India (FCI), qui achète les grains. En revanche on ne sait pas quand elle finit. Même si on n’emploie plus l’expression de révolution verte, c’est un processus qui se poursuit, au sens où l’intensification continue, les politiques d’augmentation de productivité de la terre sont prolongées, et quoi qu’on puisse dire, les rendements ne chutent pas, sauf exception localement. La révolution verte touche donc presque toute l’Inde aujourd’hui. 90 % de la production (et des surfaces) se fait autour des variétés améliorées, pour le blé, le riz, et même les céréales à petit grain. Sans parler du coton, qui concerne des régions pauvres souvent, sans irrigation, où ce sont au moins des variétés hybrides et désormais des OGM qui sont utilisés. Certes, dans les zones où demeure l’agriculture sur brûlis, plus ou moins itinérante, dans les montagnes, dans certaines collines, dans les territoires des Naxalites, on n’est pas vraiment dans des systèmes agricoles de la révolution verte. Par ailleurs, peut-être y a-t-il aujourd’hui aussi des phénomènes d’inversion, avec par endroits une extensification des systèmes de culture, liée notamment à l’augmentation du coût de la main d’œuvre. À nos yeux, ce coût paraît complètement dérisoire vu le montant des salaires, mais pour les petits paysans, qui doivent employer de la main d’œuvre malgré la petite taille de leurs lopins, pour la moisson, pour le repiquage dans le cas du riz, l’augmentation des salaires peut pousser à choisir d’autres voies. Souvent, on ne fait plus qu’une seule culture de riz par an, et non deux ou trois comme cela a pu être le cas autrefois. Les rizières peuvent même être abandonnées, parce qu’elles sont trop gourmandes en main d’œuvre. Avec l’urbanisation, il y a désormais des potentialités hors de l’agriculture, ou en tout cas hors de l’agriculture locale, qui créent ce que les économistes appellent un coût d’opportunité. Cette contre-révolution verte se diffuse surtout dans l’Inde du sud. Au Kerala par exemple, les rizières sont de plus en plus remplacées par des plantations d’arbres fruitiers, ou pour le bois de chauffage, de café, de bananes. Là aussi, le PDS n’a pas forcément un effet positif parce qu’il créé une concurrence avec la production locale. De plus, le Kerala a mis en place son propre système d’aide subventionnée. Il y a vraiment très peu de marchés à prix intéressants.

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Revenons sur le PDS, ce système de subvention des prix développé par l’État indien, pour encourager la consommation. Comment peut-on évaluer son évolution ? Quels en étaient les objectifs ? Sont-ils atteints ? La redistribution fonctionne-t-elle et bénéficie-t-elle aux populations les plus pauvres ?

Au départ, dans les années 1960, ce qui comptait avant tout, c’était d’encourager la production. L’intervention doit garantir des prix rémunérateurs. En l’occurrence, c’est l’État qui intervient mais pour faire monter les prix. Si les prix baissent, l’État achète afin de faire remonter les cours. Donc mathématiquement, définir des prix minimums signifie en fait constituer des stocks, qu’il faut ensuite écouler. Il y a alors trois possibilités. Soit ces stocks sont exportés, soit ils sont vendus sur le marché intérieur, soit ils sont redistribués au titre de l’aide sociale. Ces trois solutions sont adoptées à tour de rôle, selon les années. Mais globalement c’est l’aide subventionnée alimentaire pour le marché intérieur qui domine. Chaque ménage indien dispose d’un livret d’alimentation. Sur chaque page sont indiqués les achats de grain, d’huile, de sucre, dans les boutiques d’aide alimentaire subventionnée. La norme est d’une boutique pour 2000 habitants, pour chaque quartier, pour chaque village, dans maintenant presque tous les territoires, si ce n’est peut-être dans les zones naxalites. Il y a donc un maillage fin de boutiques du PDS, mais cela ne veut pas dire qu’elles sont toujours ouvertes, ni toujours bien approvisionnées. Les gérants de ces boutiques sont rémunérés par une marge bénéficiaire fixée par l’État, à un niveau trop faible. Cela ne les encourage pas à être honnête. Ils sont censés être recrutés sur appel d’offre, mais ces postes peuvent aussi être réservés, à un individu pauvre, un intouchable, une femme, etc. et il y a de nombreux passe-droits. Le gérant privé est la règle dans 90 % des cas, mais cela peut aussi être une coopérative, une association, un self-help group ou groupe d’entraide, souvent féminin. Certains États se montrent volontaristes pour tenter de casser ce système et de diversifier les types de gérants, mais cela reste toujours très bureaucratique.

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Ce système bénéficie donc à toute la population, y compris aux plus aisés ?

Officiellement, tout le monde a droit à un livret, et presque tout le monde en a un parce qu’il est utilisé comme une pièce d’identité. Il l’était en tout cas au moins jusqu’à il y a deux ans et l’arrivée du fameux numéro d’identité biométrique. Mais les personnes les plus riches ne s’en servent pas au quotidien. Dans l’ensemble, les prix et les quotas sont différents que vous soyez en-dessous du seuil de pauvreté ou au-dessus. Dans certains États, des produits sont exclus pour les ménages au-dessus du seuil de pauvreté, ou alors ils sont vendus au prix du marché, tout en restant d’une qualité déplorable. Il y a aussi souvent de longues files d’attente. Les classes moyennes se fournissent alors plutôt sur les marchés classiques. Elles donnent parfois leur carte d’alimentation à leur personnel de maison. Officiellement tout le monde a donc le droit d’accéder à ce circuit, mais dans la pratique, il y a des ciblages sociaux qui se font. Étant donné la qualité des produits et les difficultés d’accès, certains pensent qu’au lieu de cibler, il vaudrait mieux s’en tenir à de l’auto-ciblage (seuls les pauvres se rendraient dans ces boutiques vu la mauvaise qualité des produits). Cette sélection, fondée sur une définition du seuil de pauvreté très critiquée et critiquable, est inutile et comporte beaucoup d’erreurs, volontaires ou non. Beaucoup de gens vraiment pauvres ont une carte au-dessus du seuil de pauvreté. Le problème est que le seuil de pauvreté est d’une façon générale défini très bas. Par exemple dans les bidonvilles de Mumbai, seuls 1 % des gens ont une carte sous le seuil de pauvreté.

