Mondes urbains indiens / Métro mode d’emploi : détours sur les chantiers de Delhi

Bérénice Bon


Les élévations en béton des structures du métro marquent le paysage des villes indiennes. L’Inde est face aujourd’hui à une véritable industrie du métro : une quinzaine de villes sont dans les phases de conception ou de réalisation depuis la fin des années 2000, sources d’importants marchés pour les sociétés étrangères et les bailleurs de fonds. Les fers de lance de cette industrie sont les métros de Delhi (opérationnel en 2002), Bangalore (opérationnel en 2011) et Mumbai (opérationnel en 2014).

Ces projets demandent des investissements financiers considérables et ont des implications spatiales et sociales fortes. À Delhi, la rencontre entre la ville et le rail est singulière, liée aux positions, aux outils et aux systèmes de représentation de ceux qui tiennent fermement les rênes de ces grands chantiers.

Mais justement, qui orchestre ce qu’il se passe derrière les palissades de ces chantiers?

Je m’intéresse à l’agence paraétatique en charge du métro de Delhi sous le contrôle direct de l’État central indien, et plus précisément aux approches, outils et savoirs sur l’urbain que les ingénieurs de cette agence mobilisent. Cet article s’attache à exposer les ressorts du poids d’une approche techniciste et sectorielle héritée des Chemins de fer indiens et à l’œuvre dans la réalisation du métro et, de fait, dans la production de l’urbain à Delhi. L’enjeu est que cette approche est déployée dans un domaine de compétences qui s’est élargi, et qui est par définition « urbain », car il touche non seulement une composante transport, mais aussi une composante immobilier du grand projet du fait de la mise en œuvre d’instruments de financement par des programmes immobiliers. Le « référentiel dominant » (Offner, 1998), c’est-à-dire le contexte de sens, les règles et les normes négociés et légitimés pour traiter cette cohabitation entre rail et immobilier et, plus largement, les problèmes urbains, est celui de l’ingénierie technique. Imposer un certain référentiel, c’est également « disqualifier » (Lagroye, François et Sawicki, 2006) ceux dont les savoirs, les compétences et les approches ne parviennent pas à s’imposer dans les débats et surtout qui ne bénéficient pas des mêmes formes de légitimation politique.

Ce cas d’étude apporte finalement un contrepoint à la théorisation contemporaine du grand projet dans la littérature scientifique, autour des dynamiques entrepreneuriales à l’œuvre dans l’espace urbain, et les processus de standardisation des politiques urbaines. Derrière ces chantiers, où les programmes immobiliers forment des points de jonction entre le rail et la ville, c’est un modèle étatique qui s’affirme pour assurer une prise de décision et une exécution efficaces, imposer un cadre aux investissements privés. Ce modèle révèle de fortes permanences, autour de la centralisation du pouvoir politique et de l’affirmation de cultures professionnelles imposant des savoirs et des normes, qui continuent à graviter ici autour de la corporation des Chemins de fer indiens.

Métro en construction dans le nord de Delhi (Bon, 2013)

Métro en construction dans le nord de Delhi (Bon, 2013)

Des chantiers où cohabitent rail et immobilier

Le petit film ci-dessous a été diffusé par le département des relations publiques de la Delhi Metro Rail Corporation (DMRC), l’agence en charge de la conception, de l’exécution et des opérations du métro de Delhi. Cette agence est née d’un partenariat en 1995 entre le gouvernement de Delhi et le gouvernement central. Le projet, dont le coût total dépasse les 12 milliards d’euros, est financé en grande partie par des prêts annuels à taux privilégié de la banque de Développement du Japon.

