Mondes urbains chinois / Entretien : Sociologie et mobilisations collectives dans la Chine urbaine contemporaine
Entretien avec Aurore Merle, par Lionel Francou
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Aurore Merle est maître de conférences en civilisation chinoise à l’Université de Cergy-Pontoise, membre du laboratoire Agora et du Centre de recherche Euro-Chine. De 2010 à 2014, elle a été chercheure au Centre d’études français sur la Chine contemporaine (CEFC) basé à Hong Kong et rédactrice en chef adjointe de la revue bilingue Perspectives chinoises/China Perspectives publiée par le CEFC. De 2012 à 2014, elle a également été chargée de cours au département de sociologie de l’Université Tsinghua, enseignant l’histoire de la pensée sociologique occidentale. Sociologue de formation, Aurore Merle mène des recherches sur l’histoire et le développement récent de la sociologie en Chine. Depuis 2009, elle travaille également sur la question du logement à Pékin et sur les mouvements de défense des droits des propriétaires. Avec le sociologue Zhang Lun, elle a coordonné un numéro spécial de la revue Cahiers internationaux de sociologie intitulé « La Chine en transition : regards sociologiques » (2007, n° 122). Elle a également participé à l’ouvrage collectif Juzhu de zhengzhi : dangdai doushi de yezhu weiquan he shequ jianshe (The Politics of Dwelling), coordonné par les sociologues Guo Yuhua, Shen Yuan et Chen Peng (2014, Guangxi shifan daxue chubanshe). Parmi ses autres publications récentes, « Propriétaires de Pékin, unissez-vous ! La construction d’une mobilisation collective », Perspectives chinoises/China Perspectives, 2014/2 et « Construire une science, construire une société : les défis de la sociologie en Chine », in Mihai Dinu Gheorghiu et Paul Arnault (éds.), Les sciences sociales et leurs publics. Engagements et distanciations, Iași, Éditions de l’Université Alexandru Iaon Cuza.
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VOUS MENEZ PARALLÈLEMENT DES RECHERCHES PORTANT SUR L’HISTOIRE DE LA SOCIOLOGIE EN CHINE AINSI QUE SUR LES MÉTROPOLES CHINOISES ET CERTAINES MOBILISATIONS COLLECTIVES QUI Y PRENNENT FORME. DANS CERTAINS DE VOS TEXTES, VOUS EXPLIQUEZ QUE LA SOCIOLOGIE A ÉTÉ MISE AU BAN DE LA SOCIÉTÉ CHINOISE AU DÉBUT DES ANNÉES 1950. QU’EST-CE QUI A PROVOQUÉ CE REJET DE LA SOCIOLOGIE ? D’AUTRES SCIENCES SOCIALES TELLES QUE LA GÉOGRAPHIE, L’HISTOIRE OU LA SCIENCE POLITIQUE ONT-ELLES CONNU UN DESTIN SEMBLABLE ?
Peu après la fondation de la République populaire de Chine en 1949, une réforme de l’enseignement supérieur et de la recherche a été mise en œuvre par le nouveau pouvoir communiste. Fortement inspirée par le modèle soviétique, cette réforme universitaire va profondément modifier le paysage universitaire chinois. Certaines universités, comme Tsinghua, abandonnant les sciences humaines et sociales pour devenir, par exemple, des centres de formation d’ingénieurs. Des disciplines comme la sociologie disparaissent, les départements sont fermés et leur personnel réaffecté dans d’autres institutions d’enseignement et de recherche. Par ailleurs, afin de s’assurer la loyauté des enseignants et étudiants et d’empêcher toute forme d’expression dissidente, une campagne de « réforme de la pensée » (sixiang gaizao) est déployée. En 1957, quand est lancé le mouvement antidroitier, non seulement de nombreux sociologues sont accusés d’être des « éléments droitiers » mais c’est la discipline dans son ensemble qui se voit accusée d’être une « science bourgeoise », une « fausse science ». Seuls le marxisme et le matérialisme historique ont droit de cité dans les universités, ce qui explique à la fois le bannissement de la sociologie, mais aussi l’emprise idéologique sur d’autres disciplines telles que l’histoire et la géographie.
