Lu / De l’infrastructure comme tout ou partie de métropoles : perspective diachronique des aménagements urbains à New York, Paris et Hong Kong

Angèle Proust

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« Les infrastructures sont les otages du temps ; à moins que le temps ne soit le matériau de leur existence » (p. 15). Nathalie Roseau, polytechnicienne et docteure en urbanisme, livre dans cet ouvrage un regard historique sur les infrastructures et la manière dont elles témoignent des évolutions urbaines des métropoles. La question de la temporalité, omniprésente à chaque étape de la démonstration, sert de fil conducteur à l’ouvrage. Elle transparait notamment à travers le recours à de nombreuses archives et iconographies (photographies, cartes, images satellites, articles de presse, affiches).

Les trois parties de l’ouvrage, chacune consacrée à une métropole (New York, Paris et Hong Kong) s’attardent à démanteler le processus historique et le rôle des infrastructures dans l’espace, depuis le parkway1 de New York jusqu’à l’aéroport de Hong Kong construit sur l’ile de Chek Lap Kok en passant par le périf et l’aéroport Paris Charles de Gaulle. Sans chercher à comparer des contextes aussi variés, ces études de cas offrent une vision ample des enjeux qui incombent à l’urbanisme à l’aune de la mondialisation et de l’ère des grandes métropoles.

Cet ouvrage aspire à faire de l’infrastructure un mode d’observation privilégié des évolutions urbaines. En tant que « représentation de la ville à chaque étape de sa transformation et preuve matérielle de ses changements d’échelle » (p. 173), l’infrastructure n’est pas perçue par l’auteure comme un objet en soi, mais bien au sein d’un contexte, qui est alors celui de la métropole.

L’infrastructure comme objet d’observation des dynamiques urbaines

La première partie intitulée « ‘‘Impossible utopias’’ : New York, l’odyssée du parkway » retrace l’héritage boisé laissé par les aménageurs au bord des routes, guidés alors par la modernisation et l’hygiénisme dès les années 1850. À la croisée du génie-civil, d’un outil paysager et d’une construction architecturale, le parkway s’inscrit dans l’armature du parksystem où il joue le rôle de corridor naturel et récréatif entre les espaces verts.

En retraçant l’odyssée du parkway, l’auteure insiste sur le fait que c’est le dialogue entre la ville et l’infrastructure qui détermine la fonction urbaine de l’aménagement, et non l’aménagement en soi. En tant que révélateur de phénomènes urbains, l’infrastructure témoigne alors d’un entrainement en chaine d’un dispositif sur un autre, dans la mesure où l’infrastructure routière accompagne de manière indissociable la rénovation urbaine. On constate dès lors que l’aménagement constitue un instrument de planification de la métropole new-yorkaise.

Dans la deuxième partie de l’ouvrage, « ‘‘Un autre présent s’installe dans le futur’’ : Paris, du périf à l’aéroport », Nathalie Roseau s’intéresse au fait que les infrastructures pâtissent des retournements de représentation entre l’époque à laquelle elles sont conçues et celle de leur mise en route. Elle nous invite alors à adopter une vision plus nuancée des usages de ces figures dans le débat contemporain. À l’image du parkway, le périf est présenté à la fois comme reflet de sa propre époque et comme le levier de nouvelles dynamiques urbaines.

D’abord pensé comme instrument de l’émergence de Paris dans la course à devenir une région urbaine dans les années 1970, il devient au moment même de son inauguration un catalyseur et un accélérateur des transformations urbaines de la métropole. Ce basculement rappelle le rôle structurant de l’aménagement qui, dès lors qu’il quitte le statut de projet pour devenir une réalité, devient un objet autonome et indépendant.

La troisième et dernière partie de l’ouvrage « ‘‘The shape of things to come’’ : Hong Kong XXL » est consacrée à l’affirmation de Hong Kong en tant que métropole globale par l’intermédiaire du nouvel aéroport inauguré en 1998 à l’embouchure du delta de la Rivière des Perles. Ce déplacement du centre de gravité de la métropole propose de nouvelles territorialités dans le cadre d’un projet total dont le but est de conjuguer le développement portuaire et aéroportuaire avec la planification urbaine.

