Urbanités africaines / Déplacer et relocaliser les citadins à Lomé (Togo) : l’urbanité négociée

Amandine Spire et Natacha Gourland

L’article d’A. Spire et N. Gourland au format PDF


Depuis 2007, Lomé est le théâtre de plusieurs chantiers urbains financés notamment par la Banque Mondiale et son programme national, le PURISE (Projet d’Urgence de Réhabilitation des Infrastructures et des Services Électriques). Ce dispositif traduit les besoins de modernisation urbaine dans un cadre développemental empreint de doctrine libérale. Cela se traduit concrètement par la réalisation de travaux attendus de longue date selon des modalités renouvelées en termes de financement et de procédures, en particulier en ce qui concerne le déplacement contraint de citadins installés sur des terrains requis pour les travaux.

Même si des pratiques de déguerpissements1 brutaux continuent à avoir lieu à Lomé, certaines opérations de modernisation urbaine (voirie, équipement) se caractérisent par des processus de réinstallation et de formalisation résidentielle ou commerciale, instituant une sorte de respectabilité de l’urbanité des habitants « affectés » (le terme est celui que les citadins et les acteurs institutionnels utilisent). Malgré la persistance de pratiques de pouvoir autoritaire et la brutalité de certaines opérations, les déplacements intra-urbains deviennent progressivement des opérations discutées et négociées qui transforment l’urbanité des affectés, mais aussi de l’ensemble des citadins qui relèvent potentiellement des nouvelles procédures et conceptions mises en place. Comment analyser cette reconfiguration de l’urbanité provoquée par la modernisation de la capitale du Togo et les modalités de déplacements/relocalisations ? En quoi participe-t-elle de la production de nouvelles normes urbaines, à Lomé comme dans d’autres villes ouest-africaines ?

À travers deux chantiers emblématiques qui ont fait l’objet de plusieurs enquêtes de terrain en 2014, 2016 et 2018, cet article s’attache à déceler les effets de la réinstallation d’un petit nombre de citadins déplacés et replacés (quelques centaines de ménages à qui l’on a proposé une nouvelle place en compensation du déplacement). Les deux projets ont vu le jour dans la périphérie du Grand Lomé (figure 1) : dans le cas de Djagblé, il s’agit de citadins réinstallés dans une cité de relocalisation par l’État togolais suite à la création d’une grande rocade routière (le Grand Contournement de Lomé – GCL – financé par un prêt chinois) ; dans le cas d’Agbalépédogan, de commerçants déplacés de la rue à un marché, dans le cadre du programme PURISE de la Banque Mondiale. Ces citadins replacés ont initialement reçu un accompagnement social nouveau et peu répandu au Togo. Sous conditions, ils ont pu négocier les modalités de leur départ, obtenir des compensations et recevoir de nouveaux emplacements. Les distances entre les lieux quittés et les places attribuées diffèrent : dans le cas de Djagblé, il s’agit d’une dizaine de kilomètres (des quartiers périphériques qu’empruntent la nouvelle rocade urbaine aux limites de l’espace urbanisé) et de quelques centaines de mètres dans celui d’Agbalépédogan.

La méthodologie de la recherche repose sur un dispositif qualitatif. Des entretiens semi directifs avec les acteurs en charge des politiques urbaines et des projets ayant un volet « réinstallation » ont été menés entre 2014 et 2018 avec le Ministère de l’Urbanisme, le Comité Interministériel des Indemnisations (CII), l’Agence d’Exécution des Travaux Urbains (AGETUR) et les acteurs en charge de la planification stratégique du Grand Lomé. Dans le même temps, des observations directes et des entretiens auprès des citadins ont été conduits en 2016 à Agbalépédogan2 et de façon répétée à Djagblé (entre 2014 et 2018)3.

Ces deux objets d’étude permettent de préciser les conditions de la considération de l’urbanité des « affectés » par les acteurs institutionnels, à travers les opérations de relocalisation et les effets d’alignement à de nouvelles normes urbaines dans une métropole ouest-africaine marquée par le maintien de pratiques de pouvoir autoritaire. Dans un second temps, la mise en œuvre de la relocalisation sera scrutée en situation, à Djagblé (en conséquence du Grand Contournement de Lomé) et dans le marché « La Paix » d’Agbalépédogan.

