Banlieues françaises / La Seine-Saint-Denis, encore une banlieue dans le Grand Paris ?

Wilfried Serisier

L’article de Wilfried Serisier au format PDF


De quoi la Seine-Saint-Denis est-elle le nom ? Périmètre administratif construit de manière géopolitique par les élus et fonctionnaires parisiens des années 1960 pour contenir le danger communiste, elle a été associée à une identité politique forte dès le début de son existence, site d’une contre-société communiste face à un Paris bourgeois et de droite. Au début des années 1980, on assiste, avec les crises économiques et urbaines, à une dépolitisation progressive de la société locale, à une identité stigmatisée et à une dégradation des conditions de vie des habitants. En 1998, un rapport sur les établissements scolaires du département décrit « des difficultés hors du commun » et un « environnement no future » (Éducation Nationale, 1998). En 2005, des émeutes éclatent à Clichy-sous-Bois et Montfermeil, à l’est de la Seine-Saint-Denis. Dans l’évaluation sénatoriale de la politique de la ville réalisée à la suite des émeutes, les sénateurs décrivent « une concentration problématique des difficultés sociales » et proposent des mesures d’exception (Sénat, 2006). La Seine-Saint-Denis semble être le nom de la « banlieue » à la condition de comprendre cette notion en deux sens. La « banlieue » désigne la concentration des processus de paupérisation dans des espaces urbains périphériques. Sur ces territoires, l’attention médiatique se cristallise. Des politiques publiques s’exercent en faisant des banlieues des territoires « à part ». En outre, la Seine-Saint-Denis s’inscrit dans une région inégalitaire puisqu’elle contient également les départements les plus riches de France (Yvelines, Paris, Hauts-de-Seine) en termes de fiscalité et de revenus des ménages1.

Cette représentation de la Seine-Saint-Denis est véhiculée par le discours de l’État, jusqu’à son plus haut niveau comme le démontre les propos de Nicolas Sarkozy, alors président de la République, qui évoque un territoire « si proche d’ici, mais si isolé du reste de la communauté nationale par ses difficultés exceptionnelles » (discours à l’Aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle, 26/06/2007). C’est à l’occasion de ce discours que Nicolas Sarkozy relance le chantier centenaire du Grand Paris, ouvert dès 1920 par des maires de la banlieue parisienne émergeante (Bellanger, Flonneau & Fourcaut, 2007) qui avait été remis à l’agenda par les collectivités de petite couronne dès 2001. La relance étatique occasionne un conflit géopolitique tant sur le réaménagement régional que sur sa gouvernance, se répercutant à chaque échelle (Subra, 2012).

Cinquante ans après sa création, la Seine-Saint-Denis pourrait disparaître à la suite d’une nouvelle réorganisation de la région par l’intégration à la Métropole du Grand Paris (MGP), aboutissement institutionnel d’années de débats sur la gouvernance régionale. Cette annonce de décès clôt une série de facteurs financiers et institutionnels ayant entraîné la « faillite » d’un département (poids des dépenses de solidarité dans le budget départemental, emprunts toxiques…). La situation est si critique que le président du Conseil général de Seine-Saint-Denis propose en 2012 de fusionner les départements de première couronne dans une Communauté urbaine pour assurer une solidarité d’agglomération à travers une redistribution financière.

L’intégration institutionnelle de la Seine-Saint-Denis à un ensemble en apparence unifié, la Métropole du Grand Paris au 1er janvier 2016, questionne à nouveau frais le statut de « banlieue » comme position secondaire et marginalisée : comment faire pour que la nouvelle construction institutionnelle ne reproduise pas la dissociation urbaine et administrative générée au lendemain des années 1960 entre Paris et les départements de banlieue (périphérique et réorganisation administrative) ? À ce jour, le risque est réel d’une « banlieue » interne à la nouvelle métropole, d’une fragmentation interne à ce nouvel ensemble, comme à Marseille. Ce risque serait contraire aux objectifs d’intégration métropolitaine.

