Banlieues françaises / La banlieue parisienne, périphérie réinvestie ?

Marie-Fleur Albecker

L’article de Marie-Fleur Albecker au format PDF


Le populo vit ou vivait là-dedans, dans cette musique, et il y met ses chants. Il les mettait, faudrait-il dire, car il n’y en a plus et tout ce qui a reflété ce monde est parti. (…) Et les souvenirs de la banlieue ne se recueillent pas sur eux-mêmes, ils sont secoués, on les repique, on les diffuse, mais la banlieue ne peut pas être son propre musée : elle respire autrement, et on s’occupe d’elle.

Jean-Christophe Bailly, « Pas loin d’Arcueil », La phrase urbaine, Seuil, 2013.

 

La banlieue parisienne peut être analysée historiquement comme un simple mouvement de l’urbain du centre vers ses périphéries ; cependant, ce débordement n’est pas uniforme et illustre une tension constante entre centralité et périphérie. La première couronne de banlieue parisienne est construite d’abord comme un espace exutoire d’activités dévoreuses d’espace – essentiellement industrielles – depuis le XIXe siècle mais aussi, après une période de crise, comme un espace d’entrée renouvelée pour les investissements qui font de l’agglomération parisienne une capitale de l’économie mondiale. Dans la nouvelle configuration spatiale créée par la globalisation qui renforce le rôle des centres, les premières couronnes de banlieue sont des espaces vulnérables, à la fois bien moins équipées que la ville-centre en infrastructures et aménités pour attirer les activités, et moins attractives que la grande banlieue ou le périurbain pour capter les migrations résidentielles. Néanmoins, leur localisation limitrophe du centre en fait un espace d’entre-deux qui devient stratégique en termes de développement urbain : en effet, la distance au centre est favorisée pour l’implantation de certaines activités tertiaires supérieures, notamment les activités de back office1  (Lee et Leigh, 2005). Ainsi, loin d’être seulement un espace de rejet, la première couronne de banlieue parisienne2 devient attractive pour les investissements – publics et privés – dans l’espace urbain, et ces investissements y opèrent des effets contradictoires.

———

1. Les communes de la première couronne de banlieue parisienne (Albecker, 2014)

1. Les communes de la première couronne de banlieue parisienne (Albecker, 2014)

————

Construction de la banlieue et capital industriel

La première couronne de banlieue parisienne est caractéristique du lien « symbiotique » à l’industrie de nombreuses villes occidentales (Soja, 2000). Dès la fin du XIXe siècle, l’espace de la banlieue s’urbanise en lien avec le capitalisme industriel et le centre parisien : l’usage du sol et sa valeur sont largement déterminés par une logique spatiale à la fois radioconcentrique et sectorielle (nord-est / sud-ouest) qui marque durablement l’organisation de l’agglomération parisienne. L’urbanisation de la banlieue reproduit ainsi les tropismes sociaux est-ouest et accueille les investissements industriels privés, laissant le centre aux usages tertiaires et résidentiels plus rentables pour le foncier (Harvey, 2003).

La localisation de ces investissements est avant tout déterminée par la proximité de Paris, d’où provient avant tout l’industrie de banlieue, la disponibilité des terrains et leur faible coût, selon une logique de maximisation de l’investissement qui cherche surtout de l’espace libre afin d’adapter les usines aux nouveaux modes de production. De plus, les salaires en banlieue sont plus bas et les conditions de travail plus dures ; la main d’œuvre y est plus docile et moins syndiquée qu’à Paris (Faure, 1991).

Cette implantation géographique n’est donc pas liée à une volonté d’aménagement public pour soulager Paris, mais avant tout au libéralisme et aux avantages comparatifs géographiques et sociaux que les patrons d’industrie ont trouvés en banlieue.

Les spécialisations géographiques qui se dessinent alors différencient l’espace industriel dans la banlieue. La grande industrie lourde se concentre au nord et à l’ouest : métallurgie et chimie d’Asnières à Pantin, automobile et aéronautique d’Asnières à Boulogne-Billancourt ; à l’est et au sud, les industries sont plus diversifiées et tendent à s’imbriquer dans le tissu urbain sous la forme d’ateliers et de petites usines. Ces modalités spatiales d’implantation de l’industrie seront ensuite déterminantes dans la reconversion des friches industrielles : une vaste friche d’un seul tenant présente des enjeux et des opportunités différentes que de nombreuses petites friches dispersées dans l’espace urbain.