[youtube]https://www.youtube.com/watch?v=8J5Reavvgdc[/youtube]

Cette vidéo montre tout d’abord un chantier gigantesque et des chiffres impressionnants. En 2011, 120 kilomètres de ligne sont construits. Depuis mai 2014, plus de 200 kilomètres sont opérationnels, soit l’équivalent du métro de Paris et de la première couronne. En 2021, 400 kilomètres doivent être achevés. La première ligne est ouverte en décembre 2002, c’est-à-dire quelques mois avant les prévisions officielles. Le chantier se poursuit dans les délais impartis, un exploit dans l’histoire mondiale des métros. Les usagers ne sont pas oubliés. Des femmes sont filmées dans le wagon qui leur est réservé, la caméra s’attarde sur les flux de passagers dans les stations. Le nombre estimé des usagers quotidiens du métro est aujourd’hui de trois millions, mais il augmente très rapidement et de manière constante. Enfin résonne la sémantique du marketing de l’agence DMRC selon laquelle le métro est le symbole de l’identité d’une ville, mais aussi un symbole à une échelle qui la dépasse, celle d’un grand projet démonstrateur pour le pays.

Mais ce que j’explore ici est absent des discours et des choix de représentation de cette vidéo. L’idée de réseau et d’une maille qui s’élargit, souvent évoquée lors des entretiens à la DMRC1  par la métaphore de la pieuvre et de ses tentacules, est trop restrictive pour comprendre la relation entre la ville et le rail. Sur les chantiers, ce ne sont pas seulement les structures opérationnelles du métro que l’on bâtit, mais aussi des centres commerciaux, des condominiums, et des zones économiques.

En effet, à la fin des années 1980, dans la première étude de faisabilité réalisée par une entreprise indienne de consultance en ingénierie, il est recommandé de diversifier les sources de revenus du projet. Le modèle Rail + Immobilier de Hong Kong est cité. L’agence en charge du métro dans cette ville tire des profits considérables de ce modèle qui repose sur des mécanismes d’accaparement de la rente foncière : des parcelles sont concédées au secteur privé à des prix qui tiennent compte de la réalisation de l’infrastructure de transport (Cervero & Murakami, 2009). Les liens entre l’immobilier et le rail à Hong Kong est l’exemple type du modèle asiatique de « la ville paye la ville » (Lorrain, 2011) mis en œuvre à grande échelle, où des convergences apparaissent dans la captation des plus-values foncières pour financer les infrastructures urbaines. Par exemple, le choix des terrains pour l’immobilier accompagne celui de la construction des lignes. Ce n’est donc pas un choix secondaire, où l’immobilier vient seulement se greffer sur l’infrastructure de transport. Ce point est essentiel car il marque une forte différence avec la manière dont le modèle de Hong Kong est transposé et adapté à Delhi.

Le dépôt Lohas Park à Hong Kong. Les sites du métro sont souterrains, et les dalles des espaces commerciaux supportent les condominiums (Bon, 2014)

Le dépôt Lohas Park à Hong Kong. Les sites du métro sont souterrains, et les dalles des espaces commerciaux supportent les condominiums (Bon, 2014)

Quand l’agence DMRC est créée en 1995, le gouvernement central reprend la recommandation de l’étude de faisabilité et mandate l’agence de tirer des revenus de la promotion immobilière privée sur les espaces disponibles, au niveau des stations et des dépôts du métro. Mais en 1995 le mandat n’est pas mis en œuvre et aucune attention n’est portée sur le cadre réglementaire et législatif de cet instrument. À la fin des années 1990, une contrainte externe provenant du bailleur de fonds et des échelons supérieurs de gouvernement bouleverse la mise : le Japon, après les essais nucléaires menés par l’Inde, décide de sanctions économiques qui touchent directement le métro, car les prêts annuels du bailleur de fonds baissent significativement. Il y a alors un fort consensus dans la classe politique indienne pour mobiliser d’autres sources de revenus, donnant ainsi le feu vert aux projets immobiliers. Cette décision est fortement soutenue par le bailleur de fonds et les consultants du projet, en majorité des grandes sociétés d’ingénierie issues de la sphère asiatique, qui voient dans l’application du modèle Rail + Immobilier des potentialités en termes de développement urbain et d’investissement dans des grands projets immobiliers. Au début des années 2000 les ingénieurs de la DMRC travaillent donc sur le chantier d’un grand projet avec un programme mixte, où le réseau technique du métro cohabite avec des mécanismes de production foncière et immobilière.

