Chine / Ethnic space, exotic gaze: éléments de réflexion sur l’entrepreneuriat ethnique ouïgour à Shanghai
Justine Rochot
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L’article de Justine Rochot au format PDF
Il y a d’abord cet enchaînement de traces discursives,
ce glissement de représentations qui va de
l’étranger au migrant et de celui-ci au
cosmopolitisme comme marque distinctive
des sociétés urbaines.
Isaac Joseph, « Urbanité et ethnicité », 1987
Les années 1980 et l’assouplissement des politiques migratoires internes en ont fait des membres à part entière du paysage urbain des villes côtières chinoises: tantôt béret tantôt kufi sur la tête, ils font griller des brochettes de mouton, souvent accompagnées de Nan – galettes de pain parfumées au cumin – sur des barbecues en alliage ornés parfois d’un croissant de lune. Un transistor fait résonner les incantations traditionnelles d’un Muqam, la guitare flamenco d’un Shirali, les doux violons d’un Mominjan ou les basses sonores d’une pin-up ouzbek. Eux sont Ouighours : jeunes hommes d’une vingtaine d’années parlant un mandarin souvent inégal, ils viennent en grande partie de zones urbaines pauvres de la Région Autonome du Xinjiang, province occidentale turcophone de la Chine représentant plus d’un sixième de sa superficie totale et principalement composée de régions désertiques et de montagnes. Et si l’on parle le plus souvent de l’ampleur des migrations des Chinois de l’ « ethnie » (Minzu 民族) majoritaire Han vers le Xinjiang, où ces derniers bénéficient de politiques encourageantes en termes d’accès à l’emploi et aux postes de gouvernance, on oublie souvent le contre-point inverse de ces mouvements : les départs de Ouighours – et Ouzbeks, Kazakhs, Hui et Kirghizes qui peuplent aussi la région – vers l’intérieur du pays, le neidi 内地, à la recherche de nouvelles opportunités d’emploi.
Mais à Shanghai comme ailleurs sur la côte, tous les Ouighours ne sont pas jeunes, hommes ou précaires, ni tous aussi visibles que ces vendeurs de brochette installés aux coins des rues. Sur les 1700 Ouighours possédant le permis de résidence de Shanghai et officiellement recensés par le Bureau des Statistiques de Shanghai en 2000 – leur présence réelle étant plutôt estimés à environ 50 000 par les Ouighours eux-mêmes – on trouve également pléthore d’étudiants, d’auto-entrepreneurs, d’hommes ou de femmes – ingénieurs comme commerciaux – employés dans des multinationales étrangères et jouissant au même titre que tout autre des embardées nocturnes et cosmopolites qu’offre la ville-lumière.
Les démons à ma porte
Et pourtant, le mythe urbain règne : au regard de bien des Chinois Han de Shanghai, les Ouighours sont avant tout et pour le mieux des vendeurs de brochette malicieux – mythifiés par le célèbre comique Zhen Peisi dans son sketch « le vendeur de brochettes » – pour le pire dealer de marijuana, petit voleur de gare ou profiteur illégitime des politiques de discrimination positive. Ainsi les flux spatiaux enfantent-ils les cabrioles mentales, l’assouplissement des politiques migratoires ayant à la fois participé à renforcer le sentiment d’appartenance des Ouighours à leur propre groupe ethnique, mais aussi à reformuler l’image sociale de ces derniers auprès de la population Han. De pittoresques, exotiques, érotiques danseurs ruraux vantant avec humour les délicatesses de leur promise à grands coups de métaphores fruitières – images fantasmatiques véhiculées depuis la Libération par les médias chinois grâce aux stars officielles de la chanson tels que Wang Luobin et Kelimu –, les Ouighours sont devenus au regard d’une grande majorité de Han un fantôme urbain auquel on ferait bien de ne pas se frotter.