La population majoritairement ouvrière, en opposition à ces logiques capitalistes de gestion de l’urbain, élit de nombreux maires communistes dans les années 1920-1930 : c’est la naissance de la « banlieue rouge », qui permet une redistribution locale du capital industriel (Fourcaut, 1986). Certaines communes, comme Ivry-sur-Seine ou Gentilly, sont restées gérées par le Parti Communiste jusqu’à aujourd’hui. Leurs politiques municipales (urbanistiques, culturelles, économiques et sociales) se définissent par des choix spécifiques : il en est ainsi de la politique de construction de grands ensembles menées dans les années 1950-60 pour améliorer les conditions de vie de la classe ouvrière et renforcer un électorat de gauche (Brunet, 1995). 49 % des grands ensembles de plus de 1 000 logements construits en banlieue parisienne ont été bâtis dans des communes communistes, qui représentent pourtant moins de 20 % des communes. En tout, 17 grands ensembles de logements (plus de 400 logements) sont construits dans la première couronne parisienne entre 1952 et 1972, dont 12 dans les communes de banlieue rouge de Montreuil, Saint-Denis et Ivry-sur-Seine. Ces politiques municipales s’appuient sur une politique volontariste de l’État de soutien au logement social via des moyens de financement importants3  qui permettent une conjonction des investissements publics nationaux et locaux. Cependant, dans le cas de la banlieue rouge, les communes affirment leur volonté de contrôle sur l’attribution des logements et le type de construction. Toutes les communes de première couronne maîtrisent ainsi la majorité de leurs logements sociaux via des offices publics municipaux d’HLM.

L’intervention de l’État accompagne aussi le mouvement radioconcentrique de développement de la banlieue et du périurbain, qui s’effectue désormais de plus en plus loin du centre (SDAURP4, RER, autoroutes, villes nouvelles). Le rôle du secteur privé reste très important, notamment hors du logement social : eu égard à l’importance de la demande, la spéculation foncière et immobilière explose, d’autant que l’État concentre son action sur les infrastructures et non sur le foncier. L’augmentation du prix des terrains s’explique par un contexte de pénurie de foncier croissant au cœur de l’agglomération parisienne alors que les nouvelles infrastructures, les changements d’affectation du sol, l’affirmation des divisions sociales de l’espace et le développement de la propriété individuelle appuient la demande du secteur privé.

La structure de l’investissement privé dans l’immobilier francilien se modifie alors dans le foncier en région parisienne : les grandes firmes tertiaires (banques, mutuelles et assurances notamment) succèdent aux grands groupes industriels. Les grands acteurs privés constituent des filiales de promotion immobilière : la Stim (Société de technique immobilière) est créée par Bouygues en 1956, la Sogeprom par la Société générale en 1972, la Cogedim (Compagnie Générale de Développement Immobilier) par Paribas en 1963… Cette dernière investit à La Défense (tours Manhattan, CBX, Opus 12, Quai 33, puis tour First en 2011), mais aussi dans la rénovation du Quartier de l’Horloge à Paris, et joue notamment un rôle majeur dans la réforme des aides au logement via l’influence qu’elle exerce en tant que représentante de la promotion privée dans la Commission nationale sur la réforme du logement dans les années 1970 (Bourdieu et Christin, 1990). Enfin, les capitaux internationaux (pays du Golfe et britanniques) arrivent dans la région parisienne à partir des années 1970. La constante appréciation des plus-values foncières et immobilières justifie le maintien de ce mouvement de capital, qui ne fait par la suite que s’accentuer (Roncayolo, 1985). L’accroissement des valeurs foncières accélère alors les changements d’affectation du sol dans les espaces proches du centre, au détriment de l’industrie de moins en moins rentable.

———–

Désindustrialisations

Dans le même temps, la désindustrialisation est encouragée dans la zone centrale de l’agglomération parisienne par les politiques nationales d’aménagement du territoire qui soutiennent la déconcentration des activités5 . Le mouvement culmine dans les années 1970, où s’affirment de nouvelles logiques libérales de rentabilité du foncier.