L’agrégation institutionnelle de territoires dans un même ensemble est insuffisante puisque des solidarités territoriales doivent se mettre en place. À ce jour, on constate une imbrication de la MGP avec ses douze territoires et les départements avec leurs propres compétences sans compter les incertitudes sur les compétences régionales. Elle doit être alors nuancée en deux sens : le Grand Paris est une affaire éminemment géopolitique et l’exercice des solidarités territoriales en son sein n’est pas une évidence partagée.

Pour répondre à cette question, nous analyserons les apports d’une perspective géopolitique du « Grand Paris » en termes de rivalités de pouvoir pour questionner les défis d’une solidarité d’agglomération en Seine-Saint-Denis même. Le renouvellement du statut de la Seine-Saint-Denis dans la Métropole du Grand Paris documentera le devenir des banlieues et la question de la solidarité territoriale dans les nouveaux territoires que sont les métropoles du XXIème.

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Le Grand Paris, une affaire géopolitique

Le Grand Paris, bien qu’il soit présenté sous l’angle d’aménagement et de la gouvernance institutionnelle, est compréhensible en premier lieu sous l’angle politique avec ses acteurs et leurs rivalités, ses rythmes soumis aux élections politiques. Il a des effets sur les territoires tant dans les jeux d’acteurs que dans leur réaménagement et ce aux échelles régionale, départementale et locale (Subra, 2012). Il déplace et amplifie des rivalités politiques déjà existantes entre acteurs locaux. Toutefois, ces derniers, tout particulièrement de Seine-Saint-Denis, s’entendent sur l’objectif politique assigné à la métropole : la solidarité territoriale, bien que leurs représentations sur la manière de gouverner divergent radicalement.

Si avant 2007, la question de la Métropole, portée d’abord par la ville de Paris, suscitait des rivalités entre acteurs, l’implication de l’État a amplifié les enjeux en termes de construction de logements, de développement économique, d’aménagement et de rivalités politiques. La gouvernance territoriale a été reconfigurée avec l’émergence de nouveaux acteurs (Société du Grand Paris, les Contrats de Développement Territorial, les Établissements Publics Territoriaux, etc.), la mise à l’écart de certains (le syndicat d’études Paris Métropole créé en 2009) et le nouveau rôle d’autres (départements). Les élus des Conseils généraux ont su résister ou s’approprier les différentes versions de la Métropole malgré les incessantes remises en cause des départements de petite couronne depuis 2007.

Le Grand Paris a déplacé les rivalités politiques antérieures en les amplifiant. À Saint-Denis, la rivalité aux élections municipales de 2014 entre le maire communiste et le prétendant socialiste doit être interprétée à trois niveaux : municipal, communautaire et métropolitain. L’enjeu métropolitain pour le Parti socialiste était de deux natures : écarter d’un poste électif le partisan d’une « métropole confédérée », Patrick Braouezec, conseiller municipal de Saint-Denis et emporter cinq sièges dans le prochain Conseil de la Métropole du Grand Paris. L’enjeu municipal était d’en finir avec le fief communiste de Saint-Denis puisque le prétendant avait déjà ravi la circonscription de Saint-Denis tenu par Patrick Braouezec en 2012. En gagnant ainsi les élections municipales, le PS aurait pu remporter la présidence de la puissante communauté d’agglomération de Plaine Commune, née en 1999.

Un certain nombre d’acteurs comptant dans les débats sur le Grand Paris est localisé en Seine-Saint-Denis. Ils ont su tirer parti de ces débats pour leur territoire ou leurs trajectoires politiques : Patrick Braouezec (Front de Gauche de la Communauté d’agglomération de Plaine Commune), Claude Bartolone (député PS de Seine-Saint-Denis et président du Conseil général de Seine-Saint-Denis), Stéphane Gatignon (maire EELV de Sevran), Philippe Dallier, (sénateur-maire UMP des Pavillons-sous-Bois), auteur d’un rapport sur le Grand Paris (2008) où il préconise une collectivité regroupant les communes des quatre départements de petite couronne. Selon lui, la fragmentation des pouvoirs accroit les inégalités. Quant au maire EELV de Sevran, Stéphane Gatignon, il fut un des rares maires à rejeter le Grand Paris de Christian Blanc et à prôner une communauté urbaine absorbant toutes les strates sauf les communes.