1. Deux opérations de déplacements/relocalisations enquêtées entre 2014 et 2018 (Violaine Jurie et Amandine Spire, 2018)

Les « affectés » de la modernisation à Lomé : urbanité négociée en contexte autoritaire

Dans un contexte marqué par la contrainte politique, Lomé connaît depuis dix ans un regain d’intérêt de la part des investisseurs internationaux et des bailleurs de fonds. En 2007, suite à la reconnaissance par la communauté internationale des résultats des élections législatives, la coopération économique reprend après quinze ans de suspension pour déficit démocratique (Toulabor 1999). Le retour de l’aide internationale marque alors de son influence l’agenda urbain togolais.

Plasticité néolibérale et développementale au Togo : introduction de « contraintes douces »

Capitale du Togo, Lomé est une petite métropole d’Afrique de l’Ouest. D’après les dernières données du recensement (2011), le Grand Lomé rassemble 1,5 million d’habitants4 et connaît un taux de croissance démographique soutenu de l’ordre de 4,4 % en moyenne par an (G2 Conception International 2015). Ce rapide développement de la capitale se réalise dans un contexte politique semi-autoritaire, dans la mesure où la transition démocratique amorcée depuis 25 ans se heurte au maintien au pouvoir d’un parti dynastique, à la tête d’un État fortement centralisé. Sous pression des bailleurs internationaux et des recommandations de l’Union Européenne, un accord politique global accompagné d’un processus de réconciliation nationale a été mis en place au Togo après les violences post-électorales de 2005 (Ahadzi-Nonou, 2014).

L’histoire du Togo est marquée par des conflits politiques récurrents dans un cadre national encore très centralisé malgré le vote de la décentralisation en 1998. Lomé est ainsi, comme l’ensemble des municipalités du Togo, très dépendante du gouvernement central, et, en l’absence d’élections politiques locales, une Délégation Spéciale dirige la commune depuis 2001. Ces élections sont très attendues et débattues à Lomé qui, historiquement et comme l’ont montré les dernières élections législatives, est majoritairement acquise à l’opposition (Gervais-Lambony et Nyassogbo, 2007).

Lomé est ainsi au cœur des mobilisations citadines qui ne sont pas nouvelles mais se démultiplient depuis 2017. Les principales revendications politiques concernent la demande de réformes institutionnelles et constitutionnelles, pour limiter notamment le nombre de mandats présidentiels successifs.

Malgré l’instabilité politique latente, Lomé tente d’affirmer sa place dans l’échiquier des métropoles compétitives (Le Blanc et al., 2014) en soutenant une politique de rattrapage en termes d’équipements (nouvel aérogare en 2016, nouveau terminal portuaire en 2014) et d’infrastructures (réfection et agrandissement du réseau routier, électrification de l’espace public) grâce à l’association de bailleurs internationaux et de financements privés. Les principaux bailleurs avec lesquels l’État togolais finance ses projets à Lomé sont les acteurs classiques de l’aide au développement : la Banque Mondiale, l’Union Européenne, l’Agence de coopération allemande pour le développement (GiZ)5, la Banque Islamique de Développement (BID), la Banque Afrique de Développement (BAD) et l’Agence Française de Développement (l’AFD) (cf. figure 2).