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Un bidonvillois avec un livret d'alimentation au-dessus du seuil de pauvreté (F. Landy, 2015).

Un bidonvillois avec un livret d’alimentation au-dessus du seuil de pauvreté (F. Landy, 2015).

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Dans le cadre des politiques alimentaires de l’État, il y a une volonté d’unification territoriale : comment se déroule le processus de transferts entre zones de surplus et zones déficitaires ? Quels en sont les acteurs ?

Officiellement, jusqu’en 1997 c’était le système national qui dominait, la Food Corporation of India achetait avant tout au Pendjab et à l’Haryana, et redistribuait par train et par camion dans tout le reste de l’Inde. Mais très vite, dès les années 1980, certains États avaient pris la question alimentaire à bras le corps. En Andhra Pradesh, un acteur de cinéma s’est fait élire Chief Minister en 1982 sur le slogan « le riz à 2 roupies le kilo », et a d’ailleurs tenu parole. L’Andhra Pradesh, mais aussi le Tamil Nadu ou le Kerala, ont tenu à avoir leurs propres stocks, leurs propres politiques alimentaires, ce qui était très mal vu de New Delhi qui les accusait de ne pas contribuer à la solidarité nationale.

Depuis 1997, un autre système a été lancé : le Decentralised Procurement. Finalement un fonctionnement décentralisé peut être plus efficace et coûter moins cher à l’État. On encourage les États fédérés à constituer leurs propres stocks et à organiser un mini système de redistribution à l’échelle de l’État provincial, des régions de surplus vers les régions déficitaires. Désormais, entre un quart et un tiers du grain ne circule plus à l’échelle nationale, mais seulement à l’échelle de l’État fédéré. Ce système comporte évidemment des limites : dans des États comme le Pendjab, il n’y a aucune zone déficitaire, alors qu’au Bihar, à l’inverse, on trouve peu de zones excédentaires. Des transferts entre États voisins pourraient être une idée intéressante, mais les États ont assez peu de relations les uns avec les autres. Il faut comprendre que l’Inde du point de vue alimentaire, mais pas seulement, est très cloisonnée. Les frontières des États sont loin d’être très poreuses. Or, étant donné que chaque État a une large marge de manœuvre en termes de politique de prix agricole, il y a des différentiels de prix d’un État à un autre, et donc forcément, des tentations de faire de la contrebande. Des sacs de riz passent les douanes en fraude, des vaches sont abattues clandestinement dans les États où l’abattage est autorisé…

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Trouve-t-on des déclinaisons au niveau local de cette politique de PDS, et en particulier à l’échelle urbaine ? Les villes n’ont pas de stratégie développée en tant que collectivités locales pour des programmes alimentaires du type PDS ?

Il est difficile d’obtenir des informations et des données à l’échelle de la ville en Inde. On raisonne toujours à l’échelle de l’État ou du district. Il m’a été impossible, par exemple, de faire une carte du nombre de boutiques du PDS par habitants, ou du nombre de cartes d’alimentation à Hyderabad. Le Département de l’Alimentation pouvait donner des statistiques – sans doute peu fiables – sur le nombre de cartes, ou le nombre de tonnes de grain vendues dans une zone, mais il n’avait pas de données sur le nombre d’habitants de cette même zone. Il avait son propre découpage urbain, qui ne correspondait pas à celui du recensement de la population, de la municipalité, etc. Le problème cartographique reflète ici un problème de gouvernance. Pourtant, il est vrai qu’on pourrait s’attendre à ce que le district organise quelque chose. Mais cette logique, qui émerge ailleurs dans le monde, de sécurité alimentaire à l’échelle d’une ville, n’existe pas en Inde. La gouvernance urbaine demeure par ailleurs officiellement assez administrative. Les politiques de décentralisation ont finalement beaucoup de mal à donner du pouvoir aux maires élus indirectement au conseil municipal, pour les grandes villes. En général, il reste toujours ce qu’en France on appellerait le préfet. En Inde c’est le commissioner, le fonctionnaire représentant direct de l’État, qui, souvent, garde un rôle assez important à l’échelle de la municipalité.

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Une queue au bureau des livrets d'alimentation (F. Landy, 2015).

Une queue au bureau des livrets d’alimentation (F. Landy, 2015).

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Cette politique du PDS était-elle liée au parti du Congrès, ou a-t-elle traversé les différents partis au pouvoir ? Voit-on une évolution depuis que Modi, le leader du parti BJP, est Premier ministre ?

