Lu / À travers les murs d’Eyal Weizman ou comment la ville est devenue le matériau même de la guerre

Flaminia Paddeu

Le Lu en PDF


« Peut-il y avoir de l’histoire urbaine sans habitants ? L’urbanisme imaginaire rappelle les « géographies imaginaires » de l’Orient dont parle Edward Said : ici l’imaginaire orientaliste fait des villes arabes non plus seulement des lieux de tentations et de dangers, mais aussi des objets d’étude et des cibles militaires. Pour le soldat occidental, la ville arabe est sombre, traîtresse, mystérieuse et dangereuse – et sa conquête suppose sa réorganisation, sa rationalisation, son embourgeoisement. Les soldats doivent se faire architectes et urbanistes, détruisant la ville arabe et la reconstruisant en même temps suivant leur image culturelle à eux. Construction et destruction sont complémentaires, presque indiscernables, la destruction elle-même n’étant qu’un remodelage stratégique et tactique de l’environnement » p 60.

Géométrie inversée. Syntaxe urbaine. Actions micro-tactiques. Essaimage. Infestation. Passe-muraille. Tunnels de surface. Manœuvre fractale. Opposants amorphes. Anarchistes postmodernes. Terroristes nomades. Etc.

Autant de mots décelés par Eyal Weizman pour dire la nouvelle guerre urbaine, notamment celle qui a été menée en avril 2002 par des unités de l’armée israélienne lors de l’offensive de Naplouse en Cisjordanie. Elle a été présentée par son commandant, le général Aviv Kochavi, comme un exemple de « géométrie inversée ». L’inversion proposée à cette occasion consiste à passer à travers les murs afin de pénétrer des camps de réfugiés impénétrables jusqu’alors. Au lieu d’emprunter les axes de communication traditionnels – routes, rues, ruelles – les soldats enfonçaient les murs, plafonds et planchers des habitations, préférant se déplacer dans des couloirs traversant les appartements des civils – « tunnels de surface » creusés à l’aide de bulldozers, de pics, ou d’explosifs – au cœur du tissu urbain. L’armée israélienne parle d’« essaimage » et d’« infestation » pour désigner cette tactique qui, vu de haut, ressemble au déplacement de colonies de fourmis ou d’essaims d’abeilles. Le but de cette stratégie est de ne pas être vu par ses adversaires afin de surprendre les combattants palestiniens. En pénétrant dans leur espace domestique, on les force à sortir à l’extérieur, où des tireurs d’élites patientent.

Ces mots de la nouvelle guerre urbaine sont autant de nouvelles utilisations, inversions, torsions du tissu urbain en temps de guerre.

C’est d’abord l’inversion de l’intérieur et de l’extérieur ; du dedans et du dehors ; de l’espace privé et de l’espace public de la ville. En passant par l’intérieur des habitations, la manœuvre des soldats inverse le dedans et le dehors et transforme l’espace domestique et privé en voie de passage. Les combats se déroulaient dans des salons, des chambres à coucher et des couloirs à moitié démolis. Le dedans devient un espace ouvert aux soldats israéliens, et les indications des routes à suivre s’inscrivent à la bombe de peinture sur les cloisons des maisons, près des trous béants : « sortie, entrée, défense d’entrer, vers… ». Le fait de se déplacer à l’intérieur du tissu urbain est conçu par l’armée comme une réponse « humaine » et comme une alternative « élégante » à la destruction gratuite de la guerre urbaine traditionnelle. En fait, les dégâts qu’elle provoque sont juste cachés à l’intérieur des habitations. La pénétration de la guerre dans l’espace privé du domicile a été vécue par les civils en Palestine, comme en Irak, comme la forme la plus profonde de traumatisme et d’humiliation.

C’est aussi l’avénement d’un règne du déplacement, de la circulation, du mouvement sur le bâti urbain, sur le point fixe qu’est d’habitude le mur. Lors de ces attaques, ce n’était plus l’ordre spatial établi qui régissait les logiques de déplacement, mais le déplacement lui-même qui organisait l’espace qui l’entourait. Cette nouvelle circulation à travers les murs, les plafonds et les planchers réinterprétait, court-circuitait et recomposait la syntaxe architecturale et urbaine. Pour permettre ces déplacements, de nouvelles méthodes – des imageurs portables à caméra thermique et radar conçus pour observer en trois dimensions derrière une cloison – ont été élaborées pour que les soldats puissent non seulement voir, mais aussi tirer à travers les murs. En effet ces armes pénètrent la pierre, le bois et la brique, sans beaucoup dévier la balle. Ces instruments produisent pour le soldat, habitué aux simulations de combats virtuels, un monde militaire imaginaire de fluidité sans bornes, au sein duquel l’espace de la ville devient navigable comme dans un jeu vidéo.

Selon Eyal Weizman, cette tactique de « passe-muraille » propose une nouvelle conception de la ville : elle n’est plus un site, elle devient le matériau même de la guerre – un matériau flexible, presque fluide, toujours aléatoire et mouvant.

Pour nous livrer ces réflexions, Eyal Weizman, architecte, a effectué d’excellents entretiens avec des officiers de l’OTRI (Operational Theory Research Institute) et de l’Alternative Team, deux instituts composés d’officiers mais aussi d’universitaires civils et d’experts en technologie, chargés de re-conceptualiser les tactiques et les stratégies de l’armée israélienne. Les généraux formés dans ces instituts aiment à citer Debord, Deleuze et Guattari : l’armée israélienne se réapproprie à des fins tactiques le discours de ces penseurs, qui, eux, entendaient abattre les murs des villes pour libérer de nouvelles formes sociales et politiques.

A lire aujourd’hui plus que jamais, alors qu’Israël envisage une offensive terrestre sur la bande de Gaza.

Flaminia Paddeu

——————-

Eyal Weizman, À travers les murs. L’architecture de la nouvelle guerre urbaine., La Fabrique, 2008,102 p.

——————

Comments
One Response to “Lu / À travers les murs d’Eyal Weizman ou comment la ville est devenue le matériau même de la guerre”
Trackbacks
Check out what others are saying...
  1. Anonyme dit :

    […] […]