Lu / Cohabiter l’espace public, d’Antonin Margier

Sarah Lilia Baudry

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Issu d’une thèse en études urbaines, cet ouvrage d’Antonin Margier revient sur l’évolution des formes d’exclusion dans l’espace public et la portée de ces pratiques micro-géographiques dans deux quartiers, le Village Shaugnessy à Montréal et la Goutte d’Or à Paris.

Partant du constat que les espaces publics sont étudiés principalement à l’aune de leur privatisation croissante et de leur caractère spectaculaire (cf. les hauts lieux touristiques), l’auteur s’attache à démontrer l’importance des dynamiques citadines associées aux espaces publics « ordinaires » et de proximité. La marginalisation à l’œuvre dans ce type d’espaces met en lumière des formes de rapports de force qui ne sont pas simplement réductibles aux pratiques de revanchisme et d’expulsions observables dans certaines métropoles. Le chercheur analyse ainsi les conflits qui se cristallisent et les formes de chez soi des riverains et personnes marginalisées (sans abri, prostituées, drogués) qui se développent dans ces territoires. L’ouvrage, composé en six chapitres, associe éléments de contexte et de problématisation sur le sujet et développe les deux cas d’études.

Les deux premiers chapitres, stimulants et approfondis, servent de cadre d’analyse et reviennent sur les dynamiques liées aux espaces publics et aux problématiques de l’habiter.

Le premier est un état de l’art sur les interrogations scientifiques passées et présentes sur les espaces publics. Faisant appel à Habermas, De Certeau, Lefebvre, Bourdieu, Foucault, l’auteur revient sur l’historique de la notion d’espace public, entre idéel et matériel, entre politique et géographique et lieu d’appartenance à la fois singulier et collectif. Il met en évidence les études et les débats qui ont cours sur les transformations de la ville. Dans un contexte néolibéral de compétition, de marchandisation et de sécurisation, nombre de scientifiques notamment anglo-saxons (Florida, 2005 ; Harvey, 1989 : N. Smith, 1996 ; Zukin, 1995, …) ont ainsi observé et analysé la transformation des modes de gouvernance et les liens de connivence qui se créent entre les secteurs privé et public dans la fabrique des espaces publics. Ces derniers sont devenus des sortes de réflecteurs de l’urbanité des villes, des outils de distinction et de mise en valeur de la ville néolibérale (p.16). Ces phénomènes de privatisation (croissance des centres commerciaux, des gated communities) obéissent à des logiques sécuritaires et marchandes et ont pour corollaire de légitimer l’exclusion de populations indésirables et de fermer ces lieux aux individus marginalisés. L’auteur temporise toutefois l’idée d’un nettoyage total de l’espace urbain uniquement par des classes dominantes. Il souligne que l’exclusion s’intègre dans un processus structurel prenant en compte différents acteurs (incluant parfois des rapports de pouvoir entre dominés). Tout comme la régulation institutionnelle et l’aménagement physique, les pratiques et appropriation ordinaires et les discours des usagers participent à la fabrication de l’espace public et sont productrices de sens.

Le deuxième chapitre, plus ardu et aux accents philosophiques, interprète l’habiter au prisme de l’appropriation de l’espace. Sous la houlette de géographes et de philosophes (Cresswell, 1996 ; Sloterdijik, 2005) et via des concepts de géographie structurale, Antonin Margier rappelle le rapport qu’a l’humain avec l’espace. L’expérience existentielle de l’habiter est ainsi ré-énoncée : la manière d’être au monde de l’humain fait de lui un habitant, mais un habitant parmi les autres. L’appropriation de l’espace, est, en ce sens, un acte identitaire. Ces éléments, pouvant sembler abstraits sont pourtant des outils importants pour comprendre les mécanismes d’exclusion et l’attractivité de certains territoires : « les logiques de distinction et de reconnaissance sont au cœur de l’acte d’appropriation qui permet de renforcer la position sociale de groupes sociaux en privilégiant certaines formes d’ ‘entre soi’ symboliques et identitaires » (p. 51). L’appropriation de l’espace public cristallise des rapports de pouvoir et procède à la construction d’appartenances socio-culturelles et spatiales et la constitution d’un « chez soi ». Cela se traduit par la mise en place d’un ordre approprié et normalisé établi par des groupes s’opposant aux comportements estimés déviants.

Les quatre chapitres qui suivent nous permettent de pénétrer au cœur des quartiers de Montréal et de Paris et de donner vie à ce qui était précédemment théorique. Les extraits d’entretiens, les cas d’étude (square Cabot pour le Village Shaugnessy et square Léon pour la Goutte d’Or) et la mise en perspective comparative apportent un éclairage précieux et rendent visibles aussi des personnes souvent invisibilisées.