Il en résulte deux recompositions principales. D’abord, le paysage industriel est remodelé. La zone centrale (Paris et la première couronne), marquée par l’implantation de l’industrie lourde dont les locaux se révèlent de plus en plus exigus et vétustes, connaît une désindustrialisation très marquée avec la fermeture de grandes usines emblématiques, comme Renault à Boulogne-Billancourt en 1992. Entre 1975 et 2008, l’industrie francilienne est passée de 1,3 million d’emplois à 435 000, soit une perte des 2/3. Cette désindustrialisation prend une forme spatiale et fonctionnelle spécifique puisque les entreprises décentralisent avant tout leur activité de production : le siège social ne déménage que pour une entreprise sur cinq, surtout les plus petites, et la majorité des sièges sociaux reste concentrée en zone centrale.

————

2. L’usine de la Société Française de Munitions démolie, Issy-les-Moulineaux (Dehesdins, 1989/1994)

2. L’usine de la Société Française de Munitions démolie, Issy-les-Moulineaux (Dehesdins, 1989/1994)

———–

La désindustrialisation libère de vastes friches industrielles, nombreuses au nord et à l’ouest de Paris, et génère dans un premier temps des difficultés économiques et sociales, notamment liées au chômage massif des populations locales. Au plus fort de la désindustrialisation, les investissements économiques et les emplois se déplacent en grande couronne, notamment au sud et à l’ouest vers le croissant Boulogne-Vélizy-Saint-Quentin-en-Yvelines, le plateau de Saclay ou Évry (Halbert, 2005). Entre 1979 et 1998, les emplois diminuent de 21 % à Paris et augmentent de 33 % en grande couronne.

En parallèle, la périurbanisation des logements est encouragée par l’ « urbanisme automobile de l’État » (Merlin, 2003), qui finance les autoroutes d’Île-de-France tandis que les politiques d’aide au logement se concentrent sur l’accession à la propriété d’une maison individuelle avec la réforme du financement du logement de 1977. Entre 1968 et 1999, la grande couronne gagne près de 2 millions d’habitants (soit une augmentation de près de 70 % de sa population), tandis que Paris et la première couronne perdent près de 525 000 habitants, soit 13,5 % de leur population.

Ce mouvement de desserrement de l’investissement vers la grande banlieue a donc des conséquences sociales et urbaines importantes sur la zone centrale. Des friches industrielles massives se libèrent à la place des grandes industries lourdes : la Plaine Saint-Denis6 , les docks de Saint-Ouen le quartier d’Ivry-Port : les friches de la première couronne, et particulièrement du nord / nord-est, occupent en 1985 316 hectares, soit 58 % des friches d’Île-de-France (source : IAURIF). En parallèle, le parc immobilier central, notamment social, voit augmenter les taux de vacances d’autant que les jeunes ménages actifs en pleine ascension sociale le quittent pour la grande couronne (Berger, 2006). De nombreuses zones de première couronne connaissent une paupérisation marquée, surtout au nord-est (Saint-Denis, Aubervilliers, Pantin), tandis qu’un mouvement de gentrification se diffuse depuis le centre de Paris vers la banlieue à partir des années 1990 : il gagne d’abord le sud-ouest (Issy-Les-Moulineaux, Boulogne-Billancourt), puis l’est (Montreuil, Les Lilas) et le sud (Vanves, Malakoff).

——–

Globalisation et retour sélectif des investissements

La sortie de la crise économique des années 1970, qui correspond à l’affirmation de la globalisation, ne s’est pas accompagnée d’une amélioration sociale réelle (maintien du chômage de masse, augmentation et récurrence des émeutes urbaines…). Le constat à la fin des années 1970, voire au-delà, est celui d’une crise urbaine qui réinterroge les politiques publiques. En effet, le bouleversement économique et social lié à la globalisation et à la tertiarisation des sociétés occidentales est plus proche d’un changement de paradigme économique, social et territorial que d’une « simple » crise économique (Michalet, 2009).

Dans les premières couronnes, il s’agit d’orienter le recyclage de cet espace urbain principalement ouvrier et populaire : réaffectation du foncier, repositionnement dans la centralité d’une ville globale7, enjeux de redistribution socio-spatiale, positionnement au sein de l’agglomération.