Ouvriers sur un chantier de la DMRC. Le dépôt du métro est souterrain et les condominiums et leurs équipements (piscine, club house, court de tennis) sont bâtis en surface (Bon, 2013)

Ouvriers sur un chantier de la DMRC. Le dépôt du métro est souterrain et les condominiums et leurs équipements (piscine, club house, court de tennis) sont bâtis en surface (Bon, 2013)

Mais à la fin des années 1990, cette mixité des fonctions urbaines imposée par l’État central à la DMRC ne bénéficie toujours pas de cadre réglementaire et législatif précis, ni de temps de négociation et de concertation entre les différents acteurs urbains. C’est pourtant la première fois qu’est mise en œuvre cette cohabitation à grande échelle dans une ville indienne. La position et les savoirs des ingénieurs de la DMRC qui en ont la charge, sont importants pour comprendre le sens donné à cette rencontre entre un grand projet de transport et l’instrument de financement par la rente foncière.

Des chantiers et des ingénieurs, une perspective historique nécessaire

L’histoire du métro de Delhi s’inscrit dans une longue durée, marquée par différentes séquences. Les premières études remontent aux années 1950. Le choix politique de créer une agence spécialisée plus de quarante ans après doit se comprendre dans le prolongement des réformes de libéralisation à partir des années 1980, mais aussi, bien en amont, par la manière dont la problématisation de la ville a évolué. La place faite aux transports urbains, et les rapports de force dans la sphère politique sont également des éléments d’importance. Parallèlement à cette histoire se déroule celle des ingénieurs du métro, marquée elle aussi par des temps particuliers.

Le premier métro n’est pas celui de Delhi, mais celui de Calcutta, dont le chantier débute dans les années 1970. Le ministère des Chemins de fer indiens, qui est alors au cœur des grandes orientations politiques des transports, est désigné comme maître d’œuvre, c’est-à-dire responsable de la construction et de la gestion du projet. Le gouvernement central apporte la majorité du capital. Le métro de Calcutta implique pour le ministère des Chemins de fer des innovations technologiques et un changement important pour ses ingénieurs : ils opèrent dans un contexte urbain qui donne lieu à des contraintes techniques et une manière d’opérer spécifiques. Ce contexte n’est cependant pas pensé en termes de coordination avec les acteurs urbains locaux, le récent schéma directeur de la ville et les aménagements urbains environnants. Le métro de Calcutta subit de très fortes critiques, ciblant les quinze années de retard du projet et le gouffre financier qu’il représente. Les politiques en tirent des leçons qu’ils mettent en application pour le métro de Delhi dans le contexte des réformes de libéralisation : une agence spécifique est créée, des capitaux étrangers sont levés et l’agence n’est pas placée sous le contrôle du ministère des Chemins de fer, mais sous celui du ministère du Développement Urbain du gouvernement central, un processus facilité par l’intervention directe de ce ministère dans les affaires urbaines de Delhi (Ruet & Tawa Lama-Rewal, 2009).

Mais la distance avec le ministère des Chemins de fer est une distance avec une institution, et non avec une communauté partagée de valeurs. En effet, le métro de Calcutta est bâti par des ingénieurs venant des Chemins de fer indien (les Indian Railways) conservant le cadre commun de « la société cheminote » (Ribeill, 1984) avec ses méthodes de travail, ses normes et ses valeurs. Ces ingénieurs, dans des articles de presse publiés lors de la construction du métro de Calcutta et des années plus tard lorsque je les ai rencontrés, évoquent le métro de Calcutta comme un joyau, dont les contraintes techniques sont très fortes, qui demande des transferts d’expertise, des innovations technologiques et qui est source de nombreux apprentissages. Les ingénieurs des Chemins de fer tirent de ce projet une forte crédibilité, et ceux qui occuperont des années plus tard les postes de direction de la DMRC y font leurs premières armes. C’est le cas de l’ingénieur E. Sreedharan, désigné dans la presse indienne comme le « monsieur métro ».