L’orientation qui rassemble ces élus de Seine-Saint-Denis est la lutte contre les inégalités sociales. Philippe Dallier, dans son rapport, estime que l’absence de Grand Paris accroît les processus de ségrégation : « Il n’est pas interdit de considérer que les émeutes de 2005 sont aussi, à leur façon, la conséquence de l’absence de Grand Paris, c’est-à-dire en l’espèce la conséquence de la persistance des mécanismes de ségrégations territoriales et de stigmatisation de population du fait de leur lieu de résidence consécutifs à l’absence d’unité institutionnelle de l’agglomération » (Sénat, 2008). Pour Claude Bartolone en 2013, seule une communauté urbaine rendrait possible une solidarité financière des départements riches vers les zones pauvres de la métropole. Pour Patrick Braouezec, c’est la construction de communautés d’agglomération fortes qui garantirait un développement de tous les territoires franciliens de manière juste (au sens du droit à la ville et de la justice spatiale – Braouezec & Viard, 2012).

Les débats sur le Grand Paris se sont polarisés progressivement entre une représentation « intégrée » et une vision « polycentrique » de la gouvernance métropolitaine (Lacoste, 2013). Pour les tenants de la « Métropole Intégrée » promue par Claude Bartolone, qui soutenait le prétendant socialiste à la mairie de Saint-Denis, la gouvernance du Grand Paris se traduit sous la forme d’une institution impliquant la suppression des intercommunalités et des départements : communauté urbaine ou Métropole du Grand Paris en 2013. Patrick Braouezec, dans le sillage de son expérience de la communauté d’agglomération de Plaine Commune, milite en faveur d’une gouvernance confédérée associant des municipalités au sein de « coopératives de ville » de 600 000 habitants, seule forme permettant, selon son analyse, de sauvegarder les libertés communales, la spécificité des territoires et de permettre le passage de « pôles de développement » en centralités donnant accès aux biens de la ville pour tous.

Ces deux représentations ont des conséquences sur la marginalité de la Seine-Saint-Denis. La Métropole intégrée pourrait améliorer la richesse de tous les territoires. En revanche, elle risque d’effacer toute autonomie en matière de choix politiques. Le fonctionnement institué de la Métropole du Grand Paris et sa forte dépendance à l’État (dans une première version, son budget était voté en Loi de Finances) peut augmenter les risques d’une administration à distance des territoires. La métropole confédérée peut rendre moins contraignants les efforts de péréquation pour les collectivités mais préserver l’autonomie locale et la capacité des territoires à créer des réseaux entre eux et surtout une centralité endogène aujourd’hui absorbée par Paris (Braouezec & Viard, 2012). La loi Notre (Nouvelle Organisation de la République, proclamée le 07/08/2015), qui crée la version finale de la Métropole du Grand Paris, aboutit à une institution intégrée composée de douze territoires de plus de 300 000 habitants de son périmètre, du moins jusqu’en 2021 date où leurs dotations seront amoindries.

Appréhender le Grand Paris sous le point de vue des rivalités politiques permet de se détacher des discours des acteurs politiques en termes de solidarités territoriales. Si l’affaire est nationale, il n’est pas certain que des politiques publiques massives sur l’agglomération parisienne ne conviennent aux élus et électeurs des autres régions. Le Grand Paris est une affaire géopolitique, ce qui permet de comprendre les attentes et les représentations des acteurs locaux. Qu’en est-il maintenant de la solidarité d’agglomération entre les territoires riches et les territoires de la Métropole ?