La révolution verte, la FCI, etc., ont été lancées à l’époque où le parti du Congrès était au pouvoir. Mais localement, tous les partis ont récupéré cette politique, y compris les plus hostiles au Congrès notamment au sud du pays. L’ambition politique générale est longtemps restée la même. Mais aujourd’hui des réformes vont peut-être complètement démanteler le système. Lancée par le Congrès, l’idée de la politique de carte d’identité biométrique est d’associer pour chaque numéro d’identité des programmes d’aide sociale, de façon à supprimer la corruption, les fausses inscriptions et, dans le cas du PDS, les faux livrets d’alimentation. L’idée est de réinclure tous ceux qui étaient exclus du système tout en ayant vraiment besoin de l’aide. C’est le volet positif d’un projet par ailleurs tout à fait décrié par les défenseurs des droits de l’homme. La biométrie n’est pas la panacée quoi qu’il en soit et il y a de nombreux risques d’erreurs, ne serait-ce que pour les ouvriers agricoles qui souvent n’ont plus d’empreintes digitales… A ce système très numérisé viendraient s’ajouter des comptes en banque pour recevoir l’aide, qui ne serait plus en nature mais deviendrait numéraire, par un système de cash transfers. Ce projet va bien dans le sens de l’optique moderniste de Modi, donc il est fort probable qu’il se diffuse. Or si ce système se généralise, c’est la fin du système de procurement, de redistribution des grains. Cela peut être dangereux dans les zones reculées des campagnes, tout comme dans les zones de surproduction. Fondamentalement toute la machinerie serait brisée, ce qui n’est pas sans risque. Comment l’État pourra-t-il garantir des prix aux agriculteurs s’il n’achète plus ? Ces réformes sont en cours de discussion, sans que l’objectif de sécurité alimentaire ne disparaisse des débats. Au niveau de la consommation, certains États comme le Chhattisgarh (gouverné par le BJP) ont commencé à mener une lutte anti-corruption active et efficace, en mettant l’accent sur le PDS. Ce type d’États voit d’un très mauvais œil l’idée de casser toutes ces avancées avec des transferts en numéraire. Même la loi sur la Sécurité alimentaire de 2013 fait débat et a été votée péniblement. Pour certains, elle représente un progrès, parce qu’elle acte dans le marbre le fait qu’il y ait des aides pour 50 % des citadins et 75 % des ruraux. Mais dans certains États qui garantissaient déjà davantage de soutien à la population, c’est un recul.

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Dans l’un de vos articles1 , vous faites un parallèle entre les processus de circulation spatiale propres à l’hindouisme et les processus de circulation alimentaire. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Mon hypothèse est que les Indiens raisonnent en termes de territoires quadrillés par des flux de différentes sortes. L’exemple le plus caricatural est celui du projet autoroutier : une autoroute circulaire va relier les différentes grandes mégapoles, rien que de très banal jusqu’ici. Mais il y a aussi une croix, N-S/E-O, qui ne relie aucun lieu significatif, et n’a qu’un objectif géométrique d’associer les quatre points cardinaux… Le cercle est aussi un motif récurrent, dans les circulations des pèlerins, les processions religieuses en ville… Ce cercle renvoie au chakra, le symbole hindou ou bouddhiste, or on le retrouve un peu à toutes les échelles. Je pense que, finalement, les circuits de grains correspondent au même souci de quadriller le territoire. Ce ne sont plus des pèlerins ou des voitures, mais des sacs de grains. En définitive, selon cette hypothèse, peu importe l’efficacité, ce qui compte est qu’il y ait des boutiques d’alimentation subventionnée sur tout le territoire, qui fonctionnera alors comme un tout national intégré.

Je distingue ainsi trois représentations du territoire importantes. Une seule d’entre elles, la vision gandhienne, ne reflète pas cette idée d’un territoire intégré et quadrillé par des flux. Pour Gandhi, l’Inde est une association de villages, donc une mosaïque. En revanche dans la représentation « moderne » de l’Inde indépendante, celle de Nehru, le territoire est intégré par des flux de toutes sortes. Quant à la vision hindoue, si l’on peut dire, c’est celle d’une mosaïque de castes, de croyances, de valeurs, mais qui se combine très bien avec la vision nehruvienne du fait de cet accent mis sur la circulation et son quadrillage territorial. C’est une des raisons – certes loin d’être la plus importante – pour lesquelles, selon moi, que Modi soit au pouvoir ou que ce soit le parti du Congrès, il n’y a pas tant de changements dans cette vision intégratrice de l’Inde. Elle ne distingue par les villes des campagnes. Mais si le système des cash transfers est mis en place, l’imaginaire collectif est rompu et cette théorie s’écroule.

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Peut-on imaginer faire un portrait de la ville d’Hyderabad à travers ses pratiques alimentaires et ses rapports aux espaces de production agricole ? Comment cette idéologie territoriale s’exprime-t-elle dans des villes à forte communauté musulmane, comme Hyderabad et ses 40 % de musulmans ?

En termes d’approvisionnement d’abord, contrairement à l’Afrique, il y a très peu d’agriculture intra-urbaine, en tout cas très peu de champs cultivés dans des villes indiennes qui restent très denses. C’est plutôt l’élevage intra-urbain et notamment laitier qui fait la spécificité des villes indiennes. On voit des poules, des vaches attachées sur le trottoir, ou encore les fameuses vaches errantes. Mais on trouve aussi des étables de bufflesses en ville. C’est le cas par exemple à Hyderabad, face à l’hôpital central, où l’on peut voir tous les jours des tracteurs apporter du fourrage aux animaux. Sans cela, il faut compter sur des approvisionnements plus lointains. On trouve peu en Inde de couronnes périurbaines portant des cultures spécifiques, qui tiendraient compte de la proximité de la ville, du coût du foncier… Très vite, on arrive à des zones de culture classique, de riz, de blé. Il y a assez peu de maraîchage, ne serait-ce que parce que les Indiens consomment assez peu de fruits et légumes par tête. Donc il y a relativement peu de flux locaux par rapport à d’autres continents. C’est en grande partie via la FCI que s’organisent les circuits qui approvisionnent les villes depuis presque toute l’Inde, du moins pour les céréales, l’huile voire le sucre. Ensuite il y a des marchés de gros, souvent encadrés par l’État, avec un système d’enchères. Celui de Delhi est connu pour être le plus grand d’Asie. À partir de ces marchés de gros, tous les détaillants s’approvisionnent. La filière va jusqu’à la micro-détaillante qui, tous les matins, part à pied ou à vélo avec son panier vide et qui achète, non pas au grossiste, mais à d’autres détaillants, quelques kilos de légumes pour le revendre dans les bidonvilles, à ses voisins, sur le seuil de sa maison où elle conserve son stock.