2. Une campagne d’affichage de l’Agence Française de Développement qui traduit la reprise des projets de développement à Lomé (Amandine Spire, avril 2010)

Dans le même temps, les modalités de gouvernement urbain sont modifiées avec l’élaboration du Grand Lomé qui pose les fondements de la construction d’un périmètre et d’un gouvernement métropolitain. Le processus rencontre de nombreux freins et demeure inachevé à ce jour. À Lomé, l’État joue un rôle important voire surplombant et il n’est pas possible de séquencer la néolibéralisation de la même façon que dans les villes du Nord (Peck et Tickell, 2002). Il est toutefois possible d’identifier un processus de néolibéralisation dans les transformations urbaines de ces dernières années : rôle croissant des investissements privés dans la production et la gestion des espaces urbains (et dans le contrôle des ressources urbaines, comme dans le cas du port de Lomé), multiplication des agences parapubliques et externalisation de la gestion des équipements, montée de la ville entrepreneuriale, commodification des places publiques (la place historique Fréau Jardin est par exemple devenue en 2012 un espace de loisirs privatisé en plein centre-ville, le « parc Anani Santos ») et mise en valeur d’un espace vitrine propice à l’éveil de l’intérêt des investisseurs. Ces différents processus, qui s’accompagnent de politiques de remise en ordre de l’espace urbain, traduisent l’adaptation et la progression du néolibéralisme dans les villes du Sud (Morange et Spire, 2017).

La mise en œuvre de cet agenda d’inspiration néolibérale se combine au Togo au cadre autoritaire. À ce titre, les opérations de déguerpissements répandues dans de nombreuses villes du Sud subsistent (Blot et Spire 2014). Les déplacements de citadins ne sont pas chose nouvelle à Lomé et les déguerpissements font partie intégrante de la mémoire de l’urbanité en raison notamment de la trajectoire du quartier zongo (Agier, 1983 ; Spire, 2011). Ce quartier a été relégué de façon autoritaire, à plusieurs époques, aux confins de la ville au cours du 20e siècle. Mais, à partir de 2009, les déguerpissements ne vont plus être l’apanage unique du bulldozer, et des méthodes nouvelles voient le jour pour répondre au cahier des charges des agences développementales. En effet, les bailleurs internationaux (et en particulier la Banque Mondiale via la directive 4.02) participent à la transformation des pratiques en conditionnant les financements des travaux à l’octroi de compensations pour minimiser les processus d’exclusion et d’appauvrissement de citadins fragilisés par les réquisitions foncières. Ces opérations s’inscrivent notamment dans le cadre de projets urbains financés par le programme PURISE de la Banque Mondiale, qui affiche une triple priorité de « modernisation » de Lomé à travers la lutte contre les inondations, la réfection des voies de circulation et la création de nouveaux axes routiers ainsi que l’électrification de l’espace public.

Les évictions : entre nettoyage urbain et processus de négociation

La transformation de la ville de Lomé et les procédures d’évictions forcées sont notables mais restent limitées au regard des dynamiques d’autres métropoles du Sud marquées par des politiques de nettoyage urbain de grande ampleur, comme par exemple dans le cas des métropoles indiennes (Dupont, 2018) ou brésiliennes (Ninnin, 2014). Le Togo se caractérise non pas par le nombre spectaculaire des évictions forcées (l’attractivité des capitaux étrangers demeure limitée) mais par la mise en œuvre contemporaine de principes de négociation et de compensation dans un contexte politique autoritaire. Ces caractéristiques a priori contraires dans la conception et la mise en œuvre des politiques urbaines témoignent de la recherche d’un équilibre précaire entre pratiques de pouvoir autoritaires et centralisées et instauration de processus participatifs rejoignant les préceptes de la « bonne gouvernance » édictés par la Banque Mondiale. Cette combinaison constitue la caution pour le Togo de son éligibilité aux programmes de développement et de son attractivité pour les investisseurs étrangers. Dans ce cadre développemental spécifique, les normes de l’action publique urbaine ont ainsi particulièrement évolué au sujet des modalités de la réinstallation de citadins concernés par des évictions.

En 2009, le gouvernement togolais met en place le Comité Interministériel d’Indemnisation (CII) en charge de la procédure de compensation des populations affectées par des projets d’aménagement, que ce soit en milieu rural ou urbain. Cette institution sous la tutelle du Ministère de l’Économie et des Finances est coordonnée avec six autres Ministères. D’après la Direction Générale des Infrastructures et des Équipements, le CII a piloté environ 200 procédures d’indemnisation entre 2009 et 2017 (enquêtes de terrain, 2018). Cette structure interministérielle prend donc en charge le volet compensation pour tout projet d’aménagement qui entraîne des pertes matérielles et le départ involontaire de citadins, quel que soit le maître d’ouvrage. Le suivi du déplacement des citadins résidant sur l’emprise du Grand Contournement de Lomé (figure 3) en 2011 a marqué un temps fort dans l’application des principes de compensation. Le budget consacré pour la réinstallation des ménages affectés reste exceptionnel au regard des exigences et moyens déployés par la suite.