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VOUS EXPLIQUEZ ENSUITE QUE, À PARTIR DE LA FIN DES ANNÉES 1970, LA SOCIOLOGIE A PROGRESSIVEMENT REGAGNÉ SES LETTRES DE NOBLESSE, EN ÉTANT RECONNUE ET UTILISÉE PAR LE POUVOIR. QU’EST-CE QUI A PERMIS À LA SOCIOLOGIE DE RÉCUPÉRER SA LÉGITIMITÉ PERDUE ? CETTE RÉHABILITATION DE LA SOCIOLOGIE TÉMOIGNE-T-ELLE D’UN RELÂCHEMENT GÉNÉRAL DE L’EMPRISE IDÉOLOGIQUE EXERCÉE PAR LES AUTORITÉS POLITIQUES SUR LES SCIENCES SOCIALES ?
La renaissance de la sociologie est étroitement liée à la politique de réforme et d’ouverture (gaige kaifang) lancée par Deng Xiaoping lors du 3e plénum du 11e Congrès du Parti communiste chinois en 1978. C’est ce dernier qui appelle la sociologie, mais aussi l’anthropologie et le droit, à « rattraper le retard » (bu ke) et à participer au projet de modernisation, donnant par là-même le signal politique d’une réhabilitation de ces disciplines et de leurs représentants. Plus concrètement, ce signal annonçait la possibilité d’une reconstruction des institutions (centres de recherche et départements de sociologie), la formation de nouvelles générations de sociologues, mais aussi le lancement et la production d’enquêtes sociales. Cette renaissance de la sociologie en République populaire de Chine s’inscrit dans un mouvement plus large de « libération de la pensée » (sixiang jiefang) qui témoigne, comme vous le dites, d’un certain relâchement de l’emprise idéologique sur les sciences sociales et, plus largement, sur le monde intellectuel. Cette époque verra fleurir de nombreux mouvements et courants tant dans le domaine intellectuel qu’artistique.
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QUELLE EST L’INFLUENCE DES AUTORITÉS CHINOISES SUR LA PRODUCTION SOCIOLOGIQUE DANS LE PAYS ? LES RECHERCHES LANCÉES À PARTIR DE COMMANDES SONT-ELLES PLUS COURANTES QU’EN FRANCE ? COMMENT LES CHERCHEURS – ET VOUS-MÊME, VU QUE VOUS AVEZ ÉTÉ CHERCHEUSE EN CHINE DURANT PLUSIEURS ANNÉES – TROUVENT-ILS L’ÉQUILIBRE ENTRE LEURS OBJECTIFS ET LES « LIMITES THÉORIQUES » AU-DELÀ DESQUELLES IL N’EST PAS QUESTION DE S’AVENTURER ?
Le projet officiel de construction d’une « société harmonieuse » (hexie shehui) et la politique de « maintien de la stabilité » (weiwen) montrent à quel point la question sociale, ou plutôt le maintien d’un ordre politique et social, est aujourd’hui au cœur des préoccupations des autorités chinoises. La sociologie, science de la société (shehuixue), bénéficie donc depuis un certain nombre d’années d’un important investissement de l’État sous la forme de commandes et de financement de programmes de recherche. Cette manne étatique qui prend différentes formes – des programmes nationaux financés par les grandes fondations de recherche nationales mais aussi des financements spécifiques des ministères et des administrations locales – contribue bien entendu à orienter la recherche, à prescrire et à imposer non seulement des thèmes d’enquête mais aussi des approches parfois très idéologiques. À cela, il faut ajouter le contrôle politique et idéologique de toute production intellectuelle par l’intermédiaire d’un système de censure exercé sur les publications. Face à cela, les réponses des sociologues sont variées. Certains chercheurs participent activement et jouent le rôle de « conseillers du pouvoir ». D’autres affichent une « neutralité axiologique » et tentent de maintenir une relative autonomie de la production scientifique. D’aucuns, enfin, s’efforcent d’être du côté de la « société civile », étudiant et parfois soutenant des formes de mobilisation collective, contribuant aussi à l’expression de discours critiques sur certaines politiques et à faire entendre les voix des groupes sociaux les plus vulnérables.
