Urbanités africaines / Lagos, immensité et urbanité d’une ville d’Afrique subsaharienne fantasmée dans les séries télévisées

Pierre Denmat

L’article de P. Denmat au format PDF


En 2010, BBC Two, chaîne de télévision britannique, présentait une série documentaire intitulée Welcome to Lagos1 , portrait de Lagos correspondant aux stéréotypes présents dans les imaginaires européens, notamment chez les anciens colons britanniques, en profond décalage avec les images de la ville diffusées dans les séries télévisées nigérianes où Lagos semble davantage caractérisée par ses gratte-ciels que par ses bidonvilles. Cette série documentaire met en lumière l’immensité de la ville, à travers l’insertion d’images satellites, ainsi que la pauvreté de ses habitants, avec les nombreuses images des bidonvilles caractérisés par leur insalubrité.

Depuis le milieu des années 2000, la mégapole de Lagos est la première ville du continent africain, avec près de 21 millions d’habitants au sein de son agglomération selon les autorités locales (14 millions selon les Nations Unies)2 dépassant ainsi Le Caire ou Kinshasa et connaît une extension spatiale spectaculaire, parmi les plus rapides d’Afrique, avec une surface bâtie passant de 368 km² en 1984 à 1 394 km² en 2015 (Wang et Maduako, 2018). Centre économique majeur à l’échelle de l’Afrique, notamment grâce aux exportations pétrolières, Lagos incarne une certaine image de l’insertion à la mondialisation que connaît le continent depuis les années 2000. Lagos est aussi un pôle culturel dont le rayonnement dépasse aujourd’hui la seule échelle régionale en étant le deuxième plus grand centre de production cinématographique – en termes de nombre de films réalisés ­– au monde3, appelé Nollywood, derrière Bollywood à Mumbai en Inde. On se propose ici d’analyser les séries télévisées, style filmique particulier, car tourné en continu, qui sont réalisées à Lagos, bien souvent au milieu des rues, de façon informelle (Jedlowski, 2012).

Le mode de production de ces séries ne dépend pas de producteurs internationaux. Financées grâce aux recettes de la vente de DVD ou de la distribution sur les télévisions et/ou sur internet, et réalisées hors studio, et avec une quasi-absence d’appareillage technique, directement dans l’espace urbain (Barrot, 2011 ; Jedlowski, 2012), les productions de ces séries diffèrent très fortement des productions nord-américaines, européennes mais aussi sud-africaines où la majorité des images sont tournées dans des studios4, parfois loin de la ville dans laquelle la série est censée se dérouler.

Trois séries télévisées ont été retenues comme support de l’analyse : Gidi Up, Husbands of Lagos et Getting Rich in Lagos5 . Ces séries se déroulent à Lagos et permettent d’étudier une diversité d’espaces urbains puisqu’elles sont tournées chacune dans des espaces différents de la ville de Lagos6.

1. Lagos : une mégapole fragmentée (Pierre Denmat, 2018)

Avec Gidi Up tournée dans le centre-ville, Husbands of Lagos dans une gated community et Getting rich in Lagos entre le bidonville de Makoko et le quartier central de Lagos Island, mettant en évidence les difficultés des populations venues des bidonvilles à habiter les centres économiques de la ville, les espaces urbains sont pris comme des supports et des éléments de contexte pour servir l’intrigue. La question de l’ascension sociale revient comme un motif récurrent dans ces séries télévisées nollywoodiennes, comme si Lagos constituait le lieu par excellence pour s’élever socialement. Plus qu’une réalité pour chaque habitant de Lagos, il s’agit d’un idéal mis en scène par les producteurs de séries afin de faire rêver des spectateurs percevant Lagos comme un espace de tous les possibles : les producteurs fabriquent des images destinées à être « consommées » par des spectateurs. L’usage de nombreux géosymboles7 de Lagos –les gratte-ciels de Lagos Island, le bidonville de Makoko, la lagune de Lagos– a une signification pour le public africain de ces séries, car ils représentent l’image d’une forme de réussite pour l’Afrique de l’Ouest : la réussite d’une ville et d’un pays qui se sont ouverts à la mondialisation dans les trente dernières années, au point que certains économistes voient le Nigéria comme un pays émergent (Enweremadu, 2013 ; Pérouse de Montclos, 2015), c’est-à-dire un pays caractérisé par son « décollage économique » et une « insertion accélérée dans l’économie mondiale » (Jaffrelot, 2008).