3. Le Grand Contournement de Lomé après le déguerpissement : une rocade qui scinde les quartiers résidentiels de la périphérie Est de Lomé (Amandine Spire, février 2016)

Depuis 2010, les modalités de mise en œuvre de la compensation reposent dans le même temps sur un nouvel outil, le procès-verbal d’entente ou certificat d’entente. Ce document normalise et contractualise la relation entre l’État et les affectés tout en signalant l’apparition de contraintes douces dans la mise en œuvre des évictions forcées (Spire, Bridonneau et Philifert, 2017). Ces contraintes douces traduisent l’instrumentalisation de la participation des habitants en contractualisant la relation de l’État aux citadins déplacés dans le cadre d’un dispositif nouveau. L’urbanité affectée se transforme dès lors en une urbanité négociée et reconfigurée, comme en témoigne l’histoire récente de la Cité de Djagblé.

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Être relocalisé à la Cité de Djagblé, l’urbanité reconfigurée

Le château d’eau qui domine le quartier symbolise l’histoire particulière de la Cité de Djagblé, un quartier de réinstallation aux franges du périmètre urbain. Plusieurs centaines de citadins ont reçu une parcelle dans ce quartier nouvellement aménagé en 2011, suite à la destruction de leur logement pour la réalisation du premier tronçon du Grand Contournement de Lomé. En 2011, la Cité de Djagblé est un terrain loti par l’État togolais pour accueillir les citadins déplacés.

Front pionnier de l’expansion urbaine

Le Grand Contournement de Lomé est une infrastructure majeure du réseau de transport routier de la capitale, conçue au début des années 1980 et inscrite dans le plan de développement urbain de 1981. Ce projet vise à réaménager les circulations du trafic de marchandises en provenance du port de Lomé et à destination du Nord du Togo et des pays enclavés afin d’améliorer la compétitivité de Lomé dans la sous-région. De façon plus générale, le Grand Contournement vient consolider la volonté de mieux structurer le réseau routier international le long du Golfe de Guinée. La réalisation d’un premier tronçon, qui s’est fait attendre, devient possible à la fin des années 2000, grâce au retour des investisseurs étrangers et au prêt d’une banque chinoise à l’État togolais.

La réalisation du premier tronçon traverse les quartiers périphériques de Kegue, Attiégou et Dabarakondi. Ces quartiers sont caractérisés par de l’habitat individuel, un marché foncier contrôlé par les chefs coutumiers et un étalement urbain rapide (Biakouye, 2014). En 2009, lorsque le projet se met en route, le CII nouvellement créé va prendre en charge le suivi, en affichant la mise en œuvre des normes de la Banque Mondiale et de la politique opérationnelle 4.02 (ne pas entraîner la perte de niveau de vie des ménages devant quitter leur résidence). À ce titre, le gouvernement togolais procède au dédommagement au cas par cas. La compensation renvoie à une procédure standardisée et répliquée par le CII pour chaque projet entraînant des déplacements involontaires de citadins : séances d’information collective (phase de sensibilisation) accompagnées d’un recensement des personnes éligibles à la compensation et suivies de négociations individuelles avec chaque chef de ménage, afin d’éviter la structuration d’une contestation collective. La mission du CII est donc de rendre les évictions acceptables en introduisant des contraintes plus douces que celles produites par un rapport de force autoritaire (l’urbanisme dit du bulldozer).