« Le vendeur de brochettes », Zhen Peisi
« La fille de Daban », Ke Limu
Aussi l’arrivée à Shanghai est-elle souvent douloureuse pour les nouveaux arrivants : faire face aux préjugés lors d’une recherche d’emploi, subir les regards scrutateurs dans la rue parce que l’on passe au mieux pour étranger, au pire pour terroriste, subir entretiens et contrôles d’identité arbitraires aux abords des gares et des aéroports, se battre pour se faire comprendre lorsque l’on ne parle pas shanghaien voire même à peine mandarin, trouver des restaurants hallal dignes de confiance, négocier sans cesse son identité face aux collègues ou camarades de classe Han qui malgré leur bonne volonté s’empêtrent à tout bout de champ dans leurs préjugés. Et si les Hui – musulmans de langue chinoise largement intégrés aux économies urbaines – pourraient bien être vus comme des alliés potentiels pour affronter la ville et ses regards inquisiteurs, les Ouighours persistent bien souvent à n’y voir que des Han islamisés : pas question pour la plupart de se risquer à manger du « faux » halal chez ces Chinois qui contribuent à véhiculer une image harmonieuse et dépolitisée d’un hypocrite Islam à caractéristiques chinoises. Propos d’une amie ouighoure : « Lorsque je vais au travail, je ne mange pas avec tout le monde, car la nourriture n’est pas halal. D’habitude, je prépare ma propre soupe la veille, pour manger sur place. Mais justement, hier, je n’avais pas eu le temps de me préparer à manger. Je suis donc allée dans un restaurant Hui de lanzhou lamian, exceptionnellement car d’habitude je ne leur fais pas confiance. Le lendemain, je suis tombée malade: je pense que ce n’était pas halal car d’habitude je ne suis jamais malade. Il y avait surement des traces de porc, comme je n’en mange jamais, mon corps a réagi. Et ces petits restaurants Hui ne sont souvent pas propres du tout. Je n’y retournerai plus. Je préfère manger ma propre nourriture ».
« Il fait sombre sous la lampe » (灯下黑) dit un proverbe chinois, volontiers repris à leur compte par les Ouighours (« Chiraq tuwi qarangghu ») : aussi, lorsque la ville-lumière refuse de vous accueillir en ses faisceaux, lorsqu’il est dit que la survie sera ouighoure ou ne sera pas, il faut apprendre à scintiller. L’entreprenariat ethnique, notamment et avant tout culinaire, est une de ces tentatives. Et pourtant, tous les restaurants ouighours de Shanghai ne brillent pas avec la même intensité. Essayons donc de saisir les natures de ces volts, de déterminer leur espace de rayonnement, de tisser les traits de leur généalogie spatiale.
Une ethnicité de survivance
Tout a commencé dans les années 1990 avec les askhana, petits restaurants assimilables à des cantines, aujourd’hui majoritairement – mais non exclusivement – situés près de la Place du Peuple, au croisement entre la rue du Yunnan et du Zhejiang. Alors que nous sommes ici en plein centre historique de la ville, lieu de passage des hordes touristiques en chemin vers la rue de Nankin, ce n’est paradoxalement pas ici que se situent les plus gros restaurants, aujourd’hui vitrines d’une culture ouighoure modernisée et cosmopolite. Ces derniers, bien plus récents, préfèrent s’installer dans des quartiers moins concurrentiels, au loyer moins élevé, et tentent tant bien que mal d’échapper à l’image du restaurant ouighour malfamé (vol, deal), sale et communautariste, que les Ouighours les plus éduqués se refusent eux-mêmes à fréquenter1.