L'ingénieur E. Sreedharan recevant en 2007 le titre de « Indian of the year » décerné par l'État indien (CNN-IBN, 2007)

L’ingénieur E. Sreedharan recevant en 2007 le titre de « Indian of the year » décerné par l’État indien (CNN-IBN, 2007)

Une autre séquence est importante pour comprendre le parcours de ces ingénieurs et la production du référentiel dominant de l’ingénierie technique autour du métro et des projets immobiliers associés. En 1989 l’État central et son ministère des Chemins de fer prennent la décision de constituer la Konkan Railway Corporation Limited (KRCL) : il s’agit d’une entreprise publique chargée de construire la première ligne de train rapide sur la côte Ouest de l’Inde. L’ingénieur E. Sreedharan est nommé directeur général. Ce projet est un véritable exploit technique pour les Indian Railways2  (Kerr, 2007) et renforce la crédibilité de l’ingénieur E. Sreedharan qui impose des changements organisationnels, de nouvelles méthodes et principes d’action, ainsi que la participation de capitaux privés, tout en réaffirmant le référentiel de l’ingénierie technique des Indian Railways. Le chantier se termine en 1998, un an après que E. Sreedharan est nommé directeur général de l’agence du métro de Delhi. Alors retraité des Chemins de fer, il accepte, non sans avoir précisé qu’il reverserait l’intégralité de son salaire à des organisations caritatives, et qu’il se rémunérerait par sa pension des Chemins de fer.

Cet ingénieur tient d’une main de fer la DMRC, en imposant une forte discipline et en promouvant les valeurs, la culture du travail et les normes de la corporation des Indian Railways. Pour tous les autres postes de direction et de conseillers de chaque département, E. Sreedharan choisit de s’entourer d’ingénieurs ayant également participé au chantier du métro de Calcutta ou des Konkan Railways. Ces ingénieurs restent tous en poste jusqu’en 2012 et ont une influence forte sur la structure de gouvernance de la ville, ainsi que dans la diffusion dans les autres villes indiennes de projets de métro calqués sur le modèle de la DMRC.

Ce sont également cette communauté de valeurs autour de la corporation des Chemins de fer indiens et les pratiques managériales de l’agence DMRC qui sont diffusées aux autres acteurs urbains, et légitimées par les plus hautes instances politiques.

La station Azadpur dans le nord de Delhi (Bon, 2011)

La station Azadpur dans le nord de Delhi (Bon, 2011)

L’ingénierie technique et l’État indien

Le cas du métro de Delhi démontre que, certes, il y a eu de nombreux ajustements très marqués dans les années 1990 (de nouvelles méthodes d’action et normes d’exploitation, l’introduction de nouvelles règles, une multiplication des appels d’offre en direction du secteur privé, des transferts d’expertise étrangère, etc.) mais ils gravitent autour d’un noyau très stable au sein d’une organisation (fondée sur un modèle corporatiste privilégiant une politique sectorielle avec le référentiel dominant de l’ingénierie technique). Les codes de la DMRC sont devenus des référentiels, non seulement dans le secteur des transports, mais également dans l’organisation d’agences spécialisées dans des secteurs du développement urbain en donnant une nouvelle « image de l’État en action » (Jobert & Muller, 1987), en opposition aux autorités urbaines comme les municipalités jugées moins efficaces. Des décisions critiques pour le développement urbain sont alors prises en dehors des instances élues par des administrations paraétatiques directement sous le contrôle des gouvernements régionaux ou du gouvernement central et aux dépens des pouvoirs municipaux. Dans le cas de la DMRC, le gouvernement central prend le contrôle total de l’agence à partir des premières « lois métro » au début des années 2000, en mettant hors circuit le gouvernement de Delhi. Le pouvoir politique de la DMRC se construit également autour du cadre réglementaire et législatif d’exception dont elle bénéficie. Ainsi, pour l’ensemble des structures opérationnelles du métro, cette agence n’a pas besoin des permis et des autorisations des autres agences et autorités urbaines locales.

La DMRC est aujourd’hui le principal consultant pour l’ensemble des métros en Inde et les ingénieurs du rail imposent donc via la gouvernance de ces projets leurs compétences mais aussi leurs indicateurs, leurs systèmes de représentation et leurs argumentaires.