Le montant de la perte engendrée par la destruction du logement est calculé selon des grilles standardisées et établies par le Ministère des Travaux Publics. L’évaluation porte sur chaque composante matérielle et descriptive du logement : superficie du terrain, présence de clôtures, nombre de pièces, matériaux utilisés, présence d’arbres, raccordement aux réseaux. Dans le cas du Grand Contournement, l’État togolais va décomposer l’indemnité en nature et en numéraire : une parcelle constructible dans la Cité de Djagblé et une somme d’argent pour que les citadins puissent entreprendre eux-mêmes la réalisation de leur nouvelle maison.

Cette politique de relocalisation de l’État togolais témoigne de son adhésion aux bonnes pratiques promues par la Banque Mondiale tout en renvoyant localement à l’histoire des habitants du zongo qui avaient été forcés, en 1977, de s’installer dans un secteur alors hors de la ville, le Nouveau Zongo (à Togblékopé). Le déguerpissement du quartier zongo en 1977 a marqué les mémoires en raison du rejet brutal des habitants du quartier au-delà des limites de la ville. En 2009, lorsque l’État démarre le chantier du GCL, la solution trouvée pour faire accepter l’éviction de plusieurs centaines de ménages a été l’achat d’un terrain à des propriétaires coutumiers dans un secteur non encore ouvert à l’urbanisation. En 2010, l’histoire de la Cité de Djagblé semble traduire le même mouvement de relégation dans un secteur peu accessible, au-delà des limites de la ville.

Cependant, les conditions d’installation diffèrent puisque les habitants déplacés à Djagblé sont arrivés dans un secteur raccordé aux réseaux d’eau et d’électricité par l’État. Cela entraîne des différentiations sociales et économiques fortes avec les familles présentes dans les secteurs avoisinant la Cité. L’urbanité des habitants de la Cité est identifiable par la nature des matériaux (en parpaing et ciment), la diffusion de petits commerces (échoppes, coiffeur, bureautique) et la présence des infrastructures électriques, qui distingue la Cité des localités alentours (figure 4).

4. Trois ans après les débuts de la Cité de Djagblé : l’aménagement de petites activités économiques à l’avant des parcelles (Amandine Spire, novembre 2014).

L’arrivée des déplacés à la Cité de Djagblé signale donc l’installation de citadins aux côtés de populations considérées comme autochtones et rurales. L’ancrage n’a pas été linéaire, certains déplacés ont très tôt revendu leur terrain pour louer des logements dans des quartiers moins excentrés de la ville, d’autres ont spéculé, en misant sur la hausse des prix à venir en raison de l’étalement urbain. Cette stratégie a été payante puisque, d’après nos enquêtes de terrain, les prix ont été multipliés par trois entre 2010 et 2016.

La progression et la consolidation d’un marché foncier aux portes de la capitale traduit dans le même temps la généralisation du statut de propriétaire grâce au certificat d’entente.

Contractualiser l’urbanité

D’après les données recueillies auprès du CII, parmi les 312 ménages affectés par la réalisation du GCL et recensés par le CII, 91 % ont suivi complètement le processus d’indemnisation. Le certificat d’entente concrétise l’accord du citadin à quitter son logement au plus tard cinq mois après réception de la compensation. Le contrat est passé entre le chef de ménage et le gouvernement central. Ce document fixe ainsi la distribution des parcelles dans le site de replacement et marque le passage du statut de personne déplacée à celui de détenteur d’une parcelle dont la valeur devient dépendante du marché. En effet, le certificat d’entente fait office de titre de propriété et détient une valeur en soi. Ainsi, en cas de revente du lot, le certificat d’entente constitue une sécurité précieuse pour l’acquéreur puisqu’il permet d’assurer que la propriété de la parcelle n’a été attribuée qu’à un seul occupant. Les parcelles de Djagblé détiennent une valeur spécifique dans un secteur périphérique caractérisé par de multiples conflits familiaux et litiges fonciers En cela, l’éviction puis le replacement des citadins à Djagblé participent de la diffusion d’un rôle nouveau de l’État et les bases de la reconfiguration d’une urbanité formalisée et contractualisée.