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1. La métropole du Grand Paris (Serisier, 2015)

1. La métropole du Grand Paris (Serisier, 2015)

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La mise à l’épreuve de la « solidarité métropolitaine » : le débranchement du T4

La lutte contre les inégalités dans un territoire ne peut aller sans des relations interdépendantes entre parties de ce territoire. Une intégration métropolitaine existe à la condition que des solidarités territoriales soient effectives au niveau des politiques publiques (redistribution financière…) et à tous les niveaux. Dès la relance étatique du Grand Paris, la « compétitivité » semblait marquer les discours programmatiques de l’État (Brennetot, Bussi & Guermond, 2013). Le Grand Paris devait être la « locomotive » de la France dans la compétition entre les grandes métropoles pour Nicolas Sarkozy et Christian Blanc, son secrétaire d’État au Grand Paris. Le lexique se modifie avec le « Nouveau Grand Paris » prônée par Jean-Marc Ayrault qui parle d’une « Île-de-France solidaire et compétitive » (mars 2013). Cependant, la solidarité métropolitaine ne se forge pas simplement au niveau des politiques publiques et à l’échelle régionale, mais également entre les citoyens et au niveau local. L’exemple d’un conflit d’aménagement précis illustre les difficultés de l’exercice d’une solidarité métropolitaine. Par conflit, on entend des rivalités entre acteurs à propos d’un équipement, sur un temps relativement long, et qui se manifestent par des protestations légales dans l’espace public et médiatique.

Tandis que dans les discours politiques, on loue la « solidarité métropolitaine », là où les émeutes de novembre 2005 ont éclaté, à Clichy-sous-Bois, un conflit NIMBY2 freine l’extension du tramway T4 qui contribuerait au désenclavement du secteur en favorisant un accès rapide à des bassins d’emploi de Paris et de Roissy (11 gares, 7 km). Or, élus et habitants des communes voisines, notamment Livry-Gargan (42 700 habitants en 2012) refusent que les habitants de Clichy et de Montfermeil puissent passer par leur territoire. Il aura fallu deux présidents de la République pour entrevoir l’aboutissement du projet en 2018. Ce conflit soulève la question métropolitaine pour deux raisons. D’une part, ce lieu est un exemple de territoire fragile posant la question de l’exercice de la solidarité territoriale de la métropole. La puissance publique n’a jamais abandonné ce lieu : y est localisé le premier chantier de renouvellement urbain de France (580 millions de dotations de l’État à Clichy-Montfermeil, 1,5 milliard d’€ en Seine-Saint-Denis).  D’autre part, il s’agit de rendre à des populations en situation de précarité et d’exclusion un accès à l’ensemble de la métropole et plus particulièrement au bassin d’emploi de Roissy-Charles-de-Gaulle, de permettre leur mobilité pour leur permettre de participer des dynamiques de métropolisation (Orfeuil & Wiel, 2012).

Claude Dilain, maire de la commune de Clichy-sous-Bois, plaide en 2006 auprès de Jacques Chirac, président de la République, pour un tramway et un commissariat. Si ce dernier a été inauguré en 2010, le tramway tarde à venir. Un projet de débranchement de la ligne de tramway T4 vers le plateau de Clichy-Montfermeil figure dans le projet de Schéma directeur de la région Île-de-France (SDRIF) de 2008 pour desservir les grands ensembles de ces villes en lien avec le Projet de Rénovation Urbaine (30 000 habitants, INSEE 2006). Les maires de Clichy-sous-Bois et de Montfermeil reçoivent en novembre 2007 le soutien de Fadela Amara, secrétaire d’État à la politique de la ville qui vient à Clichy-sous-Bois en RER et en bus.

Cependant, ce prolongement suscite une vive opposition parmi la population des communes traversées (Livry-Gargan, 43 000 habitants – INSEE 2012, – PS jusqu’en 2014 et Les Pavillons-sous-Bois, 22 000 habitants – INSEE 2012 – UMP). Les habitants de ces communes pavillonnaires voient à travers cette extension une source de nuisances physiques et sociales. Les jeunes des grands ensembles de Clichy-Montfermeil font peur. Des banderoles oranges bien visibles « Non au Tracé 4 » sont affichées sur les artères d’une route nationale. Pascal Popelin, premier adjoint de Livry-Gargan, futur vice-président du Conseil général au développement métropolitain, déclare que la solution technique du STIF est « perdant-perdant » : le débranchement occasionnerait des nuisances « dramatiques » pour Livry et bloquerait un accès routier au Plateau de Clichy-sous-Bois3. Les élus de Livry-Gargan jouent de la pluralité des tracés, s’opposant au passage par la route nationale.