Les activités liées au mouvement de globalisation s’implantent de façon géographiquement sélective. En effet, les fonctions de coordination et de commandement sont maximisées dans les grandes métropoles par l’effet de proximités géographiques tangibles (proximité des bureaux dans les quartiers d’affaire), temporaires (réseau de transport qui permet les rencontres ponctuelles) et virtuelles (réseau de télécommunication) : la métropolisation est une combinaison des interactions locales entre une variété de services de haut niveau et des interactions lointaines, globales. De manière générale, les recherches étudiant ces évolutions mettent en avant le renforcement d’un cœur d’agglomération très nettement centré sur Paris et l’émergence d’une organisation spatiale plus polycentrique (Guillain et alii, 2006 ; Halbert, 2007). La centralité fonctionnelle parisienne est renforcée par la concentration d’emplois de services avancés aux entreprises (Beckouche, 1999).

La première couronne se caractérise par sa proximité au centre ; elle est en outre dotée de bonnes infrastructures et de vastes espaces libérés par l’industrie. Elle se trouve donc particulièrement concernée par cette nouvelle dynamique économique qui se traduit par le débordement du centre d’affaires parisien en plusieurs temps : à l’ouest autour de la Défense dès les années 1960, puis au nord, à l’est et au sud avec l’émergence de plusieurs pôles tertiaires de back office dans d’anciens bastions ouvriers (Plaine Saint-Denis, Montreuil, Ivry-sur-Seine) à partir des années 2000.

Ainsi, l’évolution des emplois de services aux entreprises (image 3) montre l’existence d’un vaste triangle d’affaires débordant hors des limites parisiennes (Paris Ouest, La Défense, Boulogne-Billancourt). Néanmoins, le dynamisme d’évolution de l’emploi consacre une croissance plus ralentie dans le pôle de La Défense, tandis qu’une explosion a lieu dans le pôle Boulogne-Billancourt et Issy-les-Moulineaux, mais aussi Saint-Denis et Saint-Ouen à partir des années 2000. Ces évolutions consacrent la primauté du tertiaire supérieur dans les investissements immobiliers.

——–

3. L'évolution de l'emploi dans les services aux entreprises entre 1993 et 2006 (Albecker, 2014)

3. L’évolution de l’emploi dans les services aux entreprises entre 1993 et 2006 (Albecker, 2014)

———-

L’immobilier de bureaux devient alors un outil de management pour les entreprises, qui mettent l’accent sur les critères d’organisation et de convivialité (on retrouve ici l’idée de proximité propre à la métropolisation), et de maîtrise des coûts. Les immeubles construits doivent être notamment de plus en plus flexibles pour répondre aux changements d’usage demandés par les investisseurs. À la fin des années 1990, l’éclatement de la bulle spéculative immobilière et la domination des investisseurs étrangers en Île-de-France (entre 40 et 65 % des investissements en Île-de-France) entraînent une financiarisation de ce marché : les immeubles sont considérés comme des actifs et doivent répondre à des critères de rentabilité financière (Nappi-Choulet, 2013). Les structures spatiales de l’économie métropolitaine dépendent ainsi des stratégies des investisseurs (Crouzet, 2003), qui fonctionnent selon une logique de micromarchés. Les pôles tertiaires de première couronne8  concentrent une part importante de l’immobilier de bureau en Île-de-France : 18 % pour 11 % des emplois régionaux en 2004 (Nappi-Choulet et alii, 2007).

La rentabilité de l’immobilier de bureau conduit les politiques publiques locales à encourager l’offre immobilière privée pour accueillir les entreprises tertiaires. Cette orientation obéit à des logiques de proximité fortement encouragées par les financements publics, selon des modalités politiques et temporelles différentes. La Défense est le premier pôle tertiaire à émerger en première couronne, sur les communes de Puteaux, Courbevoie et Nanterre. Cette opération de grande ampleur est initiée dans les années 1950 par l’État9, et des promoteurs et entrepreneurs10 . Les investissements publics s’y concentrent sur la maîtrise d’ouvrage des infrastructures, tandis que les promoteurs financent la construction de bureaux via un immobilier de prestige. Depuis les années 1970, la Défense produit en moyenne 15 % de la construction régionale de bureau, et fait office de second Central business district. Ce cœur métropolitain s’étend ensuite sur la banlieue ouest d’Issy-les-Moulineaux à Courbevoie, où des politiques locales volontaristes s’affirment dès les années 1980 : Issy-les-Moulineaux, par exemple, a re-zoné et reconstruit près de 40 % du territoire communal entre 1980 et 2000.