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Assiste-t-on à une unification des régimes alimentaires urbains ou une très forte variété arrive-t-elle à se maintenir ?

On a une certaine homogénéisation des pratiques alimentaires, surtout en ville, mais également dans les campagnes, avec ces questions d’offre disponible et de grain subventionné. Même quand ils n’étaient pas subventionnés, le riz et le blé étant les chevaux de bataille de la révolution verte, il y en a eu mécaniquement de plus en plus qui a été produit et consommé. Le blé, on le trouve surtout en Inde du Nord, le riz en Inde du Sud, aux dépens des céréales à petit grain.

Je me souviens que, dans la ville à côté de l’endroit où je faisais ma thèse, qui comptait tout de même 140 000 habitants, il n’y avait qu’un seul restaurant, populaire, qui proposait des boulettes d’éleusine. Alors que c’était ce que mangeaient tous les jours les habitants autour de la ville, dans les villages. Mais seul un restaurant de la ville en proposait, les autres n’offrant que du riz comme dans le reste de l’Inde du Sud. Cela montre que régionalement, c’est relativement standardisé. En tout cas, au moins dans les restaurants. Dans les foyers, cela reste beaucoup plus différencié. Si on vit à Chennai mais que la famille vient d’Andhra Pradesh, on aura une cuisine un peu plus andhra. Et chaque caste garde également ses recettes. Au niveau familial, on garde aussi une certaine spécificité, il n’y a pas forcément de standardisation à ce niveau-là. Ceci se retrouve aussi par exemple dans la spécificité de Mumbai, avec les dabbawalas, ces livreurs de boites contenant le repas de midi préparé le matin à domicile.

Pour le comprendre, il faut rappeler les liens entre religion et nourriture en Inde qui expliquent en partie qu’on ne fasse jamais vraiment confiance à ce qui vient d’ailleurs que de chez soi. Il y a cette hiérarchie religieuse qui veut que la nourriture végétarienne soit plus pure que la nourriture carnée par exemple, la nourriture frite moins dangereuse que la nourriture bouillie. De même, selon que le repas est préparé par un « intouchable » ou par un brahmane, cela pourra vous polluer ou non. Au fond, ce que vous mangez, c’est ce qui vous pénètre de l’intérieur : vous pouvez presque vous faire violer par la nourriture. À part la frange d’Indiens très occidentalisée, qui doit représenter au plus 5 % de la population, tout le monde est assez persuadé de cela, et donc il y a plein de restrictions à la circulation de la nourriture et donc des modèles alimentaires.

Si on avait des statistiques assez précises, on verrait que les villes avec de nombreuses « minorités » (chrétienne comme dans le Nord, ou musulmane) mangent plus de viande que les villes plus fortement hindoues, et on verrait que la viande de bœuf y est plus consommée qu’ailleurs. Les bufflesses sont comme les vaches de rapport chez nous, elles sont surtout utilisées pour le lait, et accessoirement pour leur nature carnée. Plus récemment, on a noté le développement de l’élevage de buffles mâles. Avant, on les tuait, ou plutôt on les laissait mourir de faim, car ils ne donnent pas de lait. Mais maintenant, on commence à les garder, pour produire de la viande qui va être exportée. Désormais, l’Inde est devenue le premier exportateur mondial de viande rouge, notamment grâce à cette viande de buffle. On joue sur l’ambiguïté, car le buffle est appelé beef sur place. La viande de buffle est donc vendue principalement aux marchés du Moyen-Orient et aux pays d’Asie du Sud-Est. Normalement, ce n’est que de la viande de buffle, car exporter de la viande de bœuf est interdit en Inde, au nom du caractère sacré des vaches. Il y en a sûrement qui circule, mais de façon illégale. Cet élevage de buffle est donc une nouveauté, alors que l’Inde exportait très peu de viande avant, mais je ne suis pas sûr qu’il soit spécifiquement urbain, même si, à l’inverse, il ne se pratique sûrement pas dans les campagnes reculées. C’est davantage un élevage de zones périurbaines, ou de zones bien desservies par les routes.

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Est-ce que la classe moyenne mange autrement dans les villes ? Quelles sont les évolutions notables en la matière ?

Comme je travaille surtout sur les catégories populaires, il y a peut-être plus de changements que ceux que je peux percevoir aux niveaux sociaux les plus bas. Les classes aisées vont certainement plus manger de viande, elles vont aller au McDonalds, mais il ne faut pas oublier qu’il n’y a pas de bœuf dans le McDonalds et, au Gujarat, il n’y a même pas de viande du tout dans les McDonalds ! Les populations aisées vont sans doute, moins qu’avant, se soucier beaucoup moins du fait que le cuisinier soit brahmane ou non. Elles vont boire de l’alcool.

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Quels liens existent entre les pratiques de consommation de vin et d’alcool, qui sont frappés de plusieurs interdits religieux ?