Les films de fiction sont des « espaces de représentations » (Lefebvre, 2000) : ces représentations nous intéressent en tant qu’elles révèlent une dimension existentielle de l’espace (Gervais-Lambony, Musset et Desbois, 2016), c’est-à-dire une forme d’expérience de celui-ci vécue par l’auteur de la fiction. On s’intéresse ici aux séries télévisées qui sont un sous-genre précis de l’image animée : elles se distinguent par leur canal de diffusion (la télévision mais aussi de plus en plus des plateformes en ligne), autant que par leur format, court, et par l’unité générale que constitue une saison. Ces « espaces de représentations » donnent à voir des pratiques sociales et spatiales, des paysages mais aussi des points de vue sur ces espaces. S’il est facile d’identifier une série télévisée à son personnage principal, à sa thématique, il est aussi aisé de l’identifier à un espace précis, ce qui fait d’elle un objet éminemment géographique. Toutefois, les séries télévisées ne montrent pas seulement des lieux : elles peuvent induire des pratiques urbaines, voire une forme d’urbanité entendue comme « la dimension matérielle de la ville » (Nédélec, 2013 : 41). En se concentrant sur les espaces urbains, on observe l’image d’une ville morcelée, dans la mesure où seuls certains paysages sont filmés.

La thèse défendue dans cet article est que ces séries donnent à voir les espaces urbains tels qu’ils sont aujourd’hui tout en permettant de les étudier au prisme d’un regard « local », celui des producteurs, tous nigérians. Si les séries télévisées peuvent se présenter comme un support d’une grande richesse pour saisir l’urbanité d’une ville africaine, notre hypothèse est que ces séries peuvent être une grille de lecture géographique de Lagos : elles font apparaître des représentations de celle-ci et permettent d’accéder à une forme d’expérience de l’espace lagotien vécue par les producteurs de séries. À partir de ces représentations, on se propose d’analyser Lagos en tant qu’espace urbain perçu et vécu comme de plus en plus fragmenté, tant spatialement que socialement.

L’urbanité mondialisée d’une ville émergente mise en scène par les séries télévisées

La représentativité des prises de vue de la ville de Lagos doit être questionnée : l’analyse des séries mentionnées, œuvres de fiction dépendant de choix commerciaux des producteurs et de choix artistiques des metteurs en scène, fait apparaître des représentations des espaces urbains lagotiens fortement marqués par la mondialisation où les espaces concentrant la richesse sont plus souvent mis en scène que les espaces caractérisés par la pauvreté.

Une sélection spatiale par les séries : quand seuls certains espaces urbains sont filmés

Les images diffusées ne sont pas neutres et les représentations véhiculées influencent les perceptions des téléspectateurs (Delporte et Francou, 2014). Si certaines fictions réalistes peuvent fonctionner comme un « dispositif d’enregistrement » du réel procurant une « expérience médiatisée de l’espace géographique » (Gervais-Lambony, Musset et Desbois, 2016), il n’en reste pas moins qu’un « film est un assemblage de lieux et de sons, de textures et d’émotions, de souvenirs et d’expériences » (Lukinbeal et Zimmermann, 2008 : 15). Les films apparaissent comme une représentation partielle des sociétés car ils mettent en scène certains espaces, certaines temporalités ou encore certains groupes sociaux mais aussi comme une représentation partiale des sociétés puisqu’ils relèvent de choix opérés par un producteur. Porteuses d’un certain savoir sur l’espace, les séries sont donc à prendre avec précaution pour les analyser scientifiquement8.