Les politiques urbaines y favorisent la construction de bureaux, la construction de logements sociaux y a été et reste faible. La structure sociale de ces communes s’est rapidement inversée, suivant leur orientation économique, avec une croissance impressionnante de la part de la population de cadres à partir des années 1980 : ainsi, entre 1968 et 2010, la part de la population de cadres a été multipliée par 7 à Puteaux, 6,3 à Levallois-Perret, 4,5 à Issy-les-Moulineaux. À l’inverse, la proportion d’ouvriers été divisée par 5 à Levallois-Perret, Issy-les-Moulineaux et Puteaux. La structure sociale de ces communes est donc marquée aujourd’hui par la surreprésentation des cadres par rapport aux groupes sociaux les plus modestes.

———

4. La Plaine Saint-Denis, immeubles de bureaux et de logements neufs (Albecker, 2011)

4. La Plaine Saint-Denis, immeubles de bureaux et de logements neufs (Albecker, 2011)

——–

En parallèle, la désindustrialisation a précipité le déclin social de certaines communes de banlieue rouge (Saint-Denis, Aubervilliers, Saint-Ouen, mais aussi Bagnolet ou Ivry-sur-Seine), en lien avec la dégradation des grands ensembles de logement social. Ces communes connaissent ainsi un « effet ciseau » (Albecker, 2014) : socialement, la population de ces communes reste marquée par la surreprésentation de la population d’ouvriers et d’employés, avec un revenu bas. Leur profil économique a cependant été récemment bouleversé par une intégration dans le système économique global (augmentation des emplois de cadres métropolitain et dans la finance, construction de bureaux).

L’exemple le plus frappant est sans doute la Plaine Saint-Denis : ce territoire, qui accueille des industries lourdes de la métallurgie, de la chimie et de l’énergie, est particulièrement touché par la désindustrialisation jusqu’au milieu des années 1980, car les municipalités communistes restent très circonspectes quant à la tertiarisation de leur structure de production et préfèrent favoriser des activités proches de l’industrie par des outils de maîtrise du foncier (préemption systématique ou gel du Plan d’Occupation des Sols par exemple). Devant l’échec de ces politiques, le maire communiste « rénovateur » de Saint-Denis impulse en 1993 la constitution d’une structure intercommunale favorable à l’implantation du Stade de France. La proximité de Paris, les investissements de l’État négociés par les collectivités locales (construction du Stade de France, couverture de l’autoroute A1, implantation de deux gares de RER à Saint-Denis) relancent l’attractivité locale. Avec plus de 720 000 m2 de bureaux construits entre 1998 et 2007, la Plaine Saint-Denis devient un nouveau pôle économique péricentral de l’agglomération parisienne. La volonté d’opposer à la globalisation une ouverture « contrôlée » est caractéristique des municipalités communistes (Albecker et Fol, 2013).

À cette intégration fonctionnelle répond une marginalisation sociale. Les nouveaux emplois créés sont de plus en plus en inadéquation avec la population active résidente : le lien habitat-emploi, caractéristique des communes de la banlieue rouge, s’affaiblit ; la population locale, particulièrement touchée par le chômage et marquée par la forte présence de population étrangère, s’appauvrit. À l’inverse, la présence d’un réseau de transport efficace reliant ces communes à Paris permet aux travailleurs qualifiés d’effectuer des déplacements domicile-travail depuis des localisations parfois éloignées. Ce phénomène, à l’échelle de l’agglomération parisienne, a été résumé comme le passage d’une « ségrégation associée » – proximité entre usines et logement ouvrier – à une « ségrégation dissociée » – essor des activités de services avancés à l’ouest tandis que le logement populaire reste à l’est (Damette et Beckouche, 1991).