Une concertation a lieu avec l’appui de la Commission Nationale du Débat Public en 2009 où tous les tracés sont étudiés mais où seuls les tracés 3 et 4 sont retenus par le STIF. En 2011, des ateliers sont organisés pour informer la population des avancées du projet afin de recueillir les avis des riverains. Des habitants de Livry-Gargan y évoquèrent de nombreuses nuisances (école, nuisances sonores, etc.), relayées par leur premier magistrat : « Le maire de Livry-Gargan explique que le projet ne passera pas, qu’il se battra jusqu’au bout. Au nom de l’ensemble du Conseil municipal de Livry-Gargan et, selon lui, du Conseil municipal des Pavillons-sous-Bois, Alain Calmat ajoute que, personnellement, il claque la porte »4 L’arrivée prochaine du Grand Paris Express est invoquée pour ne pas réaliser le prolongement du T4. À la suite de la Déclaration d’Utilité Publique (DUP) du projet en 2012, le maire de Livry-Gargan, dépose un recours en 2013. Son argumentaire est axé autour de la saturation de la route nationale et le coût du débranchement pour la puissance publique. Courant 2014, le Syndicat des Transports d’Île-de-France annonce des retards techniques. En septembre, François Hollande demande à tous les acteurs de rendre la livraison effective en 2018.

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1.Des banderoles contre le passage du tramway à Livry-Gargan (Zappi S., http://banlieue.blog.lemonde.fr/, 2013) 2. Des réunions contre le débranchement du T4 à Livry-Gargan (https://www.pascalpopelin.fr/galerie/2012, 2012) 3. Un calicot pour le débranchement à Clichy (Mairie de Clichy-sous-Bois) 2. Pour ou contre le débranchement du tramway 4 vers Clichy-Montfermeil ? (Serisier, 2015)

Photographie 1. Des banderoles contre le passage du tramway à Livry-Gargan
(Zappi S., http://banlieue.blog.lemonde.fr/, 2013)
Photographie 2. Des réunions contre le débranchement du T4 à Livry-Gargan (https://www.pascalpopelin.fr/galerie/2012, 2012)
Photographie 3. Un calicot pour le débranchement à Clichy (Mairie de Clichy-sous-Bois)
2. Pour ou contre le débranchement du tramway 4 vers Clichy-Montfermeil ? (Serisier, 2015)

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Après les élections municipales de mars 2014, le maire divers gauche ne bénéficie pas de son opposition au T4 puisque sa liste est battue au second tour par un jeune cadre UMP qui lui aussi rejette l’extension. En 2014, le STIF annonce qu’en raison d’un « arrêt technique », la construction du débranchement est retardée, et que le tramway ne serait en service qu’en 2019, ce qui provoque la colère des élus de Clichy-sous-Bois et de Montfermeil. Cependant, si l’accès à des bassins d’emploi serait facilité par ce débranchement, il n’est pas évident qu’il se traduise de manière mécanique par l’emploi de jeunes habitants de Clichy-sous-Bois. La question de l’employabilité ne se réduit pas à l’accès à des zones d’emploi par les transports en commun mais également par la création d’emplois locaux et le niveau de qualification des habitants.

Ce conflit montre combien la « solidarité métropolitaine » évoquée par les élus est complexe à rendre tangible. Cette potentialité conflictuelle peut freiner des projets. Toutefois, elle ne peut remettre en cause à l’heure actuelle le projet global du Grand Paris tant les promoteurs du Grand Paris ont su rendre acceptable leur vision auprès de l’opinion publique.