Sur l’alcool, si on comparait viande et alcool, on trouverait que c’est l’alcool qui est le plus diffusé. Ce qu’on boit varie fortement selon les régions, mais, de façon générale, l’Inde taxe énormément l’alcool étranger. On trouve donc beaucoup ce qui est appelé du Indian-made foreign liqueur, appellation assez amusante qui est par exemple du scotch whisky fait en Inde. C’est l’alcool chic. On trouve également de plus en plus de vin, notamment du vin rouge, qui est produit dans le Maharastra, mais qui reste très cher pour la qualité du produit. En fait, peu en boivent, et ce qui s’appelle wine est plutôt une sorte de porto indien. Le vin, on n’en boit en fait que dans les très grandes occasions. Des producteurs avaient même développé du mousseux appelé champagne, mais ont dû changer le nom.

Après, on trouve également et surtout tous les alcools locaux. Les moins forts et les moins nocifs, ce sont les alcools (« bières ») de canne à sucre et de palmier, ou de riz. Pour le reste, on trouve de l’eau de vie, mais qui peut être frelatée : ce sont des boissons qui peuvent rendre aveugle ou dont vous pouvez mourir. Ces boissons-là, on les boit en particulier dans les bidonvilles.

Mais l’Inde reste un État puritain. Le Gujarat, par exemple, est toujours ce qu’ils appellent un État « sec » officiellement, à savoir un État avec une prohibition totale de la consommation d’alcool. Au Tamil Nadu, l’État a pris depuis 2003 le monopole de la vente d’alcool, pour des raisons budgétaires d’abord, mais aussi morales, dans cet esprit puritain qui cherche à contrôler la consommation d’alcool, notamment chez les plus pauvres.

En fait, l’alcool est souvent associé à la consommation carnée dans certains quartiers populaires et les villages. Le bar, c’est aussi l’endroit qui sert de la viande. Au Karnataka, ils appellent ces lieux des military hotels, le terme d’hotel étant à comprendre comme un équivalent du café dans notre imaginaire. Étymologiquement, ce sont des restaurants pour militaires, parce que les militaires, eux, ont droit de manger de la viande, comme les castes de kshatriya (castes associées aux guerriers et aux princes, ndlr), ils peuvent manger de la viande et voient leur consommation d’alcool tolérée. Ils ne constituent évidemment pas la seule clientèle de ces lieux dans la réalité.

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A-t-on vu se développer de nouveaux lieux urbains de commerce alimentaire, sur le modèle occidental du supermarché alimentaire ? A qui s’adressent-ils ?

Les grands centres commerciaux et les malls datent de la fin des années 1990. Ils fleurissent vraiment dans les années 2000. On disait à cette époque à Mumbai qu’il en ouvrait un chaque mois. Et il faut imaginer la taille de ces supermarchés : ce ne sont pas de petites supérettes, mais de gros ensembles, où vous avez deux ou trois étages de vêtements, et au dernier étage le multiplex de cinéma avec les food joints. Dans cette partie, il y aura souvent un restaurant végétarien. Mais on peut aussi trouver des restaurants non végétariens, et un fast food. Ces lieux restent cependant élitistes socialement.

On trouve aussi des supermarchés alimentaires, mais leur diffusion est très faible par rapport à d’autres pays d’Asie du Sud ou des pays d’Amérique latine. On y trouve du riz vendu par sacs de dix kilos, des légumes comme en Europe, un rayon d’alcool, parfois à l’écart, mais aussi fourni qu’en Europe.

Les grandes surfaces restent assez rares pour des raisons également politiques. Certains ont peur que ces grandes surfaces intègrent l’agriculture locale, ce qui n’est pas forcément au bénéfice des producteurs qui sont souvent étranglés par les distributeurs. S’est donc développée une opposition de gauche qui essaie de lutter contre l’implantation de ces grandes surfaces. Ils dénoncent le discours des chaînes de supermarchés qui affirment qu’ils vont diminuer le nombre d’intermédiaires et garantir des débouchés aux agriculteurs. Ne vont-ils pas surtout travailler avec les gros agriculteurs ? La critique de l’agriculture contractuelle est donc assez forte, ce qui limite le développement de ces grandes surfaces. Certaines chaînes ont même abandonné ce type de commerce, parce que leurs boutiques avaient été détruites par des militants altermondialistes. Par exemple, Reliance, qui est un des plus grands groupes indiens privés, a développé une filiale spécialisée dans la vente de fruits et légumes, Reliance Fresh : dans certains États, ils ont dû fermer leurs commerces, car le climat social et politique était trop conflictuel. En fait, on retrouve des mouvements qui avaient eu lieu dans les années 1990 contre KFC ou McDo, quand certains restaurants de ces chaînes avaient été détruits par des militants, aussi bien des altermondialistes que des nationalistes hindous qui voient dans ces groupes une marque de l’impérialisme. Reliance étant un groupe indien, la situation est un peu différente. Carrefour s’est de son côté retiré d’Inde l’année dernière, contre toute attente, parce que politiquement, la situation était trop compliquée de leur point de vue.

À cela s’ajoute le fait que la loi indienne est très restrictive sur le commerce de détail (alimentaire, mais pas uniquement) pour les investissements étrangers, au nom de la protection du petit commerce, même si les grandes surfaces de gros étrangères sont autorisées, comme Metro.

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Un mall (F. Landy, 2015).

Un mall (F. Landy, 2015).

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Où se développent ces centres commerciaux gigantesques ? Comment s’intègrent-ils à l’espace urbain ?