Ces nouveaux propriétaires constitués par l’opération de déplacement construisent eux-mêmes leur maison et rejoignent cette « cement citizenship » que Claudia Gastrow (2017) identifie à Luanda à travers l’intrication des liens entre régime de propriété et de citoyenneté que feraient rejouer les opérations d’éviction contemporaines. La reconnaissance du statut de propriétaire deviendrait dès lors la condition de l’inclusion politique et sociale des citadins dans le régime du « bon urbanisme ». Le passage au statut de relocalisé provoque la formulation d’une demande d’intervention de l’État par les citadins. En particulier, dans le domaine des services publics, les citadins attendent de l’État la réalisation de routes pour desservir leur quartier en transports publics et l’installation d’équipements publics (écoles, centre de santé). Des réserves foncières ont d’ailleurs été planifiées par le Ministère de l’Urbanisme lors du lotissement du quartier sans que les investissements ne soient réalisés à ce jour. Ces demandes insatisfaites se transforment en revendications relayées par deux ONG locales, via des communiqués de presse et les réseaux sociaux numériques.

À l’échelle collective, les citadins relocalisés à Djagblé sont regroupés par le CII en une organisation sociale nouvelle, le « comité des affectés ». Son leader est un citadin relocalisé d’une quarantaine d’années qui prend la position de leader local avec l’appui du CII. La mission du comité des affectés est essentiellement de veiller au respect des règles de construction et de maintenir la paix sociale. Au-delà de la structuration de ce comité qui bouscule les hiérarchies sociales pré-éxistantes (le rôle des aînés, les chefs coutumiers), les jeunes citadins relocalisés sont placés par l’État en situation de responsabilité des services publics marchands. Que ce soit pour la distribution d’eau ou le raccordement à l’électricité, des habitants prennent le relais de la Togolaise des Eaux ou de la Compagnie d’Équipement Électrique du Togo (CEET) en assurant la gestion d’une partie du service à l’échelle locale, afin de garantir des bonnes pratiques économiques. Cela se traduit concrètement par la mise en place d’un comité de gestion du service en eau pour contrôler le paiement des factures dans les premières années de la réinstallation ou par l’extension du réseau d’électricité auprès des voisins par certains résidents n’ayant pas la capacité de payer le raccordement de leur domicile (en lien avec le CEET qui accompagne ce type de pratiques à travers un système de compteurs adapté).

Ainsi, la transformation et l’adaptation des normes locales de l’action publique urbaine dans le projet du Grand Contournement de Lomé en 2011 constituent une période expérimentale. Par la suite, le dispositif a été systématisé comme en témoigne le cas du déplacement des commerçants d’Agbalépédogan en 2014. Dans les deux cas, la réinstallation transforme les relations sociales et les relations de pouvoir à l’échelle locale, en bousculant les hiérarchies préexistantes et en créant de nouvelles règles individuelles et collectives.

Agbalépédogan : l’urbanité mise aux normes lors du passage de la rue au marché

C’est en 2009 que la Banque Mondiale lance le vaste programme PURISE à Agbalépedogan, quartier périphérique se situant au nord-ouest de Lomé. Agbalépédogan a été ciblé pour ce programme en raison de sa situation excentrée, des problèmes d’assainissement et de sa forte exposition aux risques d’inondation. Dans ce quartier, la voie non pavée 190 AGP (figure 5) a été, parmi d’autres, l’objet de rénovation (installation de caniveaux, bitumage, aménagement des trottoirs). Elle était jusqu’alors occupée par de nombreux commerçants de rue.

5. La rue 190 pendant les travaux (Amandine Spire, novembre 2014)

Au nom de la directive 4.02 de l’Operational Policy, la Banque Mondiale a localement financé la construction d’un marché couvert pour accueillir les commerçants et commerçantes déplacés à cause des travaux. L’agence parapublique qui assure la maîtrise d’ouvrage des chantiers urbains au Togo (l’AGETUR) a recensé une cinquantaine de personnes éligibles à la réinstallation dans le marché couvert baptisé « La Paix d’Agbalépédogan ». En 2014, 80 emplacements de vente ont ainsi été construits dans ce marché (30 ont été occupés par de nouveaux arrivants venus augmenter par la suite l’offre commerciale de l’infrastructure).