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Le développement des territoires, condition d’une efficacité métropolitaine

L’injonction à la solidarité métropolitaine n’est pas une évidence partagée par tous. Le risque d’une banlieue interne à la Métropole du Grand Paris ne tient pas simplement à l’exercice de relations réciproques entre territoires et à l’organisation de la redistribution fiscale et financière. Le Grand Paris est un levier de développement des territoires qui le composent. Les études issues de la Consultation Internationale du Grand Paris (2009) et le Conseil des partenaires socio-économiques du Grand Paris (2015) consacrent la représentation polycentrique de la métropole, à savoir que le développement de la Métropole dépend de l’existence de pôles économiques en dehors de Paris, des pôles anciens (La Défense, Roissy, Orly) ou émergeants (La Plaine, Rosny…).

Le Grand Paris constitue une série de projets d’aménagement, tout particulièrement autour des 68 gares du nouveau réseau ferré. Grâce à lui, les aménageurs escomptent des impacts sur le « développement » des territoires autour de ces gares. Des experts du dossier ont estimé à 70 milliards les retombées économiques du projet global pour la France. Le Conseil scientifique de la Société du Grand évalue à 115 000 la création de nouveaux emplois grâce au Grand Paris Express (GPE), sans compter les 10 000 emplois liés à la construction des nouvelles lignes et des gares. Quelles en seront les bénéfices directs sur les territoires reconnus comme étant de banlieue ?

Lors de son discours de relance du Grand Paris à Roissy, Nicolas Sarkozy avait défini une « vision globale d’aménagement » pour la Seine-Saint-Denis, avec l’objectif de créer une « vraie ville » en banlieue, ce que, selon lui, les élus locaux ne pouvaient faire en raison de leurs rivalités et de la multiplication des acteurs (Dallier, 2008). Après les grandes visions architecturales, le secrétaire d’État au développement de la région-capitale, Christian Blanc, élabore en toute discrétion et avec les élus un projet d’aménagement. Au lendemain de la présentation de ce projet en mai 2010, un journal titre : « Le 93, grand gagnant du Grand Paris »5. La Seine-Saint-Denis semble être le territoire le mieux doté en termes de tracé (cinq gares sur treize) et de zones d’aménagement (quatre sur sept). Depuis la formulation du projet Blanc, des apports ont été identifiés en termes de production de logements, de création d’emplois, d’attractivité économique dans les Contrats de Développement Territorial (CDT), contrats d’objectifs signés entre les services de l’État et les collectivités. Six seront réalisés en Seine-Saint-Denis valorisant à chaque fois la particularité territoriale : « Territoire de la Culture et de la Création », « Pôle d’excellence aéronautique, etc. Ils sont tous situés dans la première couronne parisienne. Ces contrats valorisent l’existence de « centralités » sur lesquels s’appuierait le développement métropolitain. Ces centralités, qui devraient avoir toutes les fonctions de la ville, composent les territoires de la MGP. En 2015, les territoires du département contiennent 30 % des gares du Grand Paris Express, gares sur lesquels se concentrent les effets économiques et la valorisation des terrains.

Le développement polycentrique de la Métropole ainsi conçue répond aux défis métropolitains : les transports en commun, l’emploi et le logement. Ceux-ci s’expriment de manière aiguë dans la première couronne et plus particulièrement dans les territoires les plus fragiles.

Un premier enjeu est de réduire la crise francilienne des transports en commun qui se manifeste de manière aiguë sur les territoires de Seine-Saint-Denis : saturation de la ligne 13, dysfonctionnements des lignes B et D du RER, sans compter les retards dans les prolongements des lignes de métro (11 et 12) et la construction de nouvelles lignes de tramways. Les nouveaux tracés du Grand Paris Express avec les gares dont une gare principale est à Saint-Denis sont censés réduire cette question de la mobilité qui est un aspect majeur de la question sociale métropolitaine (Orfeuil & Weil, 2012). Toutefois, comme nous l’avons vu, des conflits de type NIMBY peuvent retarder la réalisation de nouvelles voies.