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QUEL RÔLE PEUT JOUER LA SOCIOLOGIE DANS UN PAYS OU LE CHANGEMENT SOCIAL EST AUSSI RAPIDE ? COMMENT SE POSITIONNENT LES SOCIOLOGUES RELATIVEMENT AUX QUESTIONS ENTOURANT LA DÉFENSE DES DROITS (À LA VILLE, NOTAMMENT) ? QUELLES SONT LA NATURE ET L’INTENSITÉ DES LIENS ENTRE SOCIOLOGUES ET MOUVEMENTS SOCIAUX ?
Pour répondre à votre question, je peux vous donner des exemples de recherches qui ont été menées au cours de ces dernières décennies et qui nous montrent l’importance de certaines thématiques mais aussi les différents rôles que peut jouer la sociologie. Par exemple, au milieu des années 1980, le programme de recherche de Fei Xiaotong sur les petites villes à la campagne (xiao chengzhen) observe et analyse non seulement les transformations en cours dans les campagnes chinoises mais propose également aux dirigeants chinois une autre voie pour l’urbanisation, en les invitant à encourager le développement des petites villes (et non des seules mégalopoles) ainsi que les activités artisanales et industrielles des paysans. Dans l’esprit de Fei Xiaotong, il s’agissait à la fois de maintenir un équilibre, une synergie, entre villes et campagnes, mais également de favoriser le développement économique des foyers ruraux. À partir du milieu des années 1990, une grande question de recherche est celle de la classification sociale et de la mobilité sociale. S’écartant de l’orthodoxie marxiste et s’inspirant des recherches américaines sur les strates sociales, de grandes enquêtes sont ainsi produites sur la nouvelle stratification sociale. Elles introduisent de nouvelles représentations de la société et ouvrent des débats publics sur la « classe moyenne » (zhongchan jieji) par exemple, une notion qui n’avait pas droit de cité dans la conception marxiste. Elles mettent aussi en lumière le creusement des inégalités sociales et la dualisation de la société chinoise contemporaine. Plus récemment, en 2010, un rapport d’un groupe de recherche de l’université Tsinghua a montré les effets pervers de la politique de « maintien de la stabilité » (weiwen) qui réprime toute tentative de mobilisation collective et de « défense des droits » (weiquan). Pour encourager un meilleur dialogue entre l’État et la société, ces sociologues appelaient à la création d’institutions permettant la représentation et l’expression des intérêts des différents groupes sociaux, rendant ainsi possible le développement des organisations issues de la société civile. On le voit à travers ces différents exemples, les sociologues en Chine ne se contentent pas d’observer et d’analyser le changement social, ils proposent également de nouvelles catégories de pensée, participent à la construction publique des problèmes sociaux mais aussi, d’une certaine manière, critiquent des politiques publiques ou proposent des voies de réforme. Une partie d’entre eux s’engage même du côté des mouvements sociaux et des mobilisations collectives, en aidant certains groupes à s’organiser, en relayant sous une forme scientifique des demandes de la société civile, en dénonçant parfois sous la forme de pétitions certaines injustices ou droits violés (je pense par exemple aux initiatives publiques de sociologues en matière de droit du travail et de santé au travail), etc. Dans un contexte où l’évocation publique d’actions collectives de défense des droits est fortement contrôlée voire empêchée, « garder une trace » (jilu) des combats des citoyens chinois est déjà une forme d’engagement.