À part la profession de boucher qui est traditionnellement masculine à Lomé, toutes ces personnes relocalisées sont des femmes, anciennes revendeuses sur la route 190 et pour qui le passage de la rue au marché a entraîné de nouvelles pratiques marchandes. En entrant dans un registre formel ces personnes ont été confrontées à de nouveaux droits et devoirs, et notamment à une fiscalité spécifique.

6. Vue extérieure du marché couvert d’Agbalépédogan (Gourland, 2016).

« Travailler couvert » : plus qu’une distinction symbolique, une nouvelle réalité matérielle

Pour les personnes réinstallées, le passage de la rue à un espace couvert a permis d’atténuer voire de supprimer plusieurs contraintes. Les expressions « Ça va », « c’est bon » et même « Dieu nous garde, merci pour ça » sont ainsi fréquemment employées par les revendeuses lorsqu’elles évoquent leur réinstallation, certaines ayant même le sentiment d’avoir été « élues ». La pénibilité du travail sous la pluie et les contraintes induites par le sol emboué faisaient partie intégrante de leur quotidien avant l’ouverture du marché en 2014. Désormais, tous les occupants du marché sont non seulement surélevés par rapport au niveau de la route, mais des caniveaux ont également été construits par l’AGETUR, permettant l’écoulement des eaux pluviales jusqu’au nouveau bassin d’orage.

Par ailleurs, le stockage des marchandises était impossible lorsque les commerçantes vendaient sur la route, car il n’y avait aucune structure pour entreposer et conserver les produits d’un jour à l’autre. Les revendeuses devaient donc quotidiennement rapporter leurs paniers chez elles ou chez leurs amis du quartier une fois la journée terminée, et passer les reprendre le lendemain. Pour les commerçantes les plus âgées, ces tâches représentaient une grande contrainte, comme en témoigne Irène, revendeuse de 50 ans qui a vendu près de 10 ans dans la rue : « Avant sur la route c’était une véritable souffrance, il fallait ramener les produits tous les soirs, tout porter sur la tête ». Les plus équipées d’entre elles chargeaient une petite roulotte qu’elles tiraient à bout de bras. Aujourd’hui, ces roulottes sont toujours présentes dans le marché couvert mais elles remplissent la fonction de table où les femmes entreposent paniers, outils, et condiments. L’enceinte du marché couvert est également délimitée par de hauts murs et des portes qui sont fermées à clé la nuit. Les commerçants et commerçantes peuvent donc laisser leurs marchandises sur place puisqu’en plus de cette sécurité, un gardien assure la surveillance du marché la nuit et l’électricité y a été installée.

Néanmoins, si la réinstallation a été entièrement prise en charge par la Banque Mondiale, le marché entraine aujourd’hui des coûts de fonctionnement et d’entretien que les personnes réinstallées doivent assumer. L’organisme municipal en charge des marchés à Lomé, l’EPAM (Établissement Public Autonome pour l’Exploitation des Marchés de Lomé) vient ainsi quotidiennement collecter les taxes d’occupation journalière auprès des occupants. Ces taxes existaient déjà dans la rue pour compenser l’occupation de la voie publique. Le passage au marché couvert a provoqué une hausse du coût de 50 %. Chaque occupant règle désormais 75 FCFA6 par emplacement et par jour à l’EPAM pour occuper son emplacement et être protégé des déguerpissements qui se poursuivent sur la rue en dehors du marché couvert. En imposant cette fiscalité aux personnes du marché, la municipalité souligne qu’elles appartiennent au registre formel et normalise leur activité. Ainsi les revendeuses et les bouchers sont par exemple soumis à des contrôles d’hygiène et à une évaluation de la fraîcheur de leur marchandise. Ce système de responsabilité en matière d’hygiène publique n’existait pas avant leur réinstallation dans le marché.