La « conversion » généralisée à l’implantation du tertiaire supérieur dans la première couronne intervient à partir des années 2000. Les communes communistes du sud et de l’est se rendent à l’évidence de l’échec de leur stratégie : la réduction des sommes retirées de la taxe professionnelle, liée au départ des entreprises industrielles, les confronte notamment à une situation financière complexe. Elles se lancent alors dans le développement de quartiers d’affaires comme Ivry-Port, qu’elles veulent plus mixtes avec l’implantation de bureaux et de logements, dont des logements sociaux, et mettent en place des stratégies de négociations avec les promoteurs pour imposer leurs vues. Ainsi, la mairie de Saint-Ouen souhaite redévelopper le quartier des Docks dans une logique de mixité11  ; le promoteur Nexity, propriétaire de 18 des 100 hectares de la friche, veut privilégier la construction d’immobilier de bureau qui puisse faire l’objet d’investissements internationaux. Finalement, c’est cette logique qui l’emporte dans les négociations, puisque le développeur immobilier a obtenu la concentration des immeubles de bureau au détriment des logements contrairement au plan originel de la mairie (Guironnet et alii, 2015).

Plusieurs tendances sont donc renforcées par la course à l’investissement via l’immobilier de bureaux et de logement. D’une part, la polarisation se renforce tout en distinguant assez nettement les spécialisations fonctionnelles – entre espaces centraux dédiés au tertiaire supérieur (finance, assurance, etc.) et première couronne plus concernée par des activités de routine de type back office. D’autre part, la compétition entre territoires pour attirer l’immobilier d’entreprise oppose directement les territoires entre eux, notamment les pôles proposant le même type de spécialisation : cela a longtemps été le cas entre Issy-les-Moulineaux et Boulogne-Billancourt, spécialisés dans les médias, jusqu’à ce que leur participation à la même communauté d’agglomération en 2010 (Grand Paris Seine Ouest) leur permette d’organiser un « partage des gains » à l’amiable (Source : Entretien mené par l’auteur). Dans cette logique, les maires assurent parfois un rôle d’entremetteurs en allant eux-mêmes à la rencontre des entreprises : André Santini, maire centriste d’Issy-Les-Moulineaux, a ainsi courtisé directement Microsoft pour l’implantation de son siège européen en 2009 ; Jacques Isabet, maire communiste de Pantin, en a fait de même pour l’installation des ateliers Hermès en 1992.

La mairie de Pantin, communiste jusqu’en 2001, a rapidement privilégié une politique destinée à attirer de nouveaux investissements ; cependant, le secteur privilégié était celui des activités en lien avec l’industrie et l’artisanat, notamment le luxe. Depuis 2001, la mairie socialiste favorise un développement économique plus classique, symbolisé par l’arrivée des services de sécurité bancaire du groupe BNP Paribas dans les Grands Moulins en 2009 (cf. photo de couverture). Cette évolution s’accompagne d’un mouvement de gentrification marqué depuis les années 2000, qui se concentre dans le centre de la commune le long du canal Saint-Martin tandis que les quartiers ouest restent paupérisés : la part des cadres dans la population active passe de 11 à 17 % entre 1999 et 2012, celle des ouvriers de 27 à 20 %. Dans les quartiers centraux, le tissu urbain est dominé par l’habitat haussmannien et un patrimoine architectural industriel assez exceptionnel le long du canal, voué à une patrimonialisation et un changement d’usage comme les Grands Moulins à farine hébergeant les services de sécurité bancaire de la BNP, les ateliers Chanel dans d’anciens entrepôts et l’installation de l’agence de publicité BETC dans les anciens Magasins Généraux de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris. La proportion de logement social de la commune (36 % en 2009) diminue petit à petit dans la construction, avec 25 % de logements sociaux dans les opérations privées hors ZAC soit le taux légal imposé par la loi Duflot. Enfin, la commune de Pantin développe une politique culturelle intégrant le patrimoine ouvrier dans une perspective d’attraction des cadres : usine de toile transformée en salle de jazz accueillant le festival Banlieues Bleues, biennale Déco et création d’art, organisation de l’Été du Canal où des œuvres de street art sont exposées dans l’espace public. La galerie d’art Thaddeus Ropac, l’une des galeries d’art contemporain les plus prestigieuses du Marais, s’est installée dans une ancienne chaudronnerie en 2013.

