Lu /Des tracés aux traces, pour un urbanisme des sols, Patrick Henry
Lou Dayan
Le défi, aujourd’hui, est d’intervenir sur les territoires en ajoutant moins de matière et plus de sens. Ce ne sera possible qu’avec la complicité des sols, que nous devons apprendre à connaître, à respecter et à mieux utiliser dans la fabrique urbaine et architecturale. » (p. 154)
Ainsi Patrick Henry pourrait-il résumer ses esquisses pour un nouvel urbanisme, qu’il développe dans son essai Des tracés aux traces, pour un urbanisme des sols (2023). Architecte et urbaniste, investi dans le champ opérationnel et dans l’enseignement, Patrick Henry est notamment professeur de théorie et pratique de la conception architecturale et urbaine (TPCAU) à l’école nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville. L’ouvrage se compose de sept chapitres constitués chacun de courtes et nombreuses sous-sections. Il part du constat de la relégation des sols hors des préoccupations urbanistiques principales, avant de nous proposer de prendre le contrepied de cette tendance, et partant, de repartir des sols. C’est en adoptant une approche hybride entre perspective historique et sciences naturelles que l’auteur nous dévoile tout à la fois le potentiel des sols – et notamment des sols urbains – et la dégradation de ceux-ci avec l’avènement de l’Anthropocène. Si l’auteur traite brièvement de l’évolution historique des sols et de leur considération dans les sociétés occidentales à partir du XIXe siècle, il appréhende en revanche plus longuement les diverses politiques visant à protéger les sols mises en œuvre à partir de la fin du XXe siècle et au début de notre siècle. Constatant leur insuffisance, et les limites de la pratique d’un urbanisme néolibéral face aux enjeux écologiques, Patrick Henry propose aux lecteur·ices une nouvelle manière de faire de l’urbanisme, à la hauteur de la crise environnementale et plus respectueuse du vivant humain et non-humain : un urbanisme des sols.
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Le sol de l’urbanisme
La relégation du sol en urbanisme
Adoptant une approche historique, Patrick Henry réinscrit la relégation des sols dans un contexte politique et socio-économique, en mobilisant les concepts d’Anthropocène et de Capitalocène. En effet, le XIXe siècle et la révolution industrielle qui s’y déploie marqueraient le début de l’Anthropocène, cette nouvelle ère géologique dans laquelle les êtres humains ont modifié leur biosphère au point d’en être devenus les acteurs majeurs. De fait, l’attachement aux sols qui prévalait auparavant a été balayé par la nécessité d’en extraire les ressources fossiles et minérales devenues indispensables à l’Europe industrielle qui émergeait alors. À ces extractions massives, s’ajouta l’influence de l’hygiénisme à partir de la moitié du XIXe siècle, qui érigea en doctrine de l’urbanisation l’imperméabilisation des sols. Au cours du XXe siècle, la situation des sols continua de se dégrader, et plus encore après la Seconde Guerre mondiale, où les sols ne sont plus perçus que comme une « feuille blanche sur laquelle vient s’écrire l’histoire du logement social » (p. 49-50). Cette relégation physique des sols se doubla et se double encore d’une relégation sur le plan scientifique, dans la mesure où les savoirs sur les sols ont souvent été considérés comme périphériques, de même que dans le débat public, où il en est peu question. Pourtant, cette relégation du sol dans et par l’urbanisme semble entrer en contradiction avec le rôle crucial des sols urbains dans un contexte de crise environnementale.