Les séries télévisées nollywoodiennes sont porteuses des stéréotypes d’une mégapole lagotienne moderne, riche et permettant l’ascension sociale de ses habitants. Le choix des espaces centraux et/ou de certains quartiers résidentiels mettant en avant des populations au profil bien particulier fait partie des ressorts de la construction de la fiction. Husbands of Lagos, une adaptation africaine de la série à succès Desperate Housewives, met en scène, dans une gated community (probablement située sur Victoria Island, à Lekki, quartier aisé du sud-est de Lagos), plusieurs hommes (Wale, Livinius, Akinlolu, Tosan et Josef), aux profils différents, mais exerçant tous des professions liées à l’import-export. La série porte sur les vies sentimentales de ces hommes appartenant vraisemblablement aux élites et/ou à la classe moyenne aisée vivant à Lagos.

2. Extrait de Husbands of Lagos, saison 1 (IrokoTV, 2016)

Porteurs d’une signification voire d’une valeur attribuée par les producteurs de la série, ces espaces servent le récit : les espaces centraux et périurbains apparaissent ici comme des espaces désirés, au contraire des espaces péricentraux, essentiellement peuplés et pratiqués par les classes modestes, qui ne sont pas représentés dans cette série. Les espaces centraux tels Lagos Island, et les populations associées y résidant et/ou y travaillant, occultent, voire effacent, le reste des espaces urbains alors même qu’ils sont les espaces vécus par une majorité des habitants de la ville à l’instar du bidonville de Makoko où plus de 150 000 personnes vivent dans des habitations sur pilotis9. Ainsi, les séries télévisées tendent à occulter la dichotomie majeure qui caractérise la population lagotienne où 12 millions de personnes vivent dans des quartiers informels tandis que 10 000 millionnaires vivent dans des quartiers fermés (Josse et Salmon, 2016).

Si le rôle de l’espace comme personnage de l’intrigue a conduit les scénaristes à opérer des sélections spatiales pour mettre en scène des espaces souvent idéalisés, ou du moins qui ne rappellent pas des réalités urbaines dérangeantes, cette esthétisation des espaces filmés en tant qu’ils sont idéalisés conduit Bertrand Pleven à parler de la création de « dreamscapes », c’est-à-dire « une imagerie du paysage de rêve » (Pleven, 2011). Toutefois, plus que d’un processus d’« esthétisation de l’espace filmé » (Pleven, 2011), il semblerait que la mise en scène des espaces urbains dans les séries télévisées relève d’un processus d’occultation des zones considérées comme indésirables et non présentables de la ville. Cette mise à l’écart peut alors être interprétée comme une forme de domination de certains espaces sur d’autres, à l’échelle d’une ville : rares sont les séries qui choisissent de mettre en scène les quartiers défavorisés et délabrés puisque ce sont les parties centrales et/ou accueillant les populations aisées et/ou puissantes, voire la classe créative (Florida, 2002 et 2005), qui sont représentées et jouent le rôle d’image de la ville où se déroule l’action.

Si l’espace filmé permet de susciter un processus d’identification spatiale chez le téléspectateur (Ruggeri, 2014), la sélection spatiale conduit à mettre en scène une ville dépourvue de bon nombre des caractéristiques constituant son urbanité propre. Il semble donc que les séries nollywoodiennes mettent en scène une ville mondialisée et standardisée.

La mise en scène d’une ville mondialisée et standardisée

Les séries du corpus étudié mettent toutes en scène une ville à l’architecture verticale, faite de verre et d’acier. Le centre-ville est donc représenté comme un centre d’affaires concentrant les activités financières et commerciales participant à la mondialisation, à l’architecture standardisée, très proche des centres d’affaires des pays développés, tels que Manhattan à New York, la City à Londres, la Défense à Paris ou Pudong à Shanghaï, où les axes de communication sont nombreux et très fréquentés.