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DIRIEZ-VOUS QUE LES MÉGAPOLES CHINOISES, DE PAR LEUR TAILLE ET LA DENSITÉ DE LEUR POPULATION, SONT DES ESPACES QUI ENCOURAGENT PARTICULIÈREMENT LA FORMATION DE MOBILISATIONS ? DE MÊME, PENSEZ-VOUS QUE LES DÉSÉQUILIBRES ET LES ÉCARTS EN TERMES DE RICHESSE, DE POUVOIR OU DE CAPITAL SOCIAL, QUI SONT EN PARTIE EXACERBÉS DANS CERTAINS CONTEXTES URBAINS CHINOIS, DONNENT LIEU À DES MOBILISATIONS NOUVELLES QUI NE S’OBSERVAIENT PAS DANS LA CHINE RURALE ? VOUS AVEZ PLUS PARTICULIÈREMENT ÉTUDIÉ DES MOBILISATIONS PRENANT PLACE À PÉKIN. QUELLES SONT LES PARTICULARITÉS DE CETTE VILLE ? QUELLES MOBILISATIONS Y SONT LES PLUS VIVES ?
Je ne dirais pas particulièrement cela, d’une part, parce que les mégalopoles chinoises, malgré l’énergie et le mouvement qu’elles dégagent, sont des lieux de discrimination sociale et de ségrégation urbaine et, d’autre part, parce qu’elles font l’objet d’un important contrôle politique ou plutôt policier, mais aussi social. Par exemple le système du hukou, ce permis de résidence intérieure qui distingue les citadins des ruraux et attribue un certain nombre de droits (sécurité sociale, éducation, etc.) aux seuls résidents de la ville, en excluant les populations migrantes. On peut penser aussi aux comités de résidents (juweihui) qui, bien que censés représenter les résidents, sont en réalité chargés par l’État-Parti de surveiller et de contrôler les quartiers et, parfois, de mobiliser la population en fonction des campagnes politiques. En revanche, en relation avec les destructions massives de quartiers dans les villes et leurs périphéries, ont surgi des actions collectives de résistance contre les expropriations, des actions pour la préservation du patrimoine culturel, mais aussi des mouvements de propriétaires de nouveaux logements en conflit avec les promoteurs immobiliers et les administrations locales. C’est ce que mes collègues de Tsinghua ont appelé les « mouvements urbains » (dushi yundong), qu’ils ont particulièrement étudiés à Pékin. On peut penser aussi aux mouvements liés à la défense de l’environnement qui, dans certaines villes, ont regroupé des centaines voire des milliers de résidents contre l’installation d’usines polluantes près de leurs habitations. Ces différentes mobilisations donnent à voir des citadins qui défendent leurs intérêts, notamment leur logement ou leur environnement de vie, mais qui revendiquent également des droits (droit d’association, droit de gestion des copropriétés, etc.).
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VOUS ÉCRIVEZ DANS VOTRE ARTICLE « PROPRIÉTAIRES DE PÉKIN, UNISSEZ-VOUS ! LA CONSTRUCTION D’UNE MOBILISATION COLLECTIVE » (PERSPECTIVES CHINOISES, DOSSIER SPÉCIAL SUR LES « ESPACES URBAINS CONTESTÉS », 2014/2) QUE « LA FORMATION D’UN MARCHÉ DU LOGEMENT ET L’ACCESSION À LA PROPRIÉTÉ DES CLASSES SUPÉRIEURES ET MOYENNES DE LA SOCIÉTÉ URBAINE » ONT « BOULEVERSÉ LA MORPHOLOGIE DES VILLES » ET « PROFONDÉMENT MODIFIÉ LA STRUCTURE DE LA SOCIÉTÉ URBAINE ». POUVEZ-VOUS NOUS EN DIRE PLUS SUR CES TRANSFORMATIONS ?