La redistribution des effets de l’investissement à l’échelle locale apparaît donc comme l’enjeu le plus problématique. La première couronne reste un territoire marqué par de grandes inégalités spatiales, mais qui assure également la possibilité d’un accès au logement pour les plus pauvres à proximité du centre, via le logement social notamment. Le cas des « espaces ciseaux » donne l’image de territoires qui fonctionnent comme une mosaïque économique et sociale et dont on peine à comprendre la cohérence : des activités métropolitaines supérieures emploient des cadres habitant ailleurs sur le territoire, et les populations pauvres résidentes sont à la fois obligées de se déplacer de plus en plus loin pour travailler et croisent la population favorisée durant la journée sans contact réel. Les inégalités sociales sont doublées sur le territoire d’une ségrégation de l’emploi.

Les processus de dévaluation et de reconstruction de la banlieue sont ainsi cumulatifs. D’une part, les investissements publics précèdent ou renforcent les investissements privés (Roncayolo, 1998) selon des formes renouvelées, ce qui permet le « recyclage » des sites les mieux situés (La Défense, Issy-les-Moulineaux), qui connaissent des changements sociaux plus ou moins marqués. D’autre part, les espaces les moins attractifs sont dévalués, ce qui renforce l’isolement des populations les plus défavorisées (Haumont et Lévy, 1996), parfois à proximité de territoires réévalués économiquement (Plaine Saint-Denis, Ivry-sur-Seine, Montreuil). En termes de politiques urbaines, le modèle de développement local se concentre avant tout sur l’attraction d’investissements à tout prix, ce qui renforce les effets de déconnexions entre territoires. Ainsi, la première couronne de banlieue parisienne juxtapose des territoires de la centralité mondialisée et d’exclusion sociale.

La proche banlieue post-industrielle concentre ainsi des effets de désagrégation, entre lieux attractifs et répulsifs, entre qualification des habitants et emplois offerts localement, mais aussi entre acteurs locaux avec l’émergence de concurrences fortes entre mairies et intercommunalités pour l’investissement. Malgré la fusion prévue des départements de petite couronne en 2016, la solidarité entre territoires de l’agglomération parisienne semble compromise.

MARIE-FLEUR ALBECKER

———

Marie-Fleur Albecker est docteur en urbanisme de l’Université Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, professeur d’histoire-géographie à Saint-Ouen et membre du CRIA (UMR Géographie-Cités). Ses thèmes de recherche portent principalement sur la reconversion des banlieues industrielles dans les villes globales (Paris et New York).

——-

Illustration de couverture : Les Grands Moulins de Pantin (Albecker, 2010)

———

Bibliographie

Albecker M.-F., 2014, Recycler les premières couronnes des villes globales : politiques d’aménagement urbain et restructurations des banlieues industrielles de Paris et New York, thèse de doctorat, Université de Paris 1 – Panthéon-Sorbonne, 596 p.

Albecker M.-F., Fol S., 2013, « The restructuring of shrinking surburbs in the Paris Region », in Pallagst K., Martinez-Fernandez C., Wiechmann T. (dir.), Stories of Tough Times – International Perspectives and Policy Implications in Shrinking Cities, Routledge, New York, pp. 78-98.

Beckouche P., Damette F., 1993, « Une grille d’analyse globale de l’emploi. Le partage géographique du travail », Économie et statistique, n°270, pp. 37-50.

Beckouche P., 1999, Pour une métropolisation raisonnée : diagnostic socio-économique de l’Île-de-France et du Bassin parisien, Paris : Documentation française, 140 p.

Berger M., 2006, « Périurbanisation et accentuation des logiques ségrégatives en Île-de-France », Hérodote 3/2006, no 122, pp. 198-211.

Bourdieu P., Christin R., 1990. « La construction du marché. Le champ administratif et la production de la « politique du logement » », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 81-82, L’économie de la maison, pp. 65-85.

Brunet J.-P. (dir.), 1995, Immigration, vie politique et populisme en banlieue parisienne (fin XIXe – XXe siècles), L’Harmattan, Paris, 398 p.

Crouzet É., 2003, « Le marché de bureaux et les territoires métropolitains : vers un renforcement de la discrimination territoriale », L’Espace géographique n°2, tome 32, pp. 141-154.

Faure A. (dir.), 1991, Les Premiers Banlieusards. Aux origines de la banlieue de Paris, 1860-1940, Créaphis, Paris, 283 p.

Fourcaut A., 1986, Bobigny, banlieue rouge, Éd. Ouvrières : Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 216 p.