3. Le Central Business District de Lagos sur Lagos Island (bande-annonce de Getting Rich in Lagos, 2’30’’, IrokoTV, 2016)

 

Ce paysage vertical et mondialisé dévoile une architecture se rapprochant des standards nord-américains et/ou européens grâce à la reprise de motifs développés dans les séries nord-américaines (contre-plongée sur les hauts bâtiments, travelings sur les paysages urbains…). Cette proximité des motifs représentés fait apparaître les profondes mutations qu’a connues Lagos dans les trente dernières années sous l’effet, notamment, de l’intégration à la mondialisation à travers l’augmentation de l’exploitation pétrolière (1,68 million de barils produits par jour en 2016) et de la rente associée (70 % des revenus du pays émanent du pétrole)10. On assiste à une hybridation des formes de la ville avec l’essor de quartiers standardisés alors que les quartiers anciens restent délabrés, de même que les bidonvilles et quartiers informels se développent. Toutefois, il ne faut pas négliger l’effet de la représentation où les producteurs choisissent de montrer ces espaces standardisés et non les nombreux autres quartiers encore marqués par l’informalité et la pauvreté tels que les quartiers du nord-ouest. Comme le rappelle David Lamoureux (2015), il existe « deux Lagos » : une « formelle » (celle des quartiers d’affaires comme le CBD de Lagos Island ou des quartiers résidentiels aisés de Victoria Island) et une « informelle » (celle des bidonvilles et des quartiers résidentiels pauvres où les infrastructures font défaut et où l’économie informelle domine largement tels que Makoko ou Oshodi) : les quartiers résidentiels pauvres et/ou informels connaissent l’extension spatiale la plus importante (notamment au nord-ouest, comme à Ayobo) du fait de l’essor démographique de la ville avec 800 000 nouveaux arrivants chaque année (Josse et Salmon, 2016) même si les quartiers d’affaires se multiplient du fait de la mondialisation.

Cette mise en scène de la ville verticale conduit à questionner le caractère « générique » (Koolhas, 2010) de cette ville qui, dans les séries fictionnelles, voit son image fortement modifiée par rapport à ce que peut en montrer la série documentaire Welcome to Lagos.

Lagos dans les séries : une ville « générique » (Koolhas, 2010) ayant perdu son identité ?

S’il semble difficile de réduire l’identité de Lagos à la saleté, au crime et aux trafics de stupéfiants, c’est une Lagos très policée, voire aseptisée, qui est mise en scène. Les spécificités de la ville sont en partie occultées par les séries télévisées même si certains traits de la vie locale et des pratiques spatiales sont néanmoins mis en scène : les mobilités (et la question de la congestion des réseaux routiers), les différences entre mobilités des riches (dans d’imposantes voitures) et des plus pauvres (à pied ou dans des taxis collectifs, les Danfos, notamment), ou encore les différents types d’espaces domestiques entre bidonvilles dépouillés et maisons bourgeoises des quartiers résidentiels aisés. La question de l’économie informelle (incarnée par les échoppes et les petits marchés implantés dans les espaces intersticiels, le long des routes ou encore sous les ponts) n’apparaît pas alors qu’elle est encore très prégnante dans le quotidien des Lagotiens.

Avec une ville « générique » qui serait « superficielle » comme un studio hollywoodien (Koolhaas, 2010 : 49) et une convergence des villes qui « n’est possible que si on se débarrasse de l’identité » (Koolhaas, 2010 : 45), c’est la représentation d’une ville mondialisée qui domine, et la ville filmée apparaît comme « générique » au sens où son identité est souvent ramenée à quelques images du paysage urbain qui sont là pour rappeler que l’action se déroule dans telle ou telle ville (Deroide, 2011). Ces images de la ville se concentrent bien souvent dans le générique et disparaissent ensuite de l’écran pour laisser place à des espaces domestiques. Se pose alors la question de la perte d’identité de Lagos à travers la standardisation de ses espaces et de ses paysages sur le modèle occidental autour de quelques images des quartiers centraux.

4. La congestion automobile à Lagos (Gidi Up, saison 1, 0’41 », Ndani.tv, 2014)

5. Les inégalités au prisme des mobilités : voitures récentes et privées face aux piétons attendant les taxis collectifs (Gidi Up, saison 1, 1’28’’, Ndani.tv, 2014)

Alors qu’une analyse géographique de Lagos met en évidence de nombreuses fragmentations spatiales et sociales, les producteurs nous donnent à voir une ville idéalisée, reflet d’une dimension existentielle de l’espace.