Depuis les années 1990, les villes chinoises ont connu une « révolution du logement », donnant lieu au passage d’un modèle de « répartition des logements par les unités de travail » (danwei fenfang), qui était caractéristique de l’économie socialiste planifiée, à un nouveau régime de marché dans lequel chaque individu ou foyer achète son logement (geren maifang). Même si elle est incomplète et limitée (lorsque l’on achète un logement en ville, l’État demeure propriétaire de la terre, n’accorde qu’un droit d’usufruit et le contrat de propriété porte en général sur une durée de 70 ans), cette réforme du logement a profondément modifié les villes chinoises et la société urbaine. De nouveaux acteurs sont apparus, parmi lesquels les promoteurs immobiliers (kaifashang), les sociétés de gestion des résidences ou syndics (wuye gongsi), les propriétaires de logements (yezhu) et les nouvelles organisations en charge de gérer les copropriétés, comme les assemblées générales de propriétaires et les comités de propriétaires (yeweihui). À ces deux catégories d’acteurs, l’une représentant le « marché », l’autre la « société », s’ajoutent les organisations qui représentent le pouvoir politique : les comités de résidents (juweihui) que j’ai déjà évoqués, ainsi que les bureaux de rue mais aussi les comités du parti. C’est dans ces nouveaux espaces résidentiels, dans ces gated communities, comme les appelle Luigi Tomba1 en référence à leurs homologues américaines, que se construisent donc de nouvelles formes de relations sociales entre ces différents acteurs, que sont donc produites de nouvelles normes et règles du vivre ensemble. Mais c’est aussi dans ces espaces résidentiels que surgissent de nombreux conflits porteurs d’enjeux économiques, sociaux et politiques.
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VOUS AVEZ RÉALISÉ UNE ENQUÊTE AUPRÈS DE MEMBRES D’ASSOCIATIONS DE PROPRIÉTAIRES CHERCHANT À SE CONSTITUER EN UNE FÉDÉRATION D’ASSOCIATIONS POUR DÉFENDRE LEURS INTÉRÊTS ET PROMOUVOIR LEURS POSITIONS AUPRÈS DE L’ÉTAT ET DU PARTI. SUR QUELLE DURÉE AVEZ-VOUS MENÉ VOS OBSERVATIONS, NOTAMMENT DE RÉUNIONS ? VOUS ÊTES-VOUS ENGAGÉE DANS LE COLLECTIF OU ÊTES-VOUS RESTÉE EN RETRAIT ? QUELS AUTRES TYPES DE DONNÉES AVEZ-VOUS RECUEILLIES ?
J’ai commencé à travailler sur ce sujet en 2009 dans le cadre d’un postdoctorat au département de sociologie de l’université Tsinghua. Je faisais partie du groupe de recherche sur les mouvements urbains animé par les sociologues Guo Yuhua et Shen Yuan. C’est grâce à eux que j’ai pu accéder au terrain et rencontrer des propriétaires dans les nouvelles résidences de la ville. Nous avons travaillé sur les conflits et les mouvements de défense des propriétaires de différents quartiers de la ville de Pékin, en utilisant des méthodes qualitatives, c’est-à-dire en réalisant des entretiens, mais aussi des observations in situ. L’enjeu était d’analyser chaque situation, de dégager certains traits communs entre les différents cas étudiés, par exemple sur la nature des conflits ou les répertoires d’action des propriétaires et de leurs « adversaires ». Nous avons également réalisé une enquête par questionnaire pour mieux appréhender la composition sociologique de ces nouveaux espaces résidentiels. Enfin, dans le cadre d’une approche s’inspirant de l’intervention sociologique (shehuixue ganyu) d’Alain Touraine, les sociologues de Tsinghua ont également accompagné une démarche visant à mettre en relation, et même à fédérer, les différents mouvements de défense des droits des propriétaires de la ville de Pékin. L’idée des leaders et des activistes participant à cette démarche collective était de dépasser le niveau local des luttes afin de faire reconnaître à un niveau municipal une « fédération » des comités de propriétaires de la ville. En tant que postdoctorante et membre de l’équipe de recherche de Tsinghua, j’ai donc eu l’occasion de participer à de nombreuses réunions (notamment des classes de formation pour propriétaires) et de faire connaissance avec certains des acteurs de ce mouvement de fédération, ce qui m’a ensuite permis de réaliser des entretiens individuels. Les propriétaires débattant de nombreux textes de loi et réglementaires et en proposant des interprétations, j’ai également été amenée à me plonger dans ces textes ainsi que dans les productions écrites des propriétaires. Cette recherche dans un cadre collectif a été très enrichissante du point de vue du terrain et de l’enquête, mais aussi de la discussion collective avec les chercheurs et étudiants composant notre équipe.