Dans les askhana, on vient des périphéries des villes moyennes du Xinjiang telles que Guldja (Yili), Aksu (Akesu) ou Hotan. Les capacités d’accueil son limitées (une cinquantaine de place la plupart du temps) et les patrons sont majoritairement d’anciens entrepreneurs ayant touché aux affaires avec l’Asie centrale avant la Chute de l’URSS : le business étant devenu instable, ceux-ci sont venus à Shanghai pour miser sur de nouvelles pratiques dans de nouveaux espaces plus prometteurs. Ici, on se contente de servir à manger et on arrondit parfois les fins de mois en dealant plus ou moins discrètement de la marijuana en arrière-boutique. Les serveurs – tous des hommes célibataires d’une vingtaine d’années – viennent de la ville d’origine du patron, vivent dans les dortoirs dépendant du restaurant et restent en moyenne entre un et trois ans à Shanghai, se faisant remplacer par des frères ou des cousins poursuivis par les mêmes rêves. Ils retournent ensuite au Xinjiang après avoir pris conscience du caractère limité des opportunités qui leur était offerte sans assises financières ni diplôme. Pour eux, Shanghai n’a rien de véritablement accueillant mis à part les gratte-ciels qui les narguent, et ils savent bien le rendre aux clients chinois, dont on se moque souvent, mêlant humour et provocation, s’amusant à susciter chez les clients une gêne indécise teintée d’amusement. Notes tirées d’un cahier de terrain : « Nous discutons en ouighour avec les serveurs. Le restaurant est vide. Lorsqu’un couple de jeunes Han entre dans le restaurant, le silence se fait. Les serveurs leur posent d’un geste brusque et machinal la carte sur la table, avant de jeter un clin d’œil à mon ami, comme si celui-ci partageait le même sentiment à l’égard du couple qui venait d’entrer ». Autres notes, côté Han cette fois-ci : « La nourriture est bonne dans ce restaurant, mais les serveurs sont un peu sauvages : j’ai l’impression de me faire juger en permanence, ils sont tous très railleurs, et se parlent en ouighour ce qui me met mal à l’aise. Quand nous avons commandé notre repas, ils nous ont regardé de travers en nous disant que nous ne commandions pas assez ».
Assimilation shanghaienne, différenciation ouighoure
D’autres restaurants sont parvenus à s’agrandir et à créer plusieurs antennes dans différents pôles de la métropole, faisant le pari d’une visibilité ethnique plus pétillante. L’un deux, dont les différentes branches sont officieusement surnommées « Uyghuristan » au sein de la communauté ouighoure, ne semble pas se différencier au premier abord de ceux décrits précédemment. Pourtant, leur histoire diffère et les services proposés suggèrent des stratégies de visibilité à la fois plus complexes et plus ambigües. Le patron a initié son ascension par un petit restaurant situé à côté du Bund, créé à la fin des années 1990, puis s’est développé jusqu’à posséder plus de six restaurants sur Shanghai, dans divers quartiers, avec une clientèle abondante – dont beaucoup de Ouighours – et structurée autour d’un réseau familial développé. C’est en arrivant à Shanghai que le patron a rencontré sa femme, une Shanghaienne dont la caution a joué un rôle essentiel dans le développement du restaurant. Son ascension culinaire en a fait un « Grand Frère » auprès de la communauté ouighoure de classe supérieure : on vient y manger, célébrer des anniversaires, inviter des amis pour un karaoké en ouighour, et l’on repart souvent avec un sac de viande hallal ou quelques galettes de pain pour les jours à venir. Les serveurs, originaires de la région du patron, sont encouragés à suivre des cours de mandarin voire même à apprendre quelques rudiments de shanghaien, hurlés lorsque les plats sont posés sur la table, au plus grand plaisir de la clientèle locale. Le restaurant emploie aussi plusieurs chanteurs et danseurs qui exécutent plusieurs fois par semaine quelques spectacles, occasion de faire découvrir au public Han des chants populaires et traditionnels du Xinjiang, lesquels n’ont souvent pas eu l’opportunité de migrer à l’autre bout de la Chine. Ainsi, la chanson de Momunjan, « Pat arida barimen », véritable succès en 2009, notamment auprès de la communauté ouighoure à l’intérieur du pays, séduite par ce récit des tragédies de l’expérience migratoire.