 

Quand les séries donnent accès à la dimension existentielle de l’espace et font apparaître la fragmentation socio-spatiale de Lagos

Si nous suivons notre hypothèse que les séries télévisées, fictions dont l’intrigue est spatialisée, permettent d’accéder à des formes d’expériences spatiales, cette vision met en avant les fragmentations de l’urbanité. Chaque série en prenant pour décor un type d’espace urbain ou le passage d’un type d’espace à un autre de Lagos, est révélatrice des problématiques urbanistiques et sociétales auxquelles est confrontée Lagos : des formes de rupture entre les espaces et entre les groupes sociaux.

Des séries qui traduisent une urbanité mégapolitaine africaine ?

La série Gidi Up met en scène le centre-ville à travers des travelings et des images en mouvement filmés depuis une voiture. Avec de grandes artères, souvent encombrées mais pas suffisamment pour y voir le go slow11 qui caractérise les axes routiers de la ville et le quotidien des usagers de la route, des habitats dans des états variables, des mobilités dans des bus bondés et en mauvais état mais aussi à travers des bâtiments hauts faits de verre et d’acier ou encore quelques voitures neuves et luxueuses, une urbanité de la ville de Lagos est mise en avant. Une vue aérienne de Lagos dans Husbands of Lagos permet d’imaginer l’extension spatiale de cette ville, une des plus grandes du continent africain, qui s’étend aujourd’hui sur 115 kilomètres d’ouest en est et sur 55 kilomètres du nord au sud et qui ne cesse de s’accroître (Josse et Salmon, 2016) et d’observer l’habitat relativement bas, caractéristique de l’extension spatiale des villes africaines selon Sylvie Brunel (Brunel, 2004). Malgré la représentation d’une urbanité mégapolitaine – une urbanité caractéristique d’une mégapole, soit une très grande ville comptant plus de dix millions d’habitants12 – l’immensité peut être rêvée ou fantasmée par une population africaine encore en proie à l’exode rural grâce à cette vue furtive sur la ville, immense, marquée par un processus d’« hypercroissance démographique » (Rochefort, 2000 : 111).

6. Vue aérienne de Lagos (Husbands of Lagos, saison 1, 0’29 », IrokoTV, 2016)

De l’expérience de l’imperméabilité spatiale dans les séries nollywoodiennes

Dans notre corpus, si les espaces résidentiels aisés se distinguent fortement des bidonvilles, les espaces centraux se divisent nettement entre quartier d’affaires et quartier historique plus commerçant. Chaque quartier est le support d’un type de pratiques et est fréquenté par un type de classe sociale : l’expérience de l’espace lagotien livrée par les séries est celle d’un espace fragmenté donnant lieu à une forme d’imperméabilité entre les différents espaces de la ville.

L’opposition entre quartiers résidentiels est flagrante si on compare Husbands of Lagos et Getting rich in Lagos. Husbands of Lagos met en scène des quartiers aisés, caractéristiques de la gated community nord-américaine, analysée notamment par Renaud Le Goix (Le Goix, 2003 ; Le Goix, 2016), neufs, dont le mode de vie est fondé sur une forme de communautarisme. Ce communautarisme ou cette sélection sociale, désignés comme étant un processus de « clubbisation » par Eric Charmes (Charmes, 2011), font apparaître une ville largement morcelée où les groupes sociaux seraient répartis en fonction de leur niveau de richesse et ne se rencontreraient que peu. L’idéal de vie nord-américain fondé sur la possession d’un pavillon avec jardin semble mis en évidence dans Husbands of Lagos, du fait de la mise en scène de groupes sociaux particuliers : une classe aisée, voire très aisée, apparaît sur l’écran, se distinguant par une richesse qui se perçoit tant par ses maisons que par ses voitures ou sa garde-robe.