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QUI SONT CES « PROPRIÉTAIRES » DE LEUR LOGEMENT DONT VOUS PARLEZ ? QUELLE PROPORTION DE LA POPULATION EST CONCERNÉE ? LEURS INTÉRÊTS COMMUNS PRENNENT-ILS LE DESSUS SUR LEURS DIVERGENCES DANS LA DÉFINITION ET LA PUBLICISATION DE LEUR PROBLÈME ? LES ESPACES PUBLICS DES QUARTIERS CONCERNÉS SONT-ILS ENCORE GÉRÉS PAR L’ÉTAT, OU DES COMPÉTENCES ONT-ELLES ÉTÉ CÉDÉES À CES ASSOCIATIONS ?
Le processus de privatisation du logement est allé très vite en Chine, en raison notamment de certaines politiques facilitant l’achat, par les résidents urbains, à des prix en dessous du marché, des logements autrefois fournis par leur unité de travail. Certains rapports indiquent ainsi des taux de privatisation des logements urbains dépassant les 70 %. Pourtant, ce processus regroupe des réalités très variées et concerne des groupes sociaux différents. Vous avez en effet, et parfois dans les mêmes espaces résidentiels, des propriétaires plutôt issus des classes aisées qui ont acquis leur logement au prix du marché, c’est-à-dire à des prix assez prohibitifs. D’autres ont, comme je viens de l’expliquer, bénéficié de politiques facilitant l’acquisition de leur ancien logement ou d’un nouveau logement à un prix réduit. Enfin, vous avez une catégorie spécifique qui concerne les habitants dont les anciens logements ont été détruits et qui ont été relogés. Il ne faut pas oublier non plus une catégorie d’acteurs pour qui l’achat immobilier est un investissement, c’est-à-dire qu’ils n’habitent pas nécessairement les appartements achetés. Cette diversité des situations montre déjà combien il peut être difficile pour ces différents habitants de définir des intérêts communs et de s’organiser collectivement, d’autant que certains espaces résidentiels peuvent rassembler des milliers de foyers. Quant aux parties communes de ces espaces résidentiels, elles ont fait l’objet de nombreux conflits, d’une part, parce que ces espaces communs peuvent être la source de profits économiques (petits commerces au rez-de-chaussée des immeubles, places de parking, centres de conférences et de loisirs, etc.) dont les propriétaires réclamaient la gestion et les bénéfices et, d’autre part, parce que les réglementations existantes ne précisaient pas toujours à qui appartenaient ces espaces, notamment entre les promoteurs immobiliers et les copropriétaires.
QU’EST-CE QUE L’ÉTUDE DE « SITUATIONS D’ACTION COLLECTIVE » (CONCEPT EMPRUNTÉ À DANIEL CEFAÏ)2 VOUS A PERMIS DE METTRE EN AVANT ? POUVEZ-VOUS NOUS DONNER UN EXEMPLE ?
L’intérêt de cette notion est d’abord de mettre l’accent sur la dimension microsociologique et interactionniste de l’action collective, sur l’engagement « en situation » des acteurs. On s’éloigne donc d’analyses causales générales et de typologies macrosociologiques pour porter, au contraire, son attention sur les situations dans lesquelles des acteurs aux statuts, ressources et parcours variés définissent ensemble leur problème et discutent des formes que leur action collective est susceptible de prendre. Comment les situations sont-elles perçues et définies par les différents acteurs ? Qu’est-ce qui permet ou non l’engagement, favorise ou non certains répertoires d’action ? Cette réflexion sur les cadres de l’expérience, pour paraphraser Erving Goffman3, place au cœur de l’observation et de l’analyse les espaces et les moments où se forgent, à travers le débat et les discussions, des représentations communes, des références et des normes partagées qui rendront possibles des actions collectives. Par exemple, dans l’enquête sur le projet de création d’une fédération des comités de propriétaires de la ville de Pékin, l’observation des réunions de propriétaires, des prises de paroles des uns et des autres, des processus de décision collective et des différentes étapes de la mobilisation permet de saisir comment se construit une action collective dans la Chine urbaine, comment les acteurs définissent les possibilités mais aussi les limites à leur action.