L’enjeu de l’emploi est également notoire étant donné les taux de chômage des habitants et particulièrement des jeunes et des habitants des quartiers prioritaires de la politique de la ville. Les effets à court terme sur l’emploi local grâce aux chantiers peuvent laisser croire à un recul du taux de chômage local à la fois par la création de postes dans le secteur des travaux publics (par exemple, la fédération d’Île-de-France des Travaux Publics évalue à 1 000 le besoin de postes liés à la construction de la ligne Noisy-Champs Saint-Denis-Pleyel entre 2017 et 2018) et des « clauses d’insertion » pour favoriser l’emploi des habitants les plus éloignés de l’emploi dans ces chantiers6. En revanche, les impacts à long terme, notamment l’accessibilité à l’emploi et la sortie du chômage ne semblent pas si évidents : « Les tracés des nouvelles lignes ne modifieront pas la situation d’une partie des communes de Seine-Saint-Denis, pourtant très défavorisées sur le marché du travail » (L’Horty et Sari, 2012).

Un autre enjeu du « Grand Paris » est la construction de nouveaux logements pour pallier la crise régionale en la matière. La Seine-Saint-Denis semble devoir supporter une part importante dans l’effort régional de constructions. En 2010, 33 % des objectifs de construction sur les territoires des Contrats de Développement Territorial (CDT) sont localisés en Seine-Saint-Denis. En 2014, l’Agence Foncière et Technique de la région parisienne (AFTRP, baptisée en 2015 Grand Paris Aménagement en septembre 2015) y a identifié le potentiel le plus important en termes de construction de logements (67 700 logements, 38 % de l’effort régional).

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3 : les effets du Grand Paris en Seine-Saint-Denis (Serisier, 2015)

3 : les effets du Grand Paris en Seine-Saint-Denis (Serisier, 2015)

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On ne peut pas dire que la Seine-Saint-Denis soit le « grand gagnant » du Grand Paris » pour trois raisons. D’une part, les impacts de ce chantier administratif et urbanistique sont encore incertains. La réalisation du réseau, si elle est actée et programmée, peut encore échouer à rassembler les financements publics nécessaires. Les créations d’emploi sont donc seulement hypothétiques sur le court et moyen terme. Enfin, l’architecture financière de la Métropole du Grand Paris ne garantit pas de financement permettant une relative autonomie des Territoires après 2021. Cette absence actuelle de sécurité financière fait redouter que les territoires métropolitains de Seine-Saint-Denis ne soient finalement pas autonomes. En somme, la Métropole peut améliorer une redistribution des ressources fiscales mais elle ne peut garantir une inversion des processus de paupérisation à elle toute seule.

Sans une telle redistribution des solidarités territoriales effectives à tout niveau territorial (communes, territoires, départements), la banlieue qui était auparavant à la marge de la centralité parisienne, sera une composante interne de la Métropole. Il est utile de plaider en ce sens pour une entrée plus cohérente des départements de petite couronne dans le fonctionnement de la Métropole du Grand Paris. L’annonce de la fusion entre les Hauts-de-Seine et les Yvelines, qui semble être menée de nature défensive par le co-président de la Mission de préfiguration n’est pas un bon signe. Toutefois, la Métropole devra donner les moyens pour le développement endogène de tous les territoires de son périmètre. Les mécanismes lourds de mise en place de cette nouvelle institution n’interviendront-ils pas tardivement par rapport à des inégalités métropolitaines qui se creusent, creusement qui est une des conditions d’éclatement d’une nouvelle émeute ?

WILFRIED SERISIER

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Wilfried Serisier est doctorant et travaille sur les évolutions géopolitiques de la Seine-Saint-Denis, 1998-2015 à l’Institut Français de Géopolitique de l’Université Paris 8.

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Illustration de couverture : la Seine-Saint-Denis dans la Métropole du Grand Paris (Serisier, 2015)

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Bibliographie

Bellanger E, Flonneau M. & Fourcaut A., 2007, Paris/Banlieues. Conflits et solidarités. Historiographie, anthologie, chronologie 1788-2006, Paris, Créaphis, 479 p.