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L’importance capitale des sols urbains dans un contexte de crise environnementale
L’auteur met en lumière l’importance des sols par la place qu’il leur confère dans son ouvrage, puisqu’il ouvre sa réflexion sur ce que sont les sols, et notamment les sols urbains, puis la poursuit tout au long de son essai. En effet, les sols ont un rôle essentiel, et ce, d’abord sur le plan environnemental. Dans un contexte de crise environnementale, les sols constituent une épaisseur écologique indispensable à la gestion de cette crise. Des sols en bonne santé, et donc notamment bien perméables, peuvent réguler le risque d’inondation et plus largement les risques liés au climat. La végétation et plus largement le maintien et le développement des écosystèmes, favorisés par des sols en bonne santé, permet ainsi d’atténuer les îlots de chaleur urbain à l’heure où les températures extrêmes se rendent plus fréquentes. Par ailleurs, ils peuvent permettre d’améliorer la qualité des milieux, notamment la qualité de l’air grâce au puits de carbone que les arbres qui peuvent y prendre racine et les sols eux-mêmes représentent. Les sols apparaissent ainsi comme essentiels, du fait de leur lien inextricable avec la biodiversité. A ce rôle environnemental, s’ajoute un rôle historique, en ce sens que les sols représentent un temps long, qui constitue le socle des civilisations, et que sur eux, prennent appui et se fondent agriculture, économie, droit, religion etc. Dès lors, les sols assurent un rôle mémoriel, d’archives du passé, – décelable par l’étude du parcellaire – ce qui devrait nous encourager plus encore à faire de l’urbanisme avec et non sur, ou contre les sols, et ainsi, de les placer au centre d’une nouvelle manière de faire de l’urbanisme.
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Pour un urbanisme des sols
L’urbanisme des sols : un urbanisme qui prend racine dans les sols
Les sols sont ainsi bien plus déterminants que ce à quoi ils ont souvent été réduits. Dès lors, il s’agit de les appréhender avec attention et de considérer leurs potentiels dans l’exercice même de l’urbanisme. Pour ce faire, l’auteur prône un croisement disciplinaire, permettant d’appréhender les sols dans leur complexité et leur totalité. Ce nouveau regard porté sur les sols doit nous conduire, selon l’auteur, à nous intéresser aux traces, plus qu’aux tracés, et pour ce faire, à enrichir la représentation que l’on a des sols en ajoutant, dans leur étude, le transect au plan et à la coupe, afin de concevoir les sols dans leur épaisseur. Dans cette perspective, Patrick Henry prône le développement du concept de « trame brune » pour désigner ce réseau écologique en profondeur à préserver et à restaurer, ce qui constituerait ainsi une amorce de réflexion de la vie sous terre. Cette approche permettrait tout à la fois de bénéficier des potentiels importants que recèlent les sols tout en les considérant dans leur spécificité.
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Un urbanisme de la situation
Dès lors, l’auteur prône un urbanisme de l’adaptation et de la situation. Il s’agit ainsi d’aller à rebours d’un urbanisme néolibéral qui tend à plaquer les procédures, les outils et les formes génériques résultant de discours normatifs sur la croissance. Au contraire, adopter une « logique de la situation » implique de porter une attention redoublée au vivant et à l’existant, de penser et agir sur la relation, la mise en liaison des objets entre eux dans le temps et l’espace. De fait, l’importance accordée à la situation nous conduit à repenser la manière dont on se rapporte au temps et à l’espace, de multiplier et de croiser les échelles tant spatiales que temporelles, notamment dans le cadre du projet urbain. D’un point de vue spatial, il conviendrait de déterminer le périmètre du projet urbain selon un principe de cohérence environnementale et pédologique, afin de « gagner en sens ». D’un point de vue temporel, il s’agirait de jouer sur différentes temporalités, prendre en compte le temps long des sols, retrouver une mémoire écologique et sortir de l’obsession du temps présent. En effet, l’auteur décrit le temps comme une matière « construite, à se donner » et non à subir. Or, cet urbanisme de la situation implique d’accorder de l’importance à l’échelle locale.