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LA MOBILISATION DE CES PROPRIÉTAIRES EST-ELLE SEMBLABLE OU DIFFÉRENTE DE CELLE D’AUTRES GROUPES ET MOUVEMENTS SOCIAUX PARFOIS MOINS BIEN ACCUEILLIS PAR LES AUTORITÉS ? S’AGIT-IL D’UNE MOBILISATION CORPORATISTE, DE PRIVILÉGIÉS, OU DES LIENS EXISTENT-ILS AVEC D’AUTRES MOUVEMENTS ?
Comme s’en plaignait un cadre de l’administration de la municipalité de Pékin qui était chargé de négocier avec les leaders des comités de propriétaires que j’ai étudiés et qui, auparavant, avait eu à s’occuper des expropriations des résidents des anciens quartiers de Pékin promis à la destruction, il lui était plus facile de négocier avec ces habitants modestes qu’avec les nouveaux propriétaires, souvent avantageusement dotés en capital économique et en capital culturel. Dans le premier cas pouvait s’engager une discussion fondée sur les « sentiments » (qing) tandis que, dans le second, ce cadre était obligé d’étudier avec attention les textes juridiques et réglementaires (fa) pour répondre aux arguments des propriétaires ! Cette anecdote illustre bien, je trouve, la dimension « légaliste » et « rationnelle » mise en avant dans les mouvements de défense des droits des propriétaires de logements. Tous les textes et les réglementations sont étudiés par les acteurs mobilisés, sont interprétés et utilisés dans leurs conflits avec d’autres acteurs. Il ne faut cependant pas, je pense, accentuer les différences et opposer de ce point de vue ces nouveaux propriétaires aisés à d’autres catégories d’habitants, ou même les citadins aux ruraux. En effet, tous sont, d’une certaine manière, aguerris à l’utilisation de la rhétorique du parti et des discours des dirigeants nationaux pour faire avancer leurs points de vue ou leurs causes. Tous savent aussi, par exemple, avec plus ou moins de succès, jouer des divisions entre les différentes administrations de l’État-parti. Dans le contexte de la politique de maintien de la stabilité, faire du bruit ou provoquer un trouble (nao shir) à l’ordre public peut aussi permettre d’être plus rapidement entendu par les autorités. De la même façon, les autorités savent user des mêmes techniques pour affaiblir ou réprimer les différentes mobilisations collectives : elles peuvent par exemple faire pression sur les leaders du groupe ou chercher à diviser le groupe.
Concernant le caractère corporatiste de ces mouvements de défense des droits des propriétaires, il est vrai que, contrairement à ce qu’ont pu espérer certains chercheurs et militants, ces mobilisations collectives peuvent se limiter à des revendications catégorielles et à la défense d’intérêts économiques. D’aucuns voient ainsi dans ces classes moyennes supérieures les meilleurs alliés du régime actuel, souhaitant maintenir leur situation et leurs avantages, ne réclamant au mieux qu’une plus grande intégration au sein des élites. Je voudrais toutefois souligner plusieurs éléments. Tout d’abord, sur le plan théorique, l’opposition binaire entre des mouvements qui seraient corporatistes et d’autres qui seraient porteurs d’un intérêt général est certes parfois utile à l’analyse mais elle tend aussi à occulter ce qui précisément est mélangé, confus, et difficilement séparable dans les situations d’action collective. Deuxièmement, comme le disaient eux-mêmes certains leaders de mouvements de défense des droits des propriétaires, ce qui était en jeu dans leurs actions collectives était non seulement la défense de leurs intérêts économiques particuliers mais, derrière cette « coquille » protectrice faite de revendications économiques particulières, se trouvaient aussi d’autres ressorts de l’engagement, plus politiques, et relevant davantage de l’intérêt général : développer la démocratie locale (jiceng minzhu), participer à la construction et au renforcement de la « société civile » (gongmin shehui), favoriser un développement du droit associatif (shetuan fa) et faire de « l’éducation citoyenne » (gongmin jiaoyu) étaient ainsi des objectifs affichés par le groupe que j’ai étudié. D’autant que, je le rappelle, les copropriétaires des nouveaux espaces résidentiels sont censés élire un comité de propriétaires et voter lors des assemblées générales des propriétaires. Comme j’ai pu l’observer à Pékin, et contrairement à d’autres villes comme Shanghai ou Canton, la seule création d’un comité de propriétaires est rendue difficile voire impossible par les administrations locales. Cette nouvelle forme d’organisation qui, au départ, était conçue par les propriétaires comme un moyen de défendre leurs intérêts, est donc devenue, dans de nombreux cas, l’enjeu même de la lutte, transformant des conflits plutôt économiques entre les propriétaires et les sociétés de gestion en un problème d’ordre politique.