Ces grandes surfaces ne se développent pas dans les centres historiques, car il n’y a souvent pas la place, mais ils sont beaucoup plus intra-urbains que ce qu’on peut trouver en Europe, et en particulier en France. Leur architecture le permet : ce sont des cubes sur plusieurs étages, là où les grandes surfaces européennes sont plutôt sur un seul niveau, et donc plus étalées. Comme la clientèle visée est essentiellement celle des classes moyennes et supérieures, elles sont situées principalement à côté des zones les plus favorisées, même si on trouve des zones pauvres un peu partout.

Certains problèmes imprévus émergent en lien avec ces centres commerciaux. Un policier me racontait à Hyderabad le problème auquel ils avaient été confrontés. Ces grandes surfaces ont d’immenses parkings souterrains pour leurs clients, mais les voies d’accès à ces lieux sont souvent toutes petites, les rues de la ville étant peu larges en général. Le policier se plaignait du fait qu’à cause des engorgements créés, il n’y avait plus de troupes disponibles pour faire autre chose que réguler la circulation dans cette zone. On retrouve ici un problème de politique publique. L’État indien a beaucoup compté sur le privé pour développer un certain nombre d’infrastructures, mais les entreprises privées ne vont pas construire des routes pour le bien-être collectif. C’est hors de leurs logiques. On le voit par exemple à Bangalore dans un autre domaine. La ville est censée être le temple de l’informatique, mais il n’y a pas assez d’électricité, ce qui fait qu’on observe maintenant des phénomènes de délocalisation ou que certaines entreprises se mettent à développer leur propre générateur ou à fonctionner en circuit fermé.

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En Europe, le périurbain est associé à un imaginaire relativement positif. Vous avez évoqué plusieurs fois des espaces périurbains indiens. Est-il possible de faire le portrait du périurbain indien moyen ? Quelles en sont les caractéristiques sociales ? Quels sont les imaginaires qui s’y rattachent ?

Il y a, à l’échelle indienne, deux législations différentes pour les villes et les campagnes (les villages), ce qui peut créer quelques cas problématiques. À Hyderabad par exemple, on a des villages qui ont été inclus dans des communes « urbaines », ce qui fait qu’on a des modes de gestion pas du tout adaptés. A l’inverse, on a des zones répertoriées comme rurales, qui sont peuplées de travailleurs pendulaires comme on peut en trouver en Europe, en raison de la présence d’une route ou de lignes de bus, et qui sont en fait pleinement dans l’orbite urbaine.

En théorie, pour passer du statut de commune rurale à urbaine, il faut notamment dépasser le seuil de 5 000 habitants, mais ces différents cas problématiques montrent que la définition de l’urbain, du rural ou de l’espace intermédiaire n’est pas encore stabilisée et validée. Il y a également des intérêts des habitants : si vous êtes considérés comme une commune rurale, vous avez droit à des subventions pour l’implantation d’activités industrielles, au nom du développement de l’industrie rurale. Par exemple, une rizerie ne peut pas être située en ville, donc le propriétaire d’une rizerie va tout faire pour que la commune ne change pas de statut pour devenir urbaine. À l’inverse, le statut de petite ville n’est pas forcément très intéressant, mais plus on monte dans la hiérarchie urbaine, plus vous pouvez obtenir des subventions de l’État.

Si on essaie de faire un portrait du périurbain indien, qui est toujours délicat vu la diversité des situations, on a au-delà d’une banlieue en tâche d’huile comme en Europe, un mixte d’habitat très hétérogène. On y trouve souvent un mini-complex, c’est-à-dire un petit centre commercial, sur 2 ou 3 niveaux, avec petits commerces au rez-de-chaussée, éventuellement une clinique, et des étages d’appartements au-dessus. Les gens qui y habitent travailleront peut-être sur place, mais la plupart travailleront à l’extérieur, dans la ville voisine. L’ensemble est environné de champs cultivés et de friches en attente d’urbanisation, légale ou non. Le périurbain indien est souvent caractérisé par une mauvaise accessibilité aux différentes fonctions, comme par exemple les fonctions liées à l’éducation (collèges). En revanche, on aura toujours une boutique du PDS. Ce sont des zones que les Indiens appellent des zones mofussil, ce qui correspond plus ou moins à « la zone », un couloir périurbain le long de la route, plein de poussière l’été et de boue pendant la mousson, avec éventuellement un arrêt pour chauffeurs routiers et potentiellement quelques prostituées. Globalement, il n’y a pas d’imaginaire positif du périurbain : si on peut, on va en ville. La campagne reste le lieu de vie des pauvres. Gandhi a certes vanté la pureté, la générosité et l’ethos du paysan, mais la ruralité aujourd’hui est mal considérée.

Une exception existe cependant dans le périurbain, pour certaines catégories de populations aisées, qui s’y installent parce qu’il y a de la place. Cela leur permet notamment de tricher fiscalement, car elles peuvent déclarer leur maison comme farm house, sachant que les paysans ne sont pas soumis à l’impôt sur le revenu. Le phénomène est très connu pour Delhi : de nombreux acteurs de cinéma et responsables politiques ont ainsi leur farm house avec leur piscine, leur parc.