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Un urbanisme démocratique
L’importance accordée à l’échelle locale, qui doit naturellement être articulée au global, pourrait en elle-même favoriser une participation démocratique de la population locale au projet urbain, ce que prône l’architecte-urbaniste. L’urbanisme des sols devrait permettre de transformer nos territoires en espaces d’appropriation et de dialogue entre tous·tes les vivant·es, ce qui pourrait commencer par le fait de placer le débat sur la place publique. L’auteur propose ainsi de créer des assemblée de citoyen·nes autour et pour les projets de territoires, concourant ainsi à faire du projet urbain un « processus démocratique solidaire et itératif ». Pour ce faire, il semble nécessaire de trouver le sens d’un récit commun, qui propose et diffuse des modes de représentation et de gestion de temps alternatifs, compatibles avec un urbanisme des sols. Néanmoins, à cette fin, outre la mise en récit, il paraît également indispensable de mettre en œuvre des politiques publiques concrètes et ambitieuses.
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Le ZAN : la mise en œuvre d’un urbanisme des sols ?
Avant le ZAN : des politiques nombreuses mais peu concluantes
A partir de la seconde moitié du XXe siècle et plus encore au début de notre siècle, des politiques imposant une prise en compte des sols plus importante dans l’aménagement du territoire ont été mises en place. Ainsi, le schéma de cohérence territoriale (SCoT), créé par la loi d’orientation foncière de 1967, est supposé anticiper les conséquences du dérèglement climatique et impulser des transitions entre autres écologiques et énergétiques, dans lesquelles les sols jouent un rôle déterminant. Quelques décennies plus tard, en 2020, la loi ELAN (portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique) rend obligatoire l’étude du sol pour la vente de terrains situés dans des zones considérées de risque modéré à fort. Cependant, l’absence d’exigence chiffrée sur la réduction des surfaces urbanisées rend certains de ces documents peu efficaces pour agir sur les sols et avoir une portée écologique réelle. D’une manière générale, l’ambiguïté du rôle de l’Etat semble être un frein à la mise en place de politiques efficaces. En effet, si l’État assure un contrôle de légalité sur les documents d’urbanisme et accompagne les collectivités dans l’élaboration de ces documents, il leur demande également de développer leur territoire, les aide au déploiement du e-commerce et des data centers (très consommateurs en sol), et laisse intact une fiscalité applicable au foncier non bâti qui incite les propriétaires à vendre un terrain non bâti en tant que terrain à bâtir, et ainsi, à œuvrer à leur artificialisation. Dans ce contexte, les espaces naturels, agricoles et forestiers apparaissent comme des « variables d’ajustement de l’extension urbaine » (p. 140), loin d’être des espaces à protéger et à valoriser. Aussi, s’agit-il de s’interroger sur le potentiel de l’objectif de zéro artificialisation nette (ZAN) à l’horizon de 2050, porté par la loi « Climat et résilience » (2021).
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Le ZAN : intérêts et limites
L’objectif de zéro artificialisation nette (ZAN) présente d’abord l’intérêt de mettre l’accent sur la question de l’artificialisation, tout en affichant une certaine ambition. Il s’agit de mettre en œuvre le principe éviter-réduire-compenser, pour aboutir à une perte nette de biodiversité, ce qui permet d’imposer la réalisation d’études visant à éviter les impacts négatifs. Néanmoins, cet objectif de ZAN peut donner l’impression que l’artificialisation est compensable, voire réversible, ce qui est loin d’être le cas. La dimension quantitative qui lui est associée ne permet sans doute pas de sortir de la logique néolibérale dans laquelle l’urbanisme est pris. Par ailleurs, le décret d’application étant assez flou, la loi ne précise pas où, comment et selon quelle temporalité la compensation devra avoir lieu, ce qui pourrait laisser des marges de manœuvre importantes aux acteur·ices, et ce d’autant plus que les coûts importants de désartificialisation peuvent encore être dissuasifs dans la mise en œuvre des compensations requises.