Les deux quartiers étudiés, péricentraux, ont en commun de connaitre des processus de renouvellement urbain relativement récents. Les classes sociales nouvellement installées revendiquent et exigent une sorte de résidentialité apaisée, qui s’opposerait aux usages des marginalisés. L’auteur montre surtout la forte appartenance aux quartiers qu’ont les riverains et les personnes marginalisées (les deux étant considérées dans l’ouvrage comme deux idéaux-types), visibles dans leurs pratiques quotidiennes. Les riverains souhaitent, via les espaces publics, créer une sorte d’« extension d’un chez soi », renforcer et structurer les liens qui se tissent entre les résidents et exercer un contrôle social informel. Les personnes marginalisées, elles, construisent un attachement très important à leur territoire, qu’elles définissent comme leur « chez soi ». Au-delà de la relation utilitariste qu’elles peuvent avoir avec leur quartier, elles développent un attachement et des références identificatoires. Reconnaissance identitaire, lien social, sentiment de protection et de familiarité sont autant d’éléments qu’elles ont construits et qui leur permettent de survivre dans cet espace qui est à la fois leur habitat et leur espace de vie. Mais c’est cette appropriation qui peut sembler excessive pour les riverains – leur marquage dans l’espace les rendant visibles, d’où les mobilisations et les stratégies élaborées par certains, qui perçoivent leur présence comme déviante par rapport à leur idéal résidentiel et familial.

À travers des exemples de collectifs de riverains (collectif Château Rouge Goutte d’Or ; Association du Village Shaugnessy), appuyés le plus souvent par les pouvoirs publics (politiques d’aménagement, planification), l’auteur souligne l’hégémonie progressive de ces derniers pour influencer les dynamiques urbaines de quartiers et purifier l’espace ou lutter contre les incivilités qu’ils estiment parfois dangereuses (théorie de la vitre brisée)1. Les modalités et stratégies sont diverses (conquête des conseils de quartiers, lobbying auprès des pouvoirs locaux, pétitions, surveillance accrue) et les deux cas d’étude ne sont pas similaires (la question de la sécurité est un enjeu plus important pour les riverains de la Goutte d’Or alors que, dans le cas de Montréal, les itinérants nuiraient surtout à l’attractivité du quartier). L’incompréhension mais aussi les efforts de médiation entre les parties prenantes sont aussi évoqués. Le chercheur démontre que des stratégies subtiles peuvent entraîner des formes de « dispersion douce » (on citera la mise en place d’animations dans les squares contraignant les personnes marginalisées, se considérant comme illégitimes, à se déplacer). Face à ces transformations, l’auteur insiste sur les tactiques de résistance de ces dernières afin de s’abstraire de ces contraintes. On notera des passages très intéressants de sans-abri de la Goutte d’Or et de la reconquête quotidienne et progressive de leur « chez eux».

Cet ouvrage scientifique apparaît donc comme pertinent pour toute personne s’intéressant aux enjeux d’espaces publics et plus particulièrement aux conflits de cohabitation qui les concernent ainsi qu’aux questions d’exclusion. Ouvrant des perspectives importantes, il nous invite à questionner la transformation de l’espace public et sa potentielle disparition, à l’aune de sa privatisation mais aussi de sa normalisation résidentielle. Lieux de rassemblement, de débats, d’échanges et de rencontres, essentiels à la vie citoyenne, les espaces publics ordinaires sont aussi des projections du « soi intime », ce qui questionne le droit à l’habiter. Comment rendre compatibles différentes formes d’habiter ? Provoquer une appartenance partagée ? L’auteur soutient que cela ne peut se faire sans la « reconnaissance réciproque de l’importance existentielle des espaces publics pour les personnes marginalisées comme pour les riverains » (p. 180)

SARAH LILIA BAUDRY

Sarah Lilia Baudry est diplômée en Urbanisme (Panthéon Sorbonne) et en Histoire (EHESS).

Antonin Margier est docteur en études urbaines de l’Université du Québec à Montréal et post-doctorant à l’université de Lille 1.

Margier A., 2017, Cohabiter l’espace public Conflits d’appropriation et rapports de pouvoir à Montréal et Paris, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Géographie sociale », 196 p.

Pour aller plus loin

Clerval, A., Fleury, A., Rebotier, J., & Weber, S., 2015, Espace et rapports de domination. Presses universitaires de Rennes.

Cresswell, T., 1996, In place-out of place: geography, ideology, and transgression. U of Minnesota Press.

Florida, R., 2005, Cities and the creative class, Routledge.

Harvey, D., 1989, The urban experience, JHU Press.

Sloterdijk, P., 2005, « Écumes » Sphères III, 79.

Smith, N., 1996, The new urban frontier: Gentrification and the revanchist city, Psychology Press.

Zukin, S., 1995, « Whose culture ? Whose city ? ». The urban sociology reader, 281-289.

Couverture: Photo by Nabeel Syed on Unsplash

  1. La théorie de la vitre brisée, concept d’origine anglosaxon, affirme que la délinquance et les comportements déviants génèrent une sorte d’impunité favorisant la criminalité []

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