Lu / Le rêve d’une déconnexion, de la maison autonome à la cité auto-énergétique de Fanny Lopez

Zélia Hampikian

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Reve d une deconnexion - couvertureL’ouvrage de Fanny Lopez entreprend d’exposer l’histoire d’une architecture qui s’oppose au modèle dominant : celle qui ne se connecte pas aux réseaux. Adapté de sa thèse de doctorat en Histoire de l’art soutenue en 2010 à l’Université Paris I, il nous donne à penser les évolutions du concept d’autonomie dans son rapport à l’architecture et à l’urbain, entre revendications politiques et théorisations économiques, techniques et sociales. Car si la question énergétique apparaît comme fil conducteur de la recherche dont les résultats sont rendus, c’est bien le concept d’autonomie de l’habitat dans son sens plus large que l’ouvrage permet d’analyser. Il est découpé en deux grands chapitres, le premier rendant compte des évolutions du rapport de force entre connexion et déconnexion au cours de l’histoire, tandis que le second présente les différents mouvements de l’autonomie énergétique.

Le début de l’ouvrage entend poser le décor dans lequel les différents modèles alternatifs de la déconnexion ont eu à se développer. Il emmène l’auteur vers une littérature et des considérations a priori éloignées du domaine de l’architecture mais qui servent parfaitement le propos : convoquant historiens des sciences et techniques et théoriciens de l’urbanisme, Fanny Lopez retrace l’histoire de la construction des grands réseaux. L’histoire ainsi rendue commence essentiellement au XVIIIe siècle avec la conceptualisation saint-simonienne des réseaux qui se construit sur l’ « analogie entre le corps humain et le corps social » (p. 22) et qui voit la structure réseau comme le meilleur moyen d’irriguer le corps social de services jugés essentiels. On poursuit avec la bataille des modèles électriques entre courant alternatif et continu à la fin du XIXe siècle, qui se soldera par la victoire du premier et le développement d’un macrosystème technique sous la forme d’un réseau électrique interconnecté. On apprend au passage qu’Edison, considéré, à juste titre, comme une figure centrale de l’histoire des grands réseaux électriques, était au départ partisan de systèmes de proximité alimentés par des petites centrales de taille réduite.

Cette anecdote appuie l’idée défendue par l’auteur selon laquelle le développement du réseau n’a jamais été consensuel. Dès les débuts, des oppositions se sont fait entendre, soutenues par divers arguments à charge contre les réseaux : enchevêtrement de fils inesthétiques dans les villes, infrastructures qui défigurent les paysages ruraux, mais surtout déséquilibre du rapport entre les consommateurs et les compagnies de service en réseau, les premiers étant totalement dépendants des secondes pour accéder au service.

Malgré tout, le réseau s’impose et devient un élément structurant de l’aménagement du territoire. Il amène à penser l’organisation de l’espace à différentes échelles, de la voirie urbaine jusqu’à de larges territoires, en particulier chez les soviétiques qui conditionnent le développement économique du territoire à la construction de nombreuses centrales électriques. On peut noter l’idée apparemment paradoxale des désurbanistes russes1 qui voient dans le développement universel du réseau électrique la condition de la dilution de la ville dans l’espace dont ils sont partisans.

Face à cette vision bien installée de la supériorité du réseau, les propositions de modèles alternatifs sont plus que rares. Le réseau apparaît comme un attribut nécessaire de la modernité et devient un impensé. Une critique du « service universel » qui accompagne l’argumentaire de la diffusion des réseaux existe pourtant bien, en particulier au travers du travail de Foucault dans les années 1970 et 1980 sur le concept de biopolitique, qui vise à montrer comment les services pensés à l’échelle de populations peuvent être le fondement d’une nouvelle forme de pouvoir. Toutefois, cette critique ne trouve pas d’écho dans la pratique de l’architecture et de l’urbanisme. La connexion reste donc la norme et la déconnexion ne peut être que subie.