On note aussi récemment l’émergence de mini-villes nouvelles, que certains appellent, de façon sans doute un peu excessive, des villes privées. Elles se sont développées à la faveur de la nouvelle législation de 2005 sur les zones franches. Certains promoteurs en ont profité pour créer des quartiers dans ces zones franches, avec pas ou très peu d’activités industrielles, et des logements de luxe, un hôpital, etc. C’est parfois difficile à comprendre pour nos imaginaires européens, car ces populations riches font finalement plus d’une heure de route au moins pour aller en ville, mais en fait, ils ont une voiture avec chauffeur, leur clé 3G et la climatisation. Au fond, la voiture, c’est un bureau pour eux. On trouve, dans ces quartiers, toutes les facilities sur place : le supermarché, le golf, la piscine ; ce sont des quartiers très intégrés. Ils existent depuis les années 1990, mais se sont vraiment fortement développés depuis 2005. La nouvelle mode, c’est désormais les smart cities, du moins dans le discours de Modi. Certaines villes anciennes essaient de se faire qualifier ainsi, ce qui pourrait devenir un jour un label. Ce sera des villes privées entièrement, où de nombreux éléments sont gérés directement par informatique, avec un accès continu à l’eau et à l’électricité. C’est sans doute exagéré de dire qu’il ne s’agit que d’Indiens revenus des États-Unis ou de Singapour comme cela est parfois présenté. On considère qu’il y a en gros 10 % de NRI, Non Residents Indians, qui en reviennent, et qui sont habitués à des standards dépassant même souvent les standards européens, et qui sont la cible principale de ces programmes.

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Face à ce développement urbain multiforme se pose la question des relations entre espaces urbains et espaces naturels ou protégés. Vous avez travaillé sur le Parc National Sanjay Gandhi, au nord de Mumbai. Comment voyez-vous les rapports entre espaces urbains et espaces verts dans les villes indiennes ?

Les villes indiennes sont très denses, la question des espaces verts y a été quasiment complètement ignorée. Quand vous trouvez un jardin public, il est très réduit, et il est souvent sponsorisé, par différents groupes privés comme des banques. Si les autorités municipales ont souvent planifié et construit ces espaces, elles ont fait appel aux sponsors privés dans les années 1990, pour faire face à leurs difficultés financières. À certains carrefours, vous pouvez avoir un tout petit gazon, mais un énorme panneau donnant le nom du sponsor, du type HSBC. De plus en plus, ces espaces sont même repris par le privé, et il y a des tickets d’entrée pour certains jardins publics. C’est le règne de l’entre-soi, pour se prémunir de l’installation de mendiants et de bidonvilles. Cela dit, s’il n’y a pas de clôture, c’est vrai qu’on peut parfaitement y trouver un bidonville le lendemain…

À côté de cela, ce parc national à Mumbai est assez exceptionnel. Il s’explique en partie par son relief : ce sont un peu les collines qui ont sauvé le parc, et la nécessité de l’eau pour la ville, parce qu’on y trouve de grands réservoirs, liés aux deux barrages alimentant la ville depuis le 19ème siècle. En cela, le parc était urbain. Mais en devenant parc national, il a progressivement perdu ce caractère urbain. C’est peut-être un détail, mais le parc, avant, s’appelait parc de Borivali, du nom de la localité. Désormais, il s’appelle parc Sanjay Gandhi, du nom du fils d’Indira Gandhi, personnage qui n’a rien à voir avec Mumbai. Dans le nom même, vous avez le changement d’échelle. Cela peut être un bien, car cela permet de protéger davantage le parc de la ville, mais c’est un gros désavantage aussi, car la ville s’en désintéresse complètement. Le parc est clairement une chasse gardée du ministère des Forêts (du Maharashtra). La ville refuse donc de s’en occuper. En 1995, il y avait 500 000 personnes vivant en bidonvilles à l’intérieur du parc. Pour la ville, c’est autant de bidonvilles qui ne sont pas dans son secteur et qu’elle n’a pas à gérer.

Jusqu’à il y a peu, les deux mondes s’ignoraient, entre la forteresse de la conservation au ministère des Forêts et la ville. Depuis peu, la situation est en train de changer, notamment grâce à certains acteurs, à la direction du parc, ou dans le cadre de notre projet UNPEC, financé par l’ANR, qui fait prendre conscience aux gens du parc que la ville est importante.

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Un enfant Devipada adivasi (F. Landy, 2015).

Un enfant Devipada adivasi (F. Landy, 2015).

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Ce parc est en particulier connu pour ses léopards, qui sont devenus une source de conflits pour les riverains. Ces léopards sont-ils des révélateurs de crises de gouvernance d’un autre ordre ?

La question des léopards qui peuvent tuer des gens, c’est une question urbaine. Certains de ces léopards ont un territoire qui est situé en dehors du parc. Ils suivent en fait souvent les déchets, dont la gestion est catastrophique. Qui dit ordures dit chiens plus ou moins errants, chèvres, corbeaux, cochons, qui sont mangés par les léopards. Les citadins se plaignent au ministère des Forêts, mais également de plus en plus aux autorités urbaines, ce qui oblige les deux parties à discuter entre elles. Désormais, il y a une plate-forme, une hotline quand on a vu un léopard dans son quartier ou qu’on s’est fait attaquer. La hotline dépend du parc, mais est vraiment associée à la ville.

Le ministère des Forêts a aussi ses conflits internes. Il est séparé en deux divisions, la wildlife division, qui s’occupe de la faune et des parcs nationaux, et la territorial division qui s’occupe de tous les autres espaces protégés. La wildlife division s’occupe donc du parc, mais tout le reste de la ville (dont forêts et mangrove) est sous l’autorité de la territorial division. Quand un léopard était vu hors du parc, les deux parties rejetaient l’une sur l’autre la responsabilité de se charger de l’affaire.