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La mise en œuvre d’un urbanisme des sols : réinventer le ZAN
L’auteur nous propose d’appréhender le phénomène d’artificialisation dans sa complexité : et de fait, pour mieux lutter contre ce phénomène, il semble pertinent de bien en saisir les ressorts et la complexité. L’artificialisation est souvent confondue avec l’imperméabilisation, ce qui n’est pas sans poser problème. La nomenclature actuelle est problématique au sens où elle laisse des marges d’interprétation (concernant les parcs ou les friches agricoles par exemple), et où des friches non boisées, des potagers ou jardins individuels y sont considérés comme artificialisés, ce qui permet d’en envisager la construction, sans que le ZAN ne s’applique d’aucune manière dans ce cas. Inversement, considérer les terres cultivées comme non artificialisées conduit à ignorer l’imperméabilisation des sols que l’agriculture intensive peut provoquer, et qui peut induire entre autres ruissellement, inondations, moindre rechargement des nappes phréatiques et perte de biodiversité. Pour remédier à ces situations, l’auteur ne rejette pas le principe du ZAN, mais propose de considérer la valeur écologique des terrains, d’adopter une classification basée sur le niveau de « naturalité », de hiérarchiser les objectifs du ZAN, tout en repensant notre modèle agricole dans son ensemble. Le renforcement de la lutte contre l’artificialisation et l’étalement urbain implique par conséquent de mener dans le même temps une lutte contre la vacance, et ainsi de rediriger des filières de construction vers la réparation, afin de combiner impératifs sociaux et écologiques. Ainsi, au contraire d’un outil contraignant et purement formel, le ZAN doit être au service d’un projet, cesser de ne prendre en compte que la dimension quantitative pour quitter la vision consumériste et destructrice des sols. Enfin, le ZAN doit être un outil pour remanier en profondeur la planification territoriale pour qu’une gouvernance voie le jour.
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Conclusion
Face à la crise écologique qui se dresse devant nous, Patrick Henry nous engage à revoir nos pratiques d’urbanisme, en conférant aux sols une place centrale. En effet, un urbanisme des sols aurait pour avantages de prendre en compte aussi bien les caractéristiques et les valeurs des sols que le point de vue des populations locales, tout en permettant de retrouver le sens d’un récit commun. Dans ce contexte, la « métropole-jardin » pourrait donner un aperçu de ce que pourrait être les villes et les territoires résultant d’un urbanisme des sols. Et de fait, la « métropole-jardin » est le lieu « de nouvelles formes de coopérations et d’expériences démocratiques plus souples et collectives qui se redéfinissent à chaque occasion » (p. 200). Au lieu que d’exclure certains territoires, « elle rassemble les différentes manières de les occuper en les reliant par des continuités paysagères et écologiques, dans une attention aux vivants et aux contextes » (p. 200), bien loin de la fabrique néolibérale des villes et territoires.
L’ouvrage Patrick Henry présente tout d’abord l’intérêt d’être accessible, synthétique, mobilisant aussi bien les sciences naturelles que l’histoire – même si cette approche pluridisciplinaire ne permet pas l’approfondissement des processus historiques évoqués. Par ailleurs, l’auteur place au cœur de son ouvrage une idée sans doute bienvenue dans un contexte de crise écologique, celle d’une refonte de l’urbanisme à partir de la question des sols, ce qui lui permet de dévoiler des concepts à grande portée heuristique – à l’image de celle de situation. Il donne enfin un horizon concret et des pistes opérationnelles pour mettre en œuvre le nouvel urbanisme qu’il appelle de ses vœux.
LOU DAYAN
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Licenciée en géographie et en aménagement, Lou Dayan est actuellement en master d’études sur le genre à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
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Illustration de couverture : photographie de Green Town, Hundertwasser (L. Dayan, 2024)
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Référence de l’ouvrage : Henry P., 2023, Des tracés aux traces, pour un urbanisme des sols, Éditions Apogée, 211 p.
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Pour citer cet article : Dayan L., 2024, « Des tracés aux traces, pour un urbanisme des sols, Patrick Henry », Urbanités, Lu, mai 2024, en ligne.
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