7. Une maison d’un quartier fermé à Lagos (Husbands of Lagos, saison 1, 1’57 », IrokoTV, 2016)

8. La voiture de luxe appartenant à un des personnages de Husbands of Lagos (Husbands of Lagos, saison 1, 0’38 », IrokoTV, 2016)

Rares sont les séries qui donnent à voir les quartiers pauvres, caractérisés par un habitat spontané et précaire, concentrant pourtant 70 % de la population de la ville de Lagos (Josse et Salmon, 2016), exceptée Getting rich in Lagos, qui relate l’ascension sociale du personnage principal qui a grandi dans le bidonville de Makoko et est parvenu à un poste d’homme d’affaires dans le CBD. Cette série met en évidence la juxtaposition des espaces urbains lagotiens, et donc leur fragmentation, en montrant la proximité des espaces de richesse et de pauvreté et leur profond décalage en termes d’activités comme de pratiques spatiales. Ce décalage entre les espaces et leur imperméabilité relative est incarnée par cette image des jeunes adolescents issus du bidonville de Makoko regardant de loin les gratte-ciels de Lagos Island.

9. Deux adolescents issus du bidonville de Makoko contemplant le quartier d’affaires de Lagos Island (Getting rich in Lagos, 7’24 », IrokoTV, 2016)

Getting rich in Lagos faisant figure d’exception, les dynamiques urbaines propres à la ville africaine n’apparaissent pas aisément aux yeux du téléspectateur même si les espaces urbains sont très largement représentés et porteurs de sens pour l’intrigue. Si les caractéristiques de l’identité lagotienne sont peu présentes dans les fictions nigérianes, les intrigues rappellent, elles, les réalités lagotiennes, tant sociales qu’économiques voire urbanistiques, notamment dans Getting rich in Lagos, où l’espace urbain apparaît dans son informalité, son insalubrité et sa pauvreté. Makoko, bidonville célèbre par sa situation sur la lagune de Lagos, est aussi marqué par son extension et sa densité de population : plus de 150 000 habitants sur une surface d’environ 70 hectares.

Ainsi, ces deux séries mettent en scène deux types d’espaces résidentiels lagotiens très différents mais aussi très distincts au sens où aucun lien n’apparaît entre ces deux types d’espaces dans aucune des deux séries, sinon celui du passage physique et symbolique par le héros de Getting rich in Lagos d’un espace à un autre.

 

Les personnages des séries : des passeurs d’une expérience spatiale multiscalaire de Lagos pour les spectateurs ?

Si la dimension existentielle de l’espace présente dans les séries est celle des producteurs, il n’en reste pas moins que cette expérience passe par certains médiums. Les personnages de ces séries, en tant qu’individus pratiquant l’espace, livrent aussi une forme d’expérience de l’espace, même si mise en scène et incomplète.

Outre le fait que la série Getting rich in Lagos fait apparaître les difficultés pour les Lagotiens d’accéder à des espaces a priori inaccessibles à leur classe sociale, elle met en scène une trajectoire de vie, celle dont rêvent bon nombre de Lagotiens. La bande-annonce résume cette trajectoire de vie et le difficile passage d’un espace à un autre mais aussi le rêve de bon nombre d’habitants des bidonvilles d’accéder un jour à un emploi dans le quartier d’affaires et à la richesse qui y est associée dans leurs représentations. Si cette expérience spatiale, qui passe par la vision fantasmée, voire idéalisée, d’un espace en particulier, semble un peu schématique, on peut, toutefois, formuler l’hypothèse qu’elle donne accès à une forme de dimension existentielle réellement vécue par certains habitants de Lagos. Cette promesse d’espoir mise en scène par la série est ainsi largement révélée par l’esquisse – plans par plans – d’une ville métropolisée, ancrée dans la mondialisation, d’un pays qui est désormais qualifié d’émergent.

10. Bande-annonce de Getting Rich in Lagos (IrokoTV, 2016)

L’étude de Gidi Up permet aussi d’interroger le rôle des personnages dans la transmission d’une dimension existentielle de l’espace. Dans cette série, ce sont de jeunes Lagotiens très ambitieux, Obi, Tokunbo, Eki et Yvonne, à la recherche de la gloire et de la célébrité, qui sont au centre de l’intrigue. À travers les longs travelings dans les rues du centre-ville (notamment de Lagos Island et de Victoria Island mais aussi dans le quartier plus ancien de Ikoyi), on suit les personnages dans leur quête du succès dans les mondes de la radio, de la mode et de la photographie. Nous observons une double centralité : face au quartier d’affaires de Lagos, les quartiers centraux historiques réaffirment leur centralité, en tant qu’ils sont le support des pratiques de ces jeunes et sont propices à leurs aspirations, où il est possible selon eux de faire carrière dans la radio, la mode et la photographie.