L'ingénieur E. Sreedharan, en présence de la ministre en chef de Delhi, Sheila Dikshit, reçoit les insignes de l'Ordre du Soleil Levant, Étoile d'or et d'Argent qui lui sont décernés par le gouvernement du Japon (The Hindu, 2014)

L’ingénieur E. Sreedharan, en présence de la ministre en chef de Delhi, Sheila Dikshit, reçoit les insignes de l’Ordre du Soleil Levant, Étoile d’or et d’Argent qui lui sont décernés par le gouvernement du Japon (The Hindu, 2014)

Cependant, le cadre de compétences des ingénieurs s’est élargi à partir du moment où l’agence a fait valoir les droits d’aménageurs qui lui ont été conférés en 1999 par l’État central pour mettre en œuvre l’instrument de la rente foncière. En août 1999, un petit département en charge des développements immobiliers est créé au sein de la DMRC. Il est dirigé jusqu’en 2012 par un ingénieur lui aussi retraité des Chemins de fer. Les autres postes clés du département sont occupés par des ingénieurs civils en détachement du gouvernement de Delhi et des ingénieurs des Indian Railways. Toutes les phases de programmation des projets immobiliers sont décidées dans ce département. Il n’y a donc pas eu de réorganisation au sein de la DMRC avec l’entrée de nouveaux profils de dirigeants et de conseillers, contrairement à Hong Kong, où des experts immobiliers, des architectes et des urbanistes dirigent le département chargé de l’immobilier. Si les ingénieurs de la DMRC insistent sur le fait que les projets immobiliers sont très secondaires par rapport à la construction du métro, les enquêtes révèlent qu’entre 2002 et 2012, 31 % des revenus nets moyens de la DMRC ont été générés par l’immobilier, ce qui n’est pas anodin d’une part en termes financiers, et ce qui se traduit d’autre part dans l’espace urbain par une densification forte du bâti à proximité des stations et des dépôts, une pression sur les infrastructures existantes et la démolition d’habitats informels (Bon, Kennedy et Varrel, 2014).

Ce qui est ici important est que l’instrument de financement confronte le grand projet à la ville, en le mettant en présence des autres institutions et acteurs urbains. En effet, pour la composante immobilière du projet, la DMRC n’est pas exemptée de l’obtention auprès de ces autorités des permis et des autorisations. Il n’y a donc pas de régime d’exception pour cette composante, les acteurs urbains extérieurs exclus du processus de décision autour de la composante transport ont la capacité d’interagir avec leurs savoirs et leurs intérêts.

La question est donc la suivante : ces temps de dialogue, de négociation, de recherche de compromis avec les autres acteurs urbains conduisent-ils à une reformulation des problèmes et à un passage du « registre du transport » au « registre de la ville » (Zittoun, 2007), ou bien les débats restent-ils cantonnés au monde de la technique ?

Derrière les portes closes des chantiers

Si les opérations immobilières ne bénéficient pas du même cadre réglementaire et législatif que les structures opérationnelles du métro, elles ont été mises en œuvre de la même manière, en raisonnant à partir de l’échelle de l’infrastructure de transport et en mobilisant les savoirs propres à l’organisation, c’est-à-dire exclusivement ceux des ingénieurs du rail. Les projets immobiliers de la DMRC sont au cœur de nombreux conflits dans la sphère publique. Les ambitions de la DMRC sont en effet fortement contestées par les autres acteurs urbains tels que la municipalité, qui tentent d’imposer des taxes locales ou de faire respecter des codes de construction. Ces efforts n’ont pas abouti à une réelle gestion partagée et l’instrument reste ancré dans une approche techniciste qui le décontextualise de l’environnement urbain.

Cependant, dans un cadre de programmation qui semble peu flexible à l’échelle de la ville, les enquêtes de terrain révèlent de multiples ajustements, contournements, dérogations à la loi et négociations à l’échelle fine de chaque projet immobilier. Mais même à cet échelon local, source de nouvelles épreuves professionnelles pour les ingénieurs des Chemins de fer, qui sont soumis aux délais imposés par les autres acteurs, à de difficiles montages financiers, à des risques environnementaux particuliers, le registre de la ville peine à s’imposer. Je prends ici l’exemple de deux projets, Khyber Pass dans le nord de Delhi, et Shastri Park à l’est de la rivière Yamuna qui traverse la ville.