LES ENJEUX QUI SE DESSINENT DERRIÈRE CETTE LUTTE RENVOIENT À LA QUESTION DE LA CAPACITÉ DES HABITANTS A EXERCER LEUR DROIT A LA VILLE, À ACCÉDER ET À PARTICIPER À LA FABRIQUE URBAINE ET À LA GESTION DES ESPACES URBAINS. CETTE NOTION DE DROIT À LA VILLE EST-ELLE MOBILISÉE DANS LE CONTEXTE CHINOIS, LORS DE CE TYPE DE MOBILISATION OU PAR LES OBSERVATEURS DE CES MOUVEMENTS SOCIAUX ?
Certains chercheurs étrangers et chinois font effectivement référence ou utilisent cette expression de « droit à la ville ». Toutefois, je dirais que c’est moins la ville ou l’urbain qui est mis en avant par les acteurs que la question des droits de manière générale. Ainsi, du côté des sociologues ou des observateurs, j’ai l’impression qu’on mobilise davantage les analyses sur la citoyenneté du sociologue britannique Thomas Humphrey Marshall4 que celles d’Henri Lefebvre5. Plus que le droit à la ville, ce sont les « droits des citoyens » ou la « citoyenneté » (gongminquan) qui sont réclamés par une partie des propriétaires mobilisés. Ce qui, dans le contexte politique et idéologique actuel en Chine, est un vrai combat, car si les dirigeants chinois prônent officiellement la création d’un État de droit (fazhi guojia), ils bannissent aussi l’usage du terme de « société civile » (gongmin shehui).
ENTRETIEN RÉALISÉ FIN NOVEMBRE 2015 PAR LIONEL FRANCOU
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Lionel Francou est doctorant en sociologie au CriDIS (Centre de recherches interdisciplinaires Démocratie, Institutions, Subjectivité), Université catholique de Louvain. Il est membre du comité de rédaction d’Émulations et de Lectures, ainsi que du comité de lecture d’Urbanités. Boursier Anticipate (Innoviris).
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Couverture : Pékin (Kloeckner, 2013)
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- Tomba L., 2010, « Gating Urban Spaces in China. Inclusion, Exclusion and Government », in Bagaeen S. et Uduku O. (ed.), Gated Communities. Social Sustainability in Contemporary and Historical Gated Developments, Londres, Earthscan, 27-37. [↩]
- Cefaï D., 2007, Pourquoi se mobilise-t-on ? Les théories de l’action collective, Paris, La découverte/M.A.U.S.S., 736 p. [↩]
- Goffman E., 1991, Les cadres de l’expérience, Paris, Éditions de Minuit, 573 p. [↩]
- Marshall T. H., 1950, Citizenship and social class: And other essays, Cambridge, Cambridge University Press, 154 p. [↩]
- Lefebvre H., 1968, Le droit à la ville, Paris, Anthropos, 164 p. [↩]