11. Extrait de Gidi Up, saison 1 (Ndani.tv, 2014)

En changeant d’échelle, les espaces domestiques des personnages permettent l’examen à la fois des modes de vie et du niveau de vie associés à un type d’espace13.

L’intérieur d’une maison bourgeoise de la périphérie de Lagos, présenté dans Husbands of Lagos, diffère peu de l’intérieur nord-américain, et plus largement occidental, d’un pavillon de banlieue : si on compare les pièces de vie, on observe des caractéristiques similaires – grand espace de vie, décoration soignée, intérieur confortable même si ces intérieurs conservent des spécificités (œuvres d’art africaines, par exemple) –, confirmant une standardisation des modes de vie à l’échelle mondiale, du moins dans les suburbs aisées.

12. Intérieur d’une maison d’une gated community à Lagos (Husbands of Lagos, saison 1, 16’06 », IrokoTV, 2016)

13. Intérieur d’une maison et équipements électroniques dernier cri (Husbands of Lagos, saison 1, 14’41 », IrokoTV, 2016)

Dans les séries nigérianes, tout un ensemble d’attributs de richesses est associé aux personnages : voitures de luxe, vêtements chics ou encore équipements technologiques dernier cri de la marque Apple. Une société globalisée et tertiarisée est idéalisée pour bon nombre d’Africains, et en premier lieu par les réalisateurs des séries : les individus considérés comme ayant réussi socialement et économiquement sont ceux qui ont les pratiques les plus en ruptures avec le local. Apparaissent ici les effets de la mondialisation sur les pratiques sociales voire les effets normatifs des séries télévisées nord-américaines, « réservoirs de références » (Maigret et Soulez, 2007) pour des populations participant à l’émergence économique de leur pays et par conséquent à son intégration à la mondialisation.

À l’inverse, l’intérieur des habitations des bidonvilles, dénué de tout mobilier présenté dans Getting rich in Lagos fait apparaître des conditions de vie très rudimentaires où les enfants mangent à même le sol. Si Makoko est présenté comme un quartier insalubre, il est aussi montré comme la « Venise d’Afrique »,ce qui interroge les représentations liées à ce quartier dans l’imaginaire collectif des Nigérians. En effet, on peut se demander si les Nigérians, parmi lesquels certains rêvent de s’installer à Lagos pour y faire fortune, voient ce quartier informel comme un espace fantasmé dès lors que l’appellation de « Venise d’Afrique » lui est attribuée, « Venise » étant perçue dans les représentations occidentales comme un lieu patrimonial et féérique, ou bien si les Nigérians n’appellent pas ce quartier de la sorte avec un certain cynisme afin de mettre en évidence l’insalubrité du quartier, renforcée par son caractère lacustre où les eaux sont fortement polluées par les déchets.

14. Vue aérienne de Makoko : la « Venise d’Afrique » ? (Getting rich in Lagos, 1’39 », IrokoTV, 2016)

15. Bidonville de Makoko (Getting rich in Lagos, 3’47 », IrokoTV, 2016)

16. Un intérieur d’une habitation dans le bidonville de Makoko (Getting rich in Lagos, 2’18 », IrokoTV, 2016)

Conclusion

Le cinéma véhicule de nombreux stéréotypes, parfois ancrés dans l’opinion publique (Landy, 2009). Si le monde filmé est toujours transformé, notamment au travers des décors utilisés, et déformé, par la variation des focales et des distances (Robic et Rosemberg, 2016), dans le cas des séries nollywoodiennes, la différence entre ville filmée et ville réelle se limite aux choix de prise de vue de certains quartiers au détriment d’autres puisque toutes les images sont tournées en extérieur. La subjectivité des prises de vue n’en est pas moins importante puisque des choix sont opérés par les producteurs : c’est une ville idéalisée, sinon fantasmée qui est dépeinte. Les bidonvilles ne sont que très rarement le théâtre de l’action et s’ils apparaissent c’est souvent comme un point de départ pour un personnage en quête d’ascension sociale, à l’image de Getting rich in Lagos. Cette absence de certains espaces, pourtant centraux dans les modes d’habiter de bon nombre de Lagotiens, met en évidence les écarts entre fiction et réalité : la série Husbands of Lagos qui met en scène une réalité vécue par une très petite minorité, une élite locale.