Le chantier du projet Khyber Pass débute en 1999, lorsque 38 hectares de terrain sont concédés à la DMRC. Du fait de l’absence d’un cadre réglementaire et législatif précis pour les projets immobiliers, il est stipulé dans la lettre de concession3  que seules des infrastructures relatives au métro sont autorisées. En 2003, la DMRC concède à un prix dix fois plus élevé que celui de 1999 deux grandes parcelles à des groupes immobiliers pour un projet de condominiums et de centre commercial. Mais l’absence de titres fonciers pour les projets immobiliers a provoqué plusieurs années de délai pour la construction de ces projets. L’agence du Développement urbain, qui est une agence paraétatique contrôlée par l’État central, refusait de donner son accord, et la municipalité de Delhi a également refusé de délivrer le permis de construire pour le centre commercial dans le contexte d’un conflit avec la DMRC portant sur les taxes foncières (Bon, 2015).

Plan du projet Khyber Pass de la DMRC (Bon, 2013)

Plan du projet Khyber Pass de la DMRC (Bon, 2013)

Les travaux ont débuté en 2013 avec dix ans de retard. La programmation de la composante immobilier du métro apparaît bien là comme secondaire. Elle vient se greffer à l’infrastructure de transport. La ville est un support matériel passif et, pour l’ensemble du projet, une seule étude a été menée et a produit des données principalement sur les caractéristiques physiques du sol. Selon le consultant de la DMRC qui est intervenu sur ce projet, son rôle s’est limité à définir la superficie disponible pour l’immobilier en fonction des structures opérationnelles du métro et des réglementations urbanistiques locales. Il insiste sur le fait qu’il a reçu une forte pression du comité exécutif de la DMRC pour que la composante immobilier soit traitée dans les temps impartis pour la composante transport. Cette pression ne lui a ainsi pas permis de mener des études complémentaires pour le site, ni d’imposer des recommandations sur l’intégration des projets à l’environnement urbain, par exemple l’accès aux stations de métro. Le promoteur privé a été sélectionné sur des critères financiers très stricts et non sur une proposition de projet. C’est un architecte indien reconnu pour sa capacité à répondre très rapidement à la demande des promoteurs, en dupliquant des projets qui s’intègrent dans toutes sortes d’espace avec des appartements modulables qui a été ensuite désigné par le promoteur.

Les condominiums en cours de construction à Khyber Pass (Bon, 2013)

Les condominiums en cours de construction à Khyber Pass (Bon, 2013)

Les environs immédiats du projet Khyber Pass en attente d'aménagement. On aperçoit en arrière-plan les condominiums en cours de construction et sur la gauche la limite de la démolition des bidonvilles (Bon, 2012)

Les environs immédiats du projet Khyber Pass en attente d’aménagement. On aperçoit en arrière-plan les condominiums en cours de construction et sur la gauche la limite de la démolition des bidonvilles (Bon, 2012)

Le projet Shastri Park est quant à lui entièrement développé par la DMRC sur les berges de la rivière Yamuna. À Delhi, ces espaces autrefois délaissés, jugées inconstructibles car en zone inondable et de recharge des eaux souterraines, et occupés par les habitants les plus pauvres, sont devenus des terrains recherchés (Baviskar, 2011). En novembre 1999, 65 hectares sont concédés à la DMRC pour un dépôt, sans que soit défini ou estimé le foncier pour les opérations immobilières. En 2001, un appel d’offre pour un projet résidentiel est lancé par la DMRC, mais aucun promoteur immobilier ne se manifeste. Cette faible attractivité de l’offre est due principalement, selon les enquêtes de terrain, aux réticences des promoteurs pour un projet situé au beau milieu des berges de la rivière.