Aujourd’hui, les deux facteurs de crise que représentent les bidonvilles et les léopards obligent à avancer de façon un peu plus commune. Les médias et Facebook créent aussi une pression publique plus forte. Mais on pourrait dire que les utilisateurs des réseaux sociaux appartiennent aux catégories sociales les plus favorisées. Cela se voit clairement sur les léopards : qui mangent-ils ? les populations des bidonvilles. Mais on n’intervient que pour les classes favorisées, quand ils ont simplement vu un bout de queue de léopard, en essayant de le capturer. C’est contre-productif car la capture et le déplacement d’un léopard, c’est ce qui va le rendre dangereux. Quand il n’a plus ses marques, il devient littéralement fou. Et si la place est libre, un autre léopard prendra rapidement sa place, ce qui fait que cela ne résout pas vraiment le problème. Mais, dans l’esprit des gens, quand on voit un léopard, il faut le capturer.

Par ailleurs, ce problème des léopards a aussi des éléments culturels. À Nairobi, il existe un parc national en ville avec lions, hyènes, léopards, mais il n’y a pas de morts, parce que les gens ne crient pas quand ils voient l’un de ces animaux ni ne leur jettent des pierres. Si vous allez dans un zoo en Inde, vous verrez souvent des gens jeter des cailloux sur les animaux.

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Quelle est l’ambition de ce parc ? Est-il censé offrir une éducation à la nature pour les urbains comme dans certains parc américains ? Est-il vu comme un lieu de loisirs ou de protection ?

On n’a pas une vision partagée de ce que doit être ce parc. Il y a une toute petite minorité éduquée qui développe une réflexion sur la protection de la faune et de l’environnement, mais la plupart des gens voient ce parc avec désintérêt sinon mépris, la forêt étant, dans les imaginaires, associée aux endroits sales et pauvres où vivaient leurs familles il y a deux ou trois générations. Il y a un très faible attachement au parc de la part des habitants de la ville de Mumbai. Au fond, on retrouve l’idée que l’Inde est un pays de la modernité, comprise surtout à travers l’image du béton ; la nature est très séparée de la ville et ne sera pas pratiquée par les gens.

Dans le parc, il y a une zone assez petite pour les activités touristiques, mais il n’y a rien à manger, pour éviter les emballages. On peut toutefois y aller en voiture. A côté de cela, il y a le reste qui est censé être entièrement protégé : pour vous y rendre et faire une randonnée, la demande de permis est obligatoire. Au milieu du parc, on trouve également des grottes archéologiques bouddhiques récupérées par les hindous et reliées au reste par des voies goudronnés. Pour l’instant, on peut rejoindre ces grottes en voiture. Ces grottes sont en fait assez peu propices au développement d’un espace naturel sanctuarisé. La fête de Shiva y rassemble 100 000 personnes depuis quelques années, avec force hauts parleurs. C’est ce qui a suscité la naissance de mouvements de contestation visant à interdire ces fêtes et pèlerinages dans le parc. En fait, ce conflit a permis le développement d’un premier embryon de société civile autour de ces questions de protection environnementale, avant même les léopards.

Il y a donc un problème de zonation, en l’absence de zones tampons, sans doute parce qu’on s’y prend trop tard par rapport au développement urbain.

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Le parc s’est agrandi à plusieurs reprises. Devait-il servir à lutter contre l’étalement urbain ? En quoi est-il représentatif des relations entre villes et espaces verts et protégés en Inde ?

Le parc ignorait la ville, et n’avait donc pas vocation à être une barrière à l’urbanisation. Il a vu sa taille multipliée par cinq en trente ans pour avoir plus de forêt, plus de léopards, et, du coup, il s’est brûlé les ailes, car il s’est rapproché de la ville qui elle-même continuait à s’étendre. Il y a un expansionnisme écologique qui a été à l’œuvre, notamment pendant la période d’état d’urgence de 1975-1977 pendant laquelle la Constitution fut suspendue. L’époque fut mise à profit par les autorités du parc pour exproprier certains propriétaires en lisière du parc pour intégrer leurs territoires dans leur giron. Cela a touché en particulier des métayers, des paysans qui parfois cultivaient la terre sans avoir de titre, et qui appartiennent aux populations tribales. On en compte 8 000 à 9 000 dans le parc encore aujourd’hui. L’agriculture leur est interdite, l’élevage leur est interdit, ils ont perdu tous leurs moyens de subsistance ou presque. Certains ont été expulsés, d’autres sont restés sur place. (Leur statut est toutefois un peu plus solide que celui des habitants des bidonvilles du parc). Leur expulsion a été gelée, maintenant toutefois une épée de Damoclès au-dessus de leurs têtes. Ce qui est frappant, c’est qu’ils sont parfois défendus par des associations de personnes non tribales qui militent pour la protection des populations autochtones, pour les peuples de la forêt, alors que, dans la pratique, ces tribaux sont souvent des travailleurs pendulaires assez classiques désormais, qui conservent de temps en temps un peu d’agriculture et d’élevage, mais de façon clandestine.

Ce parc est un peu exceptionnel en Inde pour sa proximité urbaine. On a également un exemple à Bangalore, avec le parc national de Bannerghatta situé à 15 km de la limite de la ville, avec tout le flou que cela implique. C’est un parc en situation périurbaine, où la situation est moins catastrophique qu’à Mumbai, mais on note de plus en plus de mitage dans le parc. Parmi les parcs nationaux, ce sont sans doute les seuls cas de parcs urbains.

Après, au niveau urbain, il y a les espaces verts, qui sont toujours menacés d’occupation par des bidonvilles, posant des questions de justice environnementale et de justice sociale, qui remontent au déficit de politiques urbaines depuis les années 1950.

Entretien réalisé en janvier 2015 par Daniel Florentin et Frédérique Célérier

Image de couverture : élevage intra-urbain de vaches (F. Landy, 2015).

  1. Landy Frédéric, « Représentation du territoire national et circulation des grains : le Système de distribution publique indien », Annales de géographie 1/2011 (n°677) , p. 26-49 []

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