Ces écarts sont donc révélateurs des fantasmes associés à une ville comme Lagos. Les modes d’habiter idéalisés de Lagos mis en scène permettent d’insister sur les imaginaires que les Lagotiens eux-mêmes ont de leur ville. Ils semblent occulter en partie les difficultés inhérentes à la vie dans cette mégapole (habitats insalubres, réseaux routiers saturés, criminalité…) au profit de certains aspects pouvant constituer des atouts aux yeux des habitants : une ville marquée par la modernité et par la richesse de ses équipements si on la compare à d’autres villes africaines.

PIERRE DENMAT

 

Pierre Denmat est agrégé de géographie, professeur d’histoire-géographie au lycée Paul Langevin (Suresnes), professeur de géographie en CPGE au lycée Victor Hugo (Paris) et doctorant à l’Université Paris Nanterre (UMR LAVUE, CNRS 7218, équipe Mosaïques). Ses recherches portent sur les liens entre géographie et séries télévisées, ainsi que sur la didactique de la géographie.

pierre.denmat AT gmail DOT com

 

Photographie de couverture : Lagos Island (source : Husbands of Lagos, Saison 1 (0’30 »), IrokoTV, 2016).

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Pour citer cet article : Denmat P., 2018, « Lagos, immensité et urbanité d’une ville d’Afrique subsaharienne fantasmée dans les séries télévisées », Urbanités, Dossier / Urbanités africaines, octobre 2018, en ligne.

  1. Welcome to Lagos, 2010, BBC Two, réalisé par Gavin Searle. []
  2. Selon BBC News « The city that won’t stop growing », 2017. []
  3. Selon Katia Pecnik, Emmanuel Ostian et Stéphane Kenech, « Nollywood, l’eldorado du cinéma au Nigeria », sur France 24, 7 juillet 2016 []
  4. Ces conditions de production constituent un véritable atout pour le géographe analysant les représentations spatiales puisque les images tournées en studio ne donnent pas à voir les espaces en tant que tels mais une reconstitution plus ou moins fidèle. []
  5. Gidi up : produite depuis 2014 et diffusée sur Ndani.tv ; Husbands of Lagos : produite depuis 2016 et diffusée sur YouTube ; Getting rich in Lagos : produite en 2013 et diffusée sur IrokoTV. []
  6. Pour faciliter la lecture, une carte de localisation est proposée ici. L’ensemble des quartiers référencés dans l’article y est représenté. []
  7. « Un lieu, un itinéraire, une étendue qui, pour des raisons religieuses, politiques ou culturelles prend aux yeux de certains peuples et groupes ethniques, une dimension symbolique qui les conforte dans leur identité » (Bonnemaison, 1981 : 256). []
  8. C’est l’idée défendue par la géographe Teresa Castro, pour qui « décrire, au cinéma comme ailleurs, implique une prise de position sur le réel, traduite par le choix et l’agencement d’éléments sous une certaine forme. Cet agencement […] se distingue en général par des intentions précises » (Castro, 2011 : 215). []
  9. Selon TV5 Monde, 2018. []
  10. Selon Emmanuel Atcha, « Pétrole : le Nigéria reprend sa place de 1er producteur », La Tribune, 2016. []
  11. Le go slow est le terme employé par les Lagotiens pour caractériser le déplacement automobile à Lagos où le trafic est très ralenti, voire quasi statique, en raison des embouteillages, de l’état des routes et des inondations régulières en fonction des saisons. Dans les longues files de voitures, des marchands ambulants viennent vendre différents types de produits aux automobilistes. []
  12. Seuil fixé par l’ONU dans sa définition de megacity. []
  13. L’espace domestique est le produit d’une société et en porte les normes (Staszak, 2001). []

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