Plan du projet Shastri Park de la DMRC (Bon, 2012)

Plan du projet Shastri Park de la DMRC (Bon, 2012)

Après des échanges caractérisés par les ingénieurs de la DMRC comme feutrés, « derrière les portes », le gouvernement de Delhi accorde un prêt sans intérêt à la DMRC pour qu’elle réalise elle-même (donc sans concessionnaire) la construction d’un parc d’entreprises de hautes technologies à l’emplacement du projet résidentiel qui n’a pas trouvé preneur. La DMRC a entrepris la construction du parc d’entreprise sans attendre le changement d’utilisation du sol, qui devait être accordé par l’agence en charge du Développement urbain. La DMRC n’a également pas attendu la validation des plans des bâtiments pour commencer et terminer le chantier : ils ont été approuvés par l’agence de Développement urbain une fois la construction achevée.

Le projet Shastri Park. De gauche à droite : la station et les centres de contrôle, les bâtiments de maintenance, le parc d'entreprises et les résidences pour le personnel de la DMRC (Bon, 2013)

Le projet Shastri Park. De gauche à droite : la station et les centres de contrôle, les bâtiments de maintenance, le parc d’entreprises et les résidences pour le personnel de la DMRC (Bon, 2013)

La DMRC attend depuis plusieurs années la validation de ses plans pour l’extension du parc d’entreprises de 6 hectares à 12 hectares, mais le blocage ne repose pas sur de nouveaux arguments ou des changements dans les logiques par rapport, par exemple, à la préservation de la rivière et aux risques à plus ou moins long terme pour une zone environnementale fragile. Pour l’agence en charge du Développement urbain, il s’agit d’intervenir dans les décisions de la DMRC et d’essayer d’imposer son contrôle. Cette agence est très critique par rapport à la DMRC et à ses multiples dérogations à la loi, au fait qu’elle ne prenne pas en compte le schéma directeur de la ville. Cependant cette agence en charge du Développement urbain use elle aussi des mêmes dérogations pour des projets dont elle a le contrôle un peu plus au sud sur les berges de la rivière. Les tactiques de ces deux agences de l’État central pour contourner la loi et le pouvoir réglementaire de chacun ne sont pas sanctionnées et dessinent une forme de gouvernance autoritaire dans la gestion des espaces urbains. Le dialogue se cantonne à la mobilisation de paramètres techniques qui ne traitent pas ces espaces dans leur relation à leur environnement urbain, alors que leurs implications sociales et spatiales sont très fortes (Bon, Kennedy et Varrel, 2014) dans une ville où le niveau des inégalités socio-économiques est très élevé (Dupont, 2011).

À gauche le projet Shastri Park de la DMRC et à droite les espaces résidentiels réceptacles des impacts directs du grand projet. L'affaissement des terrains provoqué par le grand projet est visible (Bon, 2012)

À gauche le projet Shastri Park de la DMRC et à droite les espaces résidentiels réceptacles des impacts directs du grand projet. L’affaissement des terrains provoqué par le grand projet est visible (Bon, 2012)

Le projet Shastri Park vu depuis les espaces résidentiels voisins. Les huttes accolées au mur du grand projet sont celles des anciens agriculteurs qui travaillaient la terre à l’endroit où le projet a été construit (Bon, 2012)

Le projet Shastri Park vu depuis les espaces résidentiels voisins. Les huttes accolées au mur du grand projet sont celles des anciens agriculteurs qui travaillaient la terre à l’endroit où le projet a été construit (Bon, 2012)

Il y a une forme d’épuisement de l’instrument de financement du métro de Delhi dans sa confrontation à la ville. Les conflits dans la sphère publique, les longs délais imposés par les autres acteurs urbains à la DMRC et l’absence de recherche de compromis sur le statut même de ces projets immobiliers ont provoqué une baisse très significative des revenus pouvant être générés par l’instrument et réinvestis dans la construction d’infrastructures urbaines.