Guillain R., Le Gallo J., Boiteux-Orain C., 2006, « Changes in spatial and sectoral patterns of employment in Ile-de-France, 1978-97 », Urban Studies, vol. 43, no 11, pp. 2075-2098.

Guironnet A., Attuyer K., Halbert L., 2015, « Building cities on financial assets : The financialisation of property markets and its implications for city governments in the Paris city-region », Urban Studies, Special issue article : Financialisation and the production of urban space, publié en ligne avant impression.

Halbert L., 2007, « From sectors to functions : producer services, metropolization and agglomeration forces in the Ile-de-France region », Belgeo, vol. 1, pp. 73-94.

Halbert L., 2005. « Le desserrement intra-métropolitain des emplois d’intermédiation : une tentative de mesure et d’interprétation dans le cas de la région métropolitaine parisienne », in Géographie, économie, société, vol. 7, n°1, pp. 1-20.

Harvey D., 2003, Paris, capital of modernity, Routledge, New York, 372 p.

Haumont A. Lévy J.-P., 1996, « Peuplements ouvriers, la dynamique du changement », Métamorphoses ouvrières, vol. 1, pp. 309-316.

Lee S., Leigh N., 2005, « The Role of Inner Ring Suburbs in Metropolitan Smart Growth Strategies », Journal of Planning Literature, vol. 19, n°3, pp. 330-346.

Michalet C.-A., 2009, Mondialisation, la grande rupture, La Découverte, Paris, 167 p.

Nappi-Choulet I., Maleyre I., Maury T.-P., 2007, « Un modèle hédonique des prix de bureaux à Paris et en Petite Couronne », Revue d’Économie Régionale & Urbaine, n°3/2007, pp. 421-451.

Nappi-Choulet I., 2013, L’Immobilier d’entreprise, analyse économique des marchés, Economica, Paris, 256 p.

Roncayolo M., 1985, « Destins de la ville héritée », in Duby G., Histoire de la France urbaine, tome 5, La ville aujourd’hui : Croissance urbaine et crise du citadin, pp. 393-440.

Roncayolo M., 1998, « Logiques urbaines », in Agulhon M. (dir.), La ville de l’âge industriel. Le cycle haussmannien. Histoire de la France urbaine vol. 4, Paris : Éditions du Seuil, 1ère éd. 1983, pp. 25-80.

Sassen S., 2001, The Global City: New York, London, Tokyo, Princeton : Princeton University Press (1ère éd. 1991), 447 p.

Soja E., 2000, Postmetropolis : critical studies of cities and regions, Oxford : Blackwell, 440 p.

——

  1. Les activités de back office ou de gestion routinière (Halbert 2005) sont les activités tertiaires liées aux services supérieurs mais nécessitant des qualifications moindres. Le tertiaire supérieur peut se définir comme les activités de service caractéristiques des grandes métropoles, notamment les fonctions de commandement (services aux entreprises, finance, services de direction, universités et culture). []
  2. Les terrains analysés sont les 29 communes limitrophes de Paris. []
  3. Prêts avantageux aux organismes HLM, création du 1 % patronal en 1953. []
  4. Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme de la région de Paris. []
  5. Dès 1955, la procédure d’agrément (autorisation spéciale pour pouvoir créer ou étendre des locaux d’activité en région parisienne) fait perdre environ 5 000 emplois, surtout industriels, à la région parisienne pendant les Trente glorieuses. De plus, une redevance à l’installation pour les établissements industriels a été mise en place entre 1960 et 1982 (Merlin 2003). []
  6. Ce territoire s’étend sur les communes de Saint-Ouen et Saint-Denis, et légèrement sur la commune d’Aubervilliers. Dans les années 1980, il est qualifié de « plus grande friche industrielle d’Europe ». []
  7. D’un point de vue économique, la ville globale est une métropole qui a acquis des fonctions de coordination d’activités économiques complexes à une échelle mondiale, notamment les fonctions de commandement (Sassen, 2001). []
  8. Communes limitrophes du Bois de Vincennes exceptées. []
  9. Création de l’Établissement public de la Défense (EPAD) en 1958. []
  10. Fondation du Groupement pour le financement et l’aménagement de La Défense (GFARD) en 1957. []
  11. La mairie est passée à droite en 2014, ce qui augure d’un changement de stratégie locale assez radical par rapport à la volonté de développement maîtrisé de la mairie précédente. []

Comments are closed.