Lu / Villes intermédiaires au Sud du monde. Espoirs et aléas de la planification urbaine, Jean-Claude Bolay

Arthur Bertucat

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Alors qu’il n’y a jamais eu autant de moyens humains et financiers investis dans l’aménagement urbain dans les villes du Sud, les inégalités ne cessent de s’y accroître, la précarité et la pauvreté urbaines y sont en augmentation. De ce paradoxe initial émerge une question qui sert de fil conducteur à l’ouvrage de Jean-Claude Bolay : comment repenser une planification urbaine plus durable et plus inclusive dans le Sud (expression au singulier employée par l’auteur et reprise telle qu’elle ici) ? Tel est le programme d’un livre qui entend redéfinir les objectifs, les concepts, les approches et les méthodes de la planification urbaine.

Cette question essentielle, passionnante, mais aussi très vaste, est traitée au sein d’un ouvrage qui multiple les registres. À la fois synthèse sur les enjeux urbains contemporains dans les villes du Sud, ouvrage à portée opérationnelle visant à renouveler le regard des aménageurs et des autorités urbaines sur leurs pratiques, à partir d’études de ca présentées comme des recherches-actions, il se fait également, au détour des pages, carnet de terrain et récit de souvenirs. L’ensemble est richement illustré par ce qui semble être les photographies de son auteur, la plupart prises lors de missions effectuées durant la dernière décennie, complétée de quelques clichés plus anciens capturés dans les années 1990 et 2000. On regrettera peut-être juste que ce matériau photographique ne serve que d’illustration et ne soit pas intégré à la démonstration, avec des commentaires de paysages urbains par exemple.

La diversité des intentions de cet ouvrage reflète les multiples casquettes de son auteur. Docteur en sciences politiques puis chercheur en études urbaines, Jean-Claude Bolay a été chargé de projet pour la Coopération Suisse au Cameroun puis durant vingt ans directeur de la coopération à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL). Il travaille aujourd’hui comme consultant international indépendant. Les différentes études de cas présentées dans cet ouvrage sont issues de missions de coopération réalisées dans le cadre de partenariats avec des universités ou des autorités urbaines. Elles ont à chaque fois une visée opérationnelle : faire l’état des lieux de la planification urbaine existante, la comparer aux problématiques rencontrées par les habitants et les autorités locales et proposer des solutions pour l’avenir. Il s’agit donc d’un ouvrage qui retrace la carrière de son auteur et qui se veut être l’aboutissement de trente ans de travaux sur la planification urbaine au Sud.

L’ouvrage est organisé en trois temps. Une première partie présente un tableau synthétique des enjeux du développement urbain des villes du Sud, notamment à partir de données issues des rapports de bailleurs internationaux (Banque mondiale, ONU Habitat, etc.). Une seconde partie tire les grands traits du développement urbain durable, modèle théorique et opérationnel proposé par l’auteur comme alternative à la planification urbaine actuelle. Enfin, quatre études de cas réalisées sur trois continents permettent de réfléchir au potentiel mais – surtout – aux difficultés concrètes de mise en œuvre de la planification urbaine dans des villes intermédiaires du Sud. Il s’agit, dans l’ordre, de Koudougou (Burkina Faso), Montes Claros (Brésil), Nueve de Julio (Argentine) et Chau Doc (Vietnam).

Les villes intermédiaires dans le Sud

À la lecture, il est étonnant de constater que les « villes intermédiaires » prennent assez tardivement une place précise dans le projet de cet ouvrage. L’auteur convient d’ailleurs assez vite que, quand il s’agit d’aborder les questions de pauvreté et de fragmentation urbaines, les métropoles du Sud y sont plus massivement confrontées que les villes de plus petite taille. La justification du choix de ces villes repose sur deux arguments. Les villes du Sud de moins de 500 000 habitants sont celles qui connaissent les dynamiques d’urbanisation les plus importantes et qui concentrent le plus de nouveaux urbains. Il en résulte des mutations urbaines très rapides, aux conséquences territoriales, économiques, sociales et environnementales importantes pour les populations et souvent négatives, faute de planification urbaine opératoire. Malgré ces enjeux, ces villes demeurent encore en marge des recherches urbaines, par comparaison avec les métropoles.