Cependant, une telle évolution n’empêche pas un certain nombre de voix de s’élever pour mettre en question la pertinence du réseau et proposer l’alternative de l’autonomie, souvent comme une possibilité future, attendant des innovations techniques la rendant possible. Fanny Lopez synthétise cette double histoire en ces termes : « au moment même où le rêve de la connexion se réalise (…), se profile une nouvelle utopie technicienne : la déconnexion » (p. 78). Ainsi, au cours de l’histoire, plusieurs penseurs appartenant à des milieux et mouvements divers se font les avocats de l’autonomie ou de la décentralisation, et ce dès le XIXe siècle. Parmi les plus célèbres, on retrouve Henry David Thoreau, qui s’inquiète de l’exploitation des éléments naturels que représentent les services en réseau et, à nouveau, Edison, qui, en 1912 propose une maison électriquement autonome dont il pense qu’elle répond à une demande mais qui tombe rapidement dans l’oubli. Fanny Lopez consacre également Franck Lloyd Wright comme étant l’un des seuls architectes à avoir pensé la question de l’autosuffisance, en particulier dans l’utopie territoriale Broadacre City qu’il présente en 1932 et dans laquelle il appelle à la création de micro-réseaux s’opposant au macrosystème interconnecté. Enfin, l’architecte Fuller présente entre les années 1920 et 1940 un ensemble de projets demeurés célèbres dans le domaine de l’autonomie énergétique bien que son œuvre soit jugée « théorique, conceptuelle et prototypique » (p. 100).

Ces diverses propositions, éparses, restent donc inabouties. Jusqu’aux années 1950-1960, les remises en question du réseau ne paraissent pas sérieuses. Il faut attendre le contexte de crise que constitue la fin des années 1960 pour voir se constituer un véritable discours de contestation de l’habitation connectée. Fanny Lopez rattache le premier acte de cette évolution aux diverses théorisations du nomadisme, propres à l’époque. Pour libérer l’habitat, il faut le rendre mobile, ce qui donne à repenser l’accès aux services énergétiques. Un ensemble d’architectes entame une réflexion sur la question les menant à repenser leur propre rôle, qui deviendrait celui d’un ordonnateur du réseau. Deux modèles s’opposent : le plug-in dans lequel des unités habitables se branchent au réseau, disponible partout, et le clip-on où les appareils de production énergétique sont aussi mobiles que l’habitat. Le premier est vivement critiqué : nomadisme et autonomie, qui sont souvent confondus dans le discours des architectes, ne peuvent être compatibles si le nomade dépend de l’existence de points de branchement au réseau. Pour la première fois, la déconnexion revêt une image positive : elle apparaît comme un choix possible d’émancipation de l’organisation hiérarchique qu’imposerait la sédentarité. Pour répondre aux défis techniques qu’elle pose, les architectes vont chercher l’inspiration dans les innovations apportées par la conquête spatiale et l’imaginaire charrié par la recherche d’espaces artificiels autosuffisants.

La multiplication des projets à partir de la fin des années 1960 constitue le début ce que l’auteur qualifie de « mouvement » de l’autonomie énergétique et qui fait l’objet du second chapitre de l’ouvrage. Elle distingue toutefois deux sous-mouvements aux motivations fort différentes : d’un côté, une justification politique radicale, incarnée par la contre-culture, et de l’autre, des expérimentations institutionnelles aux objectifs plus purement techniques.

Le mouvement de la contre-culture naît au début des années 1960 aux États-Unis en opposition au modèle dominant du capitalisme. La rupture avec ce dernier l’amène à penser la question de l’autonomie. Divers projets de communautés autosuffisantes censées rétablir l’abondance en dehors d’une société corrompue voient ainsi le jour. La plupart toutefois, resteront des expériences éphémères et le bilan dressé de l’impact de ces réalisations sur l’histoire de la construction est très sévère. En outre, Fanny Lopez précise que l’autonomie énergétique n’a jamais constitué un argument central pour justifier ces réalisations et qu’elle ne fait pas l’unanimité au sein du mouvement : elle n’est pas théorisée.

C’est finalement la crise énergétique de 1973 qui donne à l’autonomie l’impulsion nécessaire à un développement pérenne. L’autosuffisance devient en effet un sujet de débat politique à l’échelle des pays et fait ressurgir la question énergétique que les grands systèmes techniques avaient fait oublier. Les habitations autonomes se multiplient aux États-Unis et en Europe, mais restent en général, à nouveau, des expériences éphémères. On reproche souvent aux porteurs de ces projets, comme à ceux de la contre-culture, leur amateurisme et leur manque de conceptualisation. L’auteur soutient d’ailleurs qu’au cours des années 1960-1970, seule une poignée d’architectes porte un regard théorique sur la question du rapport entre l’habitation et les réseaux. On peut en particulier citer l’américain Michael Reynolds et sa métaphore de l’habitation malade, qui dépend comme le patient d’hôpital de son branchement pour survivre.

Le volet institutionnel du mouvement est quant à lui incarné de manière emblématique par l’Autonomous Housing Project, mené par Alexander Pike à Cambridge entre 1971 et 1979, dont l’objectif est de produire une habitation prévue pour fonctionner sans aucun branchement. Là où la contre-culture se plaçait en opposition au fonctionnement capitaliste et consumériste de la société, le projet d’Alexander Pike vise quant à lui à fournir le même niveau de confort et de service que celui permis par le branchement. L’équipe du projet se défend d’ailleurs d’appartenir à la contre-culture, s’opposant aux qualificatifs d’écolo ou hippie pour décrire leur pensée. Le succès médiatique est international et le programme devient la référence de l’autonomie énergétique. Il s’arrête toutefois en 1979 face aux soupçons d’impossibilité de parvenir à l’autonomie totale exprimés par les financeurs.