Education Nationale (Ministère), 1998, Rapport sur les conditions de la réussite scolaire en Seine-Saint-Denis – Plan d’urgence, connu sous le nom de rapport Fortier, Paris, La Documentation Française, 51 p.

Behar D., 2008, « Les contradictions métropolitaines », revue Projet, CERAS, avril 2008, hors-série.

Braouezec P. & Viard J., 2012, Mais où va la ville populaire ?, Paris, éditions de l’Aube, 128 p.

Brennetot A., Bussi M. & Guermond Y., 2013, « Le Grand Paris et l’axe Seine », Métropoles, n°13, 2013, mis en ligne le 15 décembre 2013, consulté le 29 avril 2015.

Sénat, 2006, Un nouveau pacte de solidarité pour les quartiers, Rapport d’information n° 49 (2006-2007) de P. André et plusieurs de ses collègues, fait au nom de la mission commune d’information Banlieues, déposé le 30 octobre 2006, 261 p.

Sénat, 2008, Le Grand Paris : un vrai projet pour un enjeu capital, Rapport d’information n° 262 (2007-2008) de M. P. Dallier, fait au nom de l’observatoire de la décentralisation, déposé le 8 avril 2008 255 p.

Gilli F., 2014, Grand Paris, l’émergence d’une métropole, Paris, SciencesPo, 322 p,

L’Horty Y., Sari F., 2012, « Le Grand Paris de l’emploi », en ligne

Lacoste G., 2013, « Quelle métropole du Grand Paris et pour quoi faire ? », Institut d’Aménagement et d’Urbanisme d’Ile-de-France, en ligne

Orfeuil J.-P. & Wiel M., 2012, Grand Paris : Sortir des illusions, approfondir les ambitions, Paris, Serinéo, 328 p.

Subra P., 2012, Le Grand Paris, géopolitique d’une ville mondiale, Paris, Armand Colin, 336 p.

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  1. Le revenu médian disponible par ménage est de 22 400 € par an en Ile-de-France mais de 16 600 € en Seine-Saint-Denis. Le revenu médian est de près de 10 000 € inférieur à celui de Paris, des Yvelines et des Hauts-de-Seine. La moyenne régionale de la part des ménages fiscaux imposés est de 73 % mais de 61 % en Seine-Saint-Denis (79 % dans les Yvelines). Enfin, le taux de pauvreté en Seine-Saint-Denis (27 %) est le plus élevé de France… et celui des Yvelines le plus bas de France. []
  2. Pour « Not In My Back Yard » qui se traduit par « Pas dans mon arrière-cour ». Il s’agit de réactions collectives de riverains qui s’opposent à l’implantation d’équipements à proximité tout en étant d’accord en général sur cette implantation (usines, prisons, incinérateurs, logements sociaux, etc.). De telles réactions sont générées par des représentations de ce que devrait être le territoire proche (Subra, 2012). []
  3. Conseil Municipal de Livry-Gargan, 28/09/2008. Source : http:// www.pascalpopelin.fr []
  4. Atelier T4, 28/11/2011, http://www.t4clichymontfermeil.com []
  5. Titre de l’article du Parisien qui commente le discours du Président du 29 avril 2009 à la Cité de l’architecture, Seigle B., Le Parisien, 30/04/2009. []
  6. La clause sociale d’insertion a pour but de favoriser un retour à l’emploi des personnes reconnues par les institutions «  éloignées du marché du travail » en leur réservant un certain nombre d’heures d’insertion dans le cadre de l’exécution d’un marché public. Une fois les personnes engagées dans des contrats d’insertion, un accompagnement individualisé leur est offert afin que la clause favorise un retour pérenne dans le monde du travail. Si le préfet de Paris a parlé de 20 millions d’heures d’insertion engendrées par les marchés publics liés à la construction du nouveau réseau, il n’est actuellement pas possible de territorialiser ces heures d’insertion. []

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