L’auteur propose une définition de la ville intermédiaire dans le Sud qui s’extrait des critères démographique et morphologique (extension spatiale) et s’intéresse plutôt aux fonctions et aux échelles des petites et moyennes villes. Il promeut une pensée de l’interaction avec d’autres espaces plutôt qu’une approche statistique. Ces villes intermédiaires constituent des pôles pour leur espaces régionaux et concentrent commerces et services pour la population urbaine et rurale, ce qui assure leur développement. La compréhension fine des relations villes-campagnes est déterminante pour comprendre leurs dynamiques. En même temps, elles s’insèrent dans les réseaux urbains nationaux, voire internationaux et servent de relais au sein de l’armature urbaine entre des pôles plus importants. Cette approche multiscalaire des villes intermédiaires apparaît pertinente et prometteuse à l’heure d’un renouveau des travaux sur cette catégorie de villes. Mais les difficultés que l’auteur rencontre pour articuler cette définition avec ses propositions pour une planification urbaine renouvelée et ses études de cas constituent malheureusement la principale déception de l’ouvrage. Il en résulte surtout un appel au dépassement de l’échelle municipale comme seule échelle de planification urbaine et à la diversification des données recueillies en amont de la planification, pour une meilleure prise en compte des différentes échelles territoriales dans lesquelles ces villes s’insèrent. Faute d’enquêtes de terrain au long cours ou d’exemples préexistants, la manière dont la planification urbaine de ces villes pourrait s’opérer en intégrant la relation aux autres espaces à plusieurs échelles n’est jamais vraiment explicitée ni rendue concrète.

Ces villes intermédiaires sont également, selon l’auteur, caractérisées par un second élément : la faiblesse – relative – des moyens financiers et humains dont elles disposent pour assurer tant la planification que la gouvernance et la gestion urbaine. Cette faiblesse des moyens a des conséquences sur l’ambition de leurs projets et sur la capacité de mise en œuvre des politiques urbaines que leurs autorités mènent.

Pour une planification urbaine alternative : le développement urbain durable

Les schémas directeurs des villes intermédiaires du Sud demeurent souvent établis par des acteurs politiques éloignés de l’échelle locale, en partenariat avec des acteurs extérieurs (bailleurs internationaux, etc.) qui appliquent des modèles conçus dans d’autres espaces urbains, souvent pour les villes européennes ou d’Amérique du Nord. Leur élaboration se cantonne à des approches technicistes en décalage avec les problématiques quotidiennes rencontrées par les habitants. Face à ce paradigme qui ne prend pas en compte les besoins des populations urbaines les plus précaires, l’auteur réintroduit la notion de développement durable comme matrice pour une planification urbaine renouvelée qui reposerait sur quatre piliers : l’économie, le social, l’environnement et le territoire. Tout l’enjeu de cette approche est de diversifier et de croiser les indicateurs recueillis sur la ville et sur les problèmes rencontrés par l’ensemble des acteurs locaux. L’auteur plaide pour l’élaboration d’un véritable diagnostic multidimensionnel de l’espace urbain, qui mêle sciences humaines et sociales aux outils et techniques de la planification. Les demandes émanant des acteurs locaux (habitants, associations, autorités politiques, acteurs économiques, etc.) doivent être prises en compte au même titre que les besoins identifiés par les experts pour le développement de l’espace urbain. Surtout, il identifie que le principal facteur d’échec – et surtout de non-application – de la planification urbaine résulte de l’inadéquation entre les projets annoncés et les moyens disponibles pour leur réalisation, sur le plan financier et humain. Ce qu’il nomme le développement urbain durable est donc d’abord une question de gouvernance urbaine, qui vise à rendre aux citadins un rôle dans la planification de leur ville à travers des consultations et des outils de démocratie participative. La durabilité de la planification, c’est-à-dire sa capacité à organiser un développement urbain cohérent à long terme, repose avant tout sur un double processus d’intégration : intégration des acteurs locaux au sein des instances de gouvernance urbaine, intégration sociale des habitants les plus précaires à la ville comme objectif principal de la planification. Cet objectif d’intégration sociale et spatiale nécessite de prendre en compte conjointement plusieurs dimensions de l’urbain : habitat, services, foncier, emploi, réseaux, mobilité, éducation, etc.