Or, ce projet convoque plusieurs modèles urbains, d’abord celui de la mégastructure, puis de la ville self-contained, plus qu’autosuffisante, où la ville se déploie comme une scénographie qui brouille la distinction entre réel et spectacle (p. 197). La ville appartient à l’identité de l’aéroport tout comme l’aéroport appartient à l’identité urbaine, les deux étant désormais indissociables.

Chaque partie de l’ouvrage est construite de manière évolutive dans la relation du dispositif à la ville, montrant d’abord les étapes de planification et de conception, puis sa réalisation et enfin sa mise en œuvre. C’est de cette dernière étape que dépend la réussite de l’infrastructure, qui se mesure non pas en termes absolus (taille, flux) mais dans sa capacité à prévoir une marge d’erreur et à accepter les réajustements qui découlent de la confrontation avec le réel. Il s’agit alors de déterminer les échelles de l’infrastructure qui, depuis le local, s’approprie les espaces de la ville en induisant des changements sociaux, spatiaux et politiques.

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De l’instrument politique à la participation citoyenne

L’infrastructure est inscrite dans un contexte socio-politique. En ce sens, elle possède la capacité d’agencer les usages et les pratiques, soit en les intégrant au sein du territoire et en fédérant les usagers, soit en fragmentant de manière sélective et inégalitaire le territoire. C’est ce que démontre l’auteure en apportant une approche critique du fait social et en soulignant l’importance de la participation des citoyens aux grands projets urbains.

À New York, la question de la participation citoyenne se pose à travers la critique d’un urbanisme omnipotent personnifié par Robert Moses, figure emblématique de l’urbanisme des années 1920 qui coordonne entièrement la planification du parkway. Dans le portrait biographique qu’il dresse de ce dernier, Robert Caro déclare qu’il a « transformé les parcs, symbole de la quête de l’homme pour la sérénité et la paix, en source du pouvoir » (p. 71).

Robert Moses utilise notamment les médias et la publicité pour forger son image et pour sanctuariser un modèle urbain au travers du parkway. La photographie est utilisée comme instrument de pouvoir particulièrement efficace par la campagne de la Bronx Parkway Commission (BPC) de 1925 qui montre la transformation d’un environnement pollué et insalubre en lieux pittoresques et assainis grâce au parkway. Or, derrière la dimension hygiéniste du projet se cache celle de l’éradication des habitations modestes et des classes ouvrières qui ont été déplacées pour céder la place au parkway.

À Paris, la mauvaise réception du projet du périphérique, engorgé dès son ouverture, traduit également ce changement de regard sur l’infrastructure. Les citoyens se sentant très peu écoutés, ils s’opposent à des projets conçus par des experts qui négligent la consultation citoyenne. Ce constat amène à proposer d’autres modes d’action où les aménageurs mettent en œuvre les projets avec l’aval de la population.

L’auteure questionne à ce titre la gouvernance des projets d’aménagement, et notamment du périphérique : appartient-il à la métropole, aux communes sur lesquelles les tronçons sont implantées, à la ville de Paris ? Car, au-delà de son rôle premier, le périf’ est pensé et réalisé pour contenir certains flux de populations et empêcher la paupérisation de l’espace. Il s’agit de marquer le territoire, de l’occuper, de le fermer, afin d’éviter des dynamiques socio-spatiales jugées indésirables. C’est aussi ce qu’on observe avec la construction en septembre 2021 d’un mur baptisé « mur de la honte » érigé en pleine nuit pour contenir l’accès à la commune de Pantin depuis le parc de la Porte de la Villette où de nombreux toxicomanes sont installés dans un campement de fortune.

On constate ce même processus de sanctuarisation paysagère traduisant une volonté socio-politique à Hong Kong, où les projets d’urbanisme facilitent l’évincement des populations pauvres, la ville aéroportuaire étant une ville d’abord accessible « aux classes supérieures et aux touristes, où se confrontent la mondialisation des opulents et celles des plus modestes […] » (p. 201). Ce projet d’appropriation de l’espace est mis en avant par la rétrocession de la Cité-État à la Chine en 1997. La volonté de s’émanciper est alors incarnée par un programme de grands travaux qui va jusqu’à modifier la géographie du territoire en poldérisant l’île de Chek Lap Kok.

De même, l’invasion de l’aéroport de Chek Lap Kok lors des émeutes de mars 2019 montre que l’infrastructure, en tant que symbole du pouvoir, devient une arène politique. Ce constat invite à adopter une vision diachronique et critique d’un dispositif conçu pour durer et pour s’adapter aux évolutions de la société. Inscrites dans un rapport constant au temps, il offre aussi une fenêtre d’observation sur des phénomènes anciens et contemporains.