L’expérimentation de la cohabitation Rail et Immobilier à Delhi pendant plusieurs années a finalement conduit à la formulation en 2013 d’une nouvelle politique nationale de densification du tissu urbain et de mixité des fonctions urbaines autour des corridors de métro (le modèle TOD4 ), élaboré par l’agence en charge du Développement urbain à Delhi, donc hors du seul champ de compétence des ingénieurs de la DMRC. La nouvelle équipe en charge de cette politique déconstruit le langage expert des ingénieurs du rail et mobilise des approches et des outils différents. C’est dans l’imposition d’un nouveau modèle et d’une redéfinition du cadre d’action du grand projet, donc d’un nouveau rapport de force entre les acteurs que sont amorcés la problématisation urbaine de l’instrument et le passage d’une réflexion sectorielle à une réflexion spatiale. Mais à Delhi, l’imposition de ce nouveau modèle pour repenser la rencontre entre le rail et la ville fonctionne toujours autour d’une gouvernance urbaine hiérarchique et une centralisation du pouvoir politique: c’est en effet une agence du gouvernement central qui tient de nouveau les rênes des futurs chantiers, en excluant notamment les autorités élues.

Bérénice Bon

Bérénice Bon est doctorante en géographie au Centre d’Études de l’Inde et de l’Asie du Sud, École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris.

berenicebon5 AT gmail DOT com


Illustration de couverture : Travaux du métro à Delhi (Bon, 2015)

Bibliographie

Baviskar A., 2011, « What the Eye Does Not See: the Yamuna in the Imagination of Delhi », Economic & Political Weekly, n°50, Vol, XLVI, 45-53.

Bon B., 2015, « A New megaproject model and a new funding model. Travelling concepts and local adaptations around the Delhi metro », Habitat International, Vol. 45 (3), 223-230.

Bon B., Kennedy L. et Varrel A., 2014, « Les grands projets dans la stratégie de ville compétitive en Inde. La mobilisation des informations et des savoirs dans le production des espaces urbains » in A. Le Blanc A. et al, Métropoles en débat: (dé)constructions de la ville compétitive, Paris, Presses Universitaires de Paris Ouest, 171-188.

Cervero R. & Murakami J., 2009, « Rail and Property Development in Hong Kong: Experiences and Extensions », Urban Studies, Vol. 46 (10), 2019-2043.

Dupont V., 2011, « The Dream of Delhi as a global City », International Journal of Urban and Regional Research, Vol, 35 (3), 533-554.

Harvey D., 1989, « From managerialism to entrepreneurialism: the transformation in urban governance in late capitalism », Geografiska Annaler, Series B, Vol. 71 (1), 3-17.

Jobert B. & Muller P., 1987, L’État en action. Politiques publiques et corporatismes, Paris, Presses Universitaires de France, 242 p.

Kerr I. J., 2007, Engines of Change: the Railroads that Made India, Portsmouth, Praeger Publishers, 224 p.

Lagroye J., François B. & Sawicki F., 2006, Sociologie politique, Paris, Dalloz, 624 p.

Lorrain D. (dir.), 2011, Métropoles XXL en pays émergents, Paris, Les Presses de Science Po, 408 p.

Offner J.M., 1998, « Le tramway Saint-Denis-Bobigny, entre enjeux et usages », Les Annales de la recherche urbaine, n° 80-81, 137-143.

Ribeill G., 1984, Les Cheminots, Paris, La Découverte, 127 p.
Ruet, J. & Tawa Lama-Rewal S., 2009, Governing India’s metropolises, Delhi, Routledge, 340 p.

Zittoun P., 2007, « Arguments et stratégies : changer d’échelle pour changer de politique » in Faure A., Leresche J.P., Muller P. et al, Action publique et changements d’échelles : les nouvelles focales du politique, L’Harmattan, 91-104.

 

  1.  Ces entretiens ont été menés par l’auteur entre 2011 et 2013 à Delhi. []
  2.  Lors de ce projet de train rapide, 760 kilomètres de lignes ont été construits, nécessitant 179 grands ponts, de nombreux tunnels, et la construction du plus haut viaduc d’Asie (Kerr, 2007). []
  3.  Cette lettre a été obtenue par l’auteur lors des enquêtes de terrain en 2012. []
  4. Transit Oriented Development. []

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