Quatre (courtes) recherches-actions sur trois continents

Les quatre derniers chapitres de l’ouvrage exposent quatre recherches-actions, quatre terrains d’étude pour réfléchir à l’applicabilité de la planification urbaine dans les villes intermédiaires du Sud. Pour bien comprendre ce que souhaite faire l’auteur ici, il faut revenir au sous-titre de l’ouvrage : « Espoirs et aléas de la planification urbaine ». À travers ses études de cas, on ne constate pas tant l’échec des techniques et pratiques de planification dans les villes intermédiaires du Sud, mais leur absence, ou plutôt leur absence de mise en œuvre. Les missions de terrain réalisées par l’auteur visent à entrevoir le potentiel que la planification urbaine durable pourrait avoir pour ces villes et les difficultés – importantes – qui restent à surmonter pour y parvenir.

Chaque étude de cas permet de mettre en lumière un ou plusieurs aléas de la planification urbaine. Le lecteur restera cependant assez frustré car les résultats des missions de terrain souvent très courtes ne permettent pas vraiment d’approfondir les préceptes du développement urbain durable, présenté par l’auteur comme solution alternative. Les études de cas tiennent plutôt lieu d’exemple pour montrer en situation les problèmes qui se posent à la planification urbaine. Chaque chapitre s’ouvre sur un tableau à plusieurs échelles (nationale et régionale) des villes du pays en question, avant d’exposer le contexte politique, historique et économique de la ville étudiée et les difficultés rencontrées par les habitants – souvent les mêmes, à savoir expansion urbaine incontrôlée, augmentation des inégalités, absence de services, absence de connexion aux réseaux, accaparement des ressources, pollution, etc. Ce diagnostic, en lien avec de courtes enquêtes de terrain, même s’il permet d’exposer différentes facettes problématiques de la planification, aboutit souvent à la même conclusion, à savoir faire participer davantage les acteurs locaux à la planification de leur ville à travers des consultations populaires.

L’enquête sur Koudougou, la plus développée, permet par exemple de mettre en lumière les conséquences de la pauvreté urbaine sur la planification urbaine. L’auteur qualifie ainsi Koudougou de « ville pauvre » : le manque de moyens humains (peu d’employés qualifiés) et financiers (un budget très faible) constitue un frein pour la planification et le développement. Il en résulte une dépendance aux projets et aux investissements des partenaires extérieurs, qui ne se concertent pas entre eux et financent des équipements sporadiques et à court terme, sans réelle vision d’ensemble. L’établissement de documents de planification urbaine finit même par relever davantage du marketing territorial que de l’action concertée en faveur des citadins : se doter d’un schéma directeur d’urbanisme est un moyen d’attirer les donateurs. L’exemple de Nueve de Julio, quant à lui, pose la question de la volonté politique nécessaire pour réaliser une planification inclusive. Enfin, le cas de Chau Doc se concentre sur les difficultés rencontrées par les autorités urbaines des pays du Sud à collecter des données multidimensionnelles permettant de réaliser des diagnostics en amont de la planification.

En conclusion, l’intérêt principal de cet ouvrage ne se trouve pas tant dans les éléments de réponse proposés que dans le paradoxe initial formulé. Comprendre pourquoi l’augmentation des investissements en termes de planification et d’aménagement dans les villes du Sud ne permet pas d’endiguer voire participe de la montée des inégalités urbaines ouvre des perspectives de recherche essentielles pour comprendre la fabrique urbaine contemporaine dans les Suds. Cette question semble fondamentale dans l’étude de l’urbanisme néolibéral qui se diffuse dans le monde entier, concept qui n’est pourtant jamais vraiment amené par Jean-Claude Bolay dans ce livre.

ARTHUR BERTUCAT

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Arthur Bertucat est professeur agrégé de géographie et doctorant contractuel de l’université Paris X Nanterre au sein de l’UMR LAVUE et de l’université Félix Houphouët-Boigny d’Abidjan. Sa thèse porte sur l’étude des villes intermédiaires en contexte de métropolisation au sein du corridor urbain Abidjan-Lagos en Afrique de l’Ouest.

arthur.bertucat20@gmail.com

Référence de l’ouvrage : Bolay, J-C., 2021, Villes intermédiaires au Sud du monde. Espoirs et aléas de la planification urbaine, Genève, MētisPresses, coll. « vuesDensemble », 190 p.

Couverture : Centre-ville de Bonoua, ville intermédiaire ivoirienne à 60 km à l’est d’Abidjan (Arthur Bertucat, février 2022).

Pour citer cet article : Bertucat A., 2022, « Villes intermédiaires au Sud du monde. Espoirs et aléas de la planification urbaine, Jean-Claude Bolay », Urbanités, Lu, mai 2022, en ligne.

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