La question relative au temps : entre anticipation et performativité

L’ouvrage s’intéresse de près au fragile équilibre entre anticipation et imprévisibilité des usages de l’infrastructure, comme si à peine achevé les équipements entraient dans une course effrénée et interminables contre le temps et contre l’espace, toujours perçus comme trop petits et inadaptés face à l’urbanisation. L’achèvement des infrastructures constitue alors un moment clé qui provoque la confrontation entre l’idée portée par le projet et la réalité.

Par exemple, dès l’inauguration du dernier tronçon du périphérique en 1973 et celle de l’aéroport Paris Charles-de-Gaulle en 1974, le syndrome de l’équipement « appel d’air », censé améliorer le service fournit aux usagers, conduit à l’engorgement puis à la dégradation du confort de ces derniers. Cette question témoigne de la complexité d’anticiper les usages de l’infrastructure au stade de sa conception. Ce moment d’achèvement qui donne à l’infrastructure une direction qu’il est souvent impossible de prévoir et d’anticiper est ce que l’auteure nomme l’imprévisibilité, qui requière d’adopter une attitude prospective et imaginative et de prévoir l’imprévu.

Il s’agit aussi, par cette posture, d’anticiper les critiques faites à la planification comme dans le cas du parkway de New York qui, prévu au départ pour des véhicules de loisir en petite quantité et roulant à une vitesse faible, verra son usage être détourné avec la démocratisation du transport automobile. Ce dispositif révèle un paradoxe propre à de nombreuses infrastructures où l’équipement, pourtant conçu pour résister à la croissance démographique et à l’étalement urbain, ne résiste pas à l’avancée métropolitaine et perd de son intérêt, voire parfois sa nature. L’utilitarisme cède alors à la conception parfois idéaliste du projet, venant rompre avec l’idée d’un équipement récréatif.

De son côté, l’aéroport de Hong Kong fonctionne plutôt comme une prophétie auto-réalisatrice dans la mesure où la ville-aéroport s’est construite comme un emblème fiction visant à servir les intérêts d’un projet urbain total. Avec cette vitrine du développement, l’auteure met plutôt l’accent sur la constitution d’une enclave spatiale où la distance et donc la temporalité est conditionnée par de nouveaux moyens de transport responsables d’un processus de sélection et de fragmentation du territoire.

Conclusion

L’histoire constitue l’armature principale de l’ouvrage qui retrace sur plus d’un siècle les évolutions et les changements du cadre urbain par le prisme de la temporalité spécifique des infrastructures. On constate cela à travers l’utilisation de documents prospectifs à l’époque où ils sont conçus par les aménageurs, mais rétrospectifs au moment où ils sont utilisés par l’auteure. La quête de cet équilibre entre passé, présent et futur apparaît comme le miroir de l’équilibre poursuivi par les infrastructures entre le moment de leur conception et celui où elles sont propulsées dans la réalité, l’enjeu étant d’éviter les éléphants blancs face à l’œuvre du temps et de construire des infrastructures qui répondent dans la durée aux besoins des usagers et aux évolutions des mentalités. C’est aujourd’hui le défi lancé à la métropole du Grand Paris à l’approche des Jeux Olympiques de 2024 et la menace qui pèse notamment sur les Jardins d’Aubervilliers pour construire les infrastructures du centre aquatique olympique.

ANGÈLE PROUST

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Angèle Proust est doctorante en géographie à l’UMR Prodig 8586 et rattachée à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne. Ses recherches portent sur les systèmes alimentaires métropolitains et l’agriculture urbaine à São Paulo.

Angele.proust@univ-paris1.fr

Référence de l’ouvrage : Roseau N., 2022, Le futur des métropoles. Temps et infrastructure, Genève, Métis Presses, 250 p.

Pour citer cet article : Proust A., 2022, « De l’infrastructure comme tout ou partie de métropoles : perspective diachronique des aménagements urbains à New York, Paris et Hong Kong », Urbanités, Lu, juillet 2022, en ligne.

  1. Soulignons que Nathalie Roseau fait le choix de garder le vocabulaire anglais – sans recourir à l’italique – pour veiller à garder le sens exact de termes qui désignent une invention dans un contexte spécifique. []

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