La fin des années 1970 voit finalement la question de l’autonomie posée à des échelles plus larges que celle de l’habitat individuel : Day Chahroudi et Sean Wellesley-Miller dessinent des habitats collectifs autonomes, Yona Friedman propose une cité auto-énergétique quasi-urbaine, et Georges Alexandroff une cité auto-énergétique reposant sur les compensations entre bâtiments en fonction des tissus urbains.

La question de l’échelle de l’autonomie est ainsi posée et c’est finalement celle qui occupe l’auteur tout au long de la fin de l’ouvrage, en tant qu’héritage d’un mouvement dont les réalisations concrètes ont finalement peu réussi à s’inscrire dans la durée. L’autonomie énergétique, jusqu’à la fin des années 1970, est une pensée de l’échelle micro, si bien d’ailleurs que certains détracteurs la compareront à celle qui anime les projets de gated communities. L’autonomie mènerait à l’enfermement et à la dissolution de la société, argument qui concorde d’ailleurs avec la vision de certains théoriciens de l’urbain, Gabriel Dupuy, Stephen Graham et Simon Marvin en tête, qui voient dans le réseau un instrument de solidarité territoriale. L’auteur défend toutefois l’idée que ce rapprochement entre gated communities et mouvement de l’autonomie tend à écraser largement la multiplicité des motivations qui sous-tendent le second, présentées tout au long de l’ouvrage. Elle ignore d’ailleurs la conception, défendue en particulier dans la philosophie d’Hannah Arendt, selon laquelle l’autonomie de l’espace privé pourrait libérer l’espace public.

Malgré tout, les années 1980 ont constitué, selon l’auteur, une période de soumission des énergies alternatives au réseau : il les a absorbées sans subir de modification structurelle, consacrant ainsi son statut de macrosystème. La question de l’autonomie s’est peu à peu débarrassée des problématiques sociales et économiques qui avaient motivé les premières réflexions pour ne devenir qu’un instrument possible d’efficacité environnementale. Et même sur ce plan-là, le concept semble avoir perdu puisqu’aujourd’hui, l’idéal écologique de construction de la ville est celui de la connexion, associée à la solidarité, dans des espaces denses et mixtes. La promotion de la smart grid visant à fournir l’équilibre en temps réel entre toutes les sources de production décentralisées en constitue l’expression la plus évidente.

Le rêve d’une déconnexion est un ouvrage riche et dense qui atteint bien l’objectif exprimé par l’auteur de donner à voir une « autre histoire des services » (p. 12). Il met parfaitement en exergue la difficulté que les différents protagonistes ont eu à porter le projet de l’autonomie qui constitue depuis l’avènement des grands réseaux centralisés une proposition d’évolution à la fois technique, sociale et économique. La mise en perspective d’expérimentations isolées avec des éléments historiques, politiques et philosophiques de portée bien plus large permet assurément de saisir la majorité des enjeux de la question de l’autonomie dans son rapport au réseau. On peut regretter un aller-retour entre une présentation tantôt historique et tantôt thématique qui peut faire perdre le fil des différentes contemporanéités. Mais les nombreuses illustrations iconographiques, les anecdotes réjouissantes et l’écriture claire et efficace rendent la lecture de l’ouvrage agréable et aisée. En somme, Le rêve d’une déconnexion est à notre sens une lecture indispensable à quiconque cherche à penser la coévolution des sociétés et des systèmes énergétiques urbains, et on ne peut douter de l’importance du travail réalisé par Fanny Lopez pour parvenir à un tel résultat.

Zélia Hampikian

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Zélia Hampikian est doctorante en Aménagement de l’espace et urbanisme au LATTS, à l’Université Paris-Est. Ses recherches portent sur les transformations sociotechniques des systèmes énergétiques urbains, notamment au travers du concept de synergie énergétique, dans le contexte français.

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Fanny Lopez est Maître Assistante à l’Ecole d’Architecture de Strasbourg

Fanny Lopez, Le rêve d’une déconnexion, de la maison autonome à la cité auto-énergétique, Editions de la Villette, 2014, 320 pages

Photographie de couverture : John Adolphus Etzler, « Circuit », 1841.

  1. école de pensée urbaine qui milite pour un urbanisme très diffus, ndlr []

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