Le restaurant se propose ainsi comme nouveau point-relai de démonstration de la culture ouighoure, nouvelle scène de redéfinition identitaire, lieu de négociation d’une image sociale positivée, mais pour le moins paradoxale : attirant la clientèle en jouant sur l’image officielle des Ouighours comme peuple chanteur et danseur, la musique est aussi utilisée comme vecteur central de revendication et sentiment de différenciation. La danse, elle, permet d’opérer un renversement des imaginaires : là où l’image officielle tend à féminiser les minorités ethniques périphériques, les danseurs se plaisent à sur-jouer la virilité, consacrée lorsque les clients Han sont malicieusement tirés sur scène pour prendre part à ces danses qu’ils ne maitrisent pas. Mais le Uyghuristan a aussi été victime de son succès : sa rapide expansion a suscité la méfiance et la moitié des restaurants ont dû fermer, pression politique oblige. Le premier, Place du Peuple, n’existe plus, un autre a été détruit avec d’autres restaurants environnants pour rouvrir dans des locaux plus petits et sans scène de danse.
L’ethnique, c’est chic !
Si des restaurants comme le Uyghuristan se font éclipser du paysage urbain, c’est aussi que d’autres ont fait le pari d’un exotisme ethnique éclatant : ainsi, Yershari (« la terre »), qui n’est pas tenu par un ouighour – les rumeurs vont bon train sur l’origine du patron, Han du Xinjiang, Hui… – est en passe de devenir l’une des chaines de restaurants les plus populaires de Shanghai (huit restaurants en 2013, principalement situés dans les nouveaux quartiers à la mode de Xuhui et Pudong). Ici, il ne s’agit plus de négocier une identité, mais de conquérir le marché du cosmopolitisme, en mêlant à l’imaginaire géographique des lointaines régions occidentales les engagements de l’entrepreneur moderne : autour du restaurant gravitent des services qui dépassent la restauration pour se présenter comme un lieu de communion ethnico-spiritualiste. Les serveurs sont tous de minzu différentes (Han, Hui, Ouighours), la clientèle majoritairement Han et les musiques ouighoures sont chantées en mandarin, accompagnées par d’étranges danses du ventre, inconnues de la culture ouighoure. Parfois même, la playlist ose un chant ethnique de la période maoïste – allant de Wang Luobin à la bande originale du film rouge « le visiteur des montagnes de glace » (冰山上的来客).
« le visiteur des montagnes de glace » (1963)
Comme chez Yershari, le restaurant « l’Orient est yaqxi » (yaqxi signifiant bon en ouighour, 东方亚克西) entretient l’exotisme : ouvert par trois frères originaires de la ville de Ningbo et ayant été séduits par leur voyage au Xinjiang, le restaurant n’est fréquenté par aucun Ouighour : en revanche, tous les soirs, on y joue nostalgiquement à l’accordéon « La fille de Daban » de Kelimu, membre de la troupe de danse de l’Armée de Libération. De nouvelles images se dessinent alors, revirements cosmopolites de l’exotisme originel, faisant du Xinjiang une terre dépolitisée et anhistorique de jouissance et de bombance, nouvelle forme de grande cuisine, teintée d’internationalisme et d’altérité culturelle, de spiritualisme et de grands espaces, de nostalgie de l’authenticité.
Voilà donc peut-être ce que le prisme du commerce ethnique shanghaien révèle : un faisceau de mutations en matière de pratiques urbaines, mutations où la commercialisation de l’ethnicité s’intègre peu à peu au paysage urbain chinois, ne laissant finalement aux acteurs principaux de cette ethnicité qu’une faible marge d’expression et des opportunités réduites de prise en charge de leur image sociale. Le mythe urbain du vendeur de brochettes n’est sûrement pas prêt de disparaître.
Justine Rochot
Justine Rochot est doctorante en sociologie au Centre d’Etudes sur la Chine Moderne et Contemporaine de l’EHESS. Elle travaille sur les mutations des normes sociales du bien-vieillir et sur l’évolution des politiques de prise en charge des personnes âgées en Chine urbaine contemporaine.
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Bibliographie
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- Ces restaurants tendent de fait à disparaitre, à la fois du fait du coût grimpant des loyers, mais aussi du fait d’une certaine pression politique. C’est notamment ce qui est arrivé au quartier des restaurants ouighours de Weigongcun à Pékin, autrefois flamboyant centre de deal puis rasé à la fin des années 1990. [↩]