Le marché institue donc une nouvelle frontière entre l’espace commercial de la rue et l’espace normé du marché couvert, où la protection et la reconnaissance deviennent des enjeux commerciaux mais aussi fiscaux. En effet, les occupants du marché découvrent avec leur nouveau statut les frais de fonctionnement du marché. Les revendeuses et les bouchers doivent ainsi se cotiser pour payer le salaire du gardien, mais aussi se répartir la facture d’électricité et les frais de remplacement des ampoules pour éclairer le marché. Face à ces nouvelles responsabilités, certaines commerçantes expriment un vif mécontentement en soulignant le manque de visibilité de l’usage des ressources collectées par les agents de la Municipalité. Ces ressentiments renvoient également à de nouveaux rapports de pouvoir au sein du marché, marqués par une certaine défiance vis-à-vis du bureau de la présidente du marché mandaté par l’EPAM pour collecter les fonds. En effet, les comptes et le relevé des collectes demeurent opaques et ne sont pas disponibles à l’ensemble des commerçants. Cela atteste donc de l’évolution des rapports de force dans le moment qui suit la réinstallation, lorsque la formalisation commerciale entraîne de nouvelles instances d’encadrement de la vie commerçante.

Lutte des emplacements et reconfiguration des jeux de pouvoir dans le marché.

Au sein du nouveau marché, la délimitation des emplacements et les modalités d’occupation de l’espace ont fait l’objet de vives discussions parmi les personnes réinstallées. Le marché interroge donc ce que Michel Lussault (2009) nomme la compétence de placement et d’arrangement, puisque l’attribution des emplacements a été imposée par l’EPAM suite à un tirage au sort qui n’a pas été suggéré par les personnes réinstallées.

Il s’agit d’un système formel certes, mais jugé très inégalitaire par les personnes déplacées qui ont contesté l’attribution de leur emplacement selon leur ancienneté, leur âge ou leur quantité de marchandises. Parmi leurs mécontentements, « l’éloignement » ou « l’isolement » des emplacements désignés étaient souvent mentionnés et leur position peu stratégique par rapport aux entrées du marché pouvaient faire l’objet de débats. Des arrangements à l’amiable ont ainsi eu lieu pour négocier des changements d’emplacements, mais l’attribution des emplacements restants souligne une forme de clientélisme vis-à-vis du bureau de la présidente, puisque certaines nouvelles arrivantes la connaissaient personnellement ou ont demandé l’appui du chef de quartier pour être recommandées dans le nouveau marché. Lorsqu’une nouvelle revendeuse souhaite vendre dans le marché, la présidente doit théoriquement vérifier, avant de l’accepter, que son offre commerciale ne se rapproche pas trop de celle d’une autre commerçante.

7. La mise aux normes des pratiques dans le marché. 1. Les murets qui délimitent les emplacements et séparent les espaces de vente. 2. Le ticket d’une taxe journalière. 3. Les commerces de rue en dehors du marché. (Gourland, 2016)

Le marché couvert est donc un nouveau dispositif marchand où le contrôle social se reconfigure, notamment avec la création en 2014 d’un système d’amendes. L’EPAM a en effet mis en place un nouveau règlement intérieur s’appliquant à toutes les personnes du marché. La réinstallation institutionnalise des devoirs comme le respect des murets séparant les emplacements, le fait de ne pas dépasser sur celui du voisin et la promotion de la « bonne entente » entre les commerçants. La présidente joue ainsi le rôle de médiatrice dans le marché lors de disputes. En cas de litige non résolu, elle fait remonter le conflit auprès de l’EPAM qui pénalise ensuite les commerçant(e)s d’une amende de 5 000 FCFA (7 euros).

Ainsi la formalisation de l’activité commerciale à travers un dispositif spatial indique la progression de nouvelles normes de l’urbanité. La réinstallation entraîne ainsi la reconfiguration des rapports de pouvoirs, et fait évoluer les habitudes marchandes.

Pour conclure sur les mutations de l’urbanité à travers les déplacements involontaires de citadins

La confrontation de deux situations de relocalisations provoquées par des déplacements involontaires de citadins traduit depuis 2009 des mutations de l’urbanité loméenne dans un contexte urbain marqué par la contrainte politique. L’urbanité est saisie ici à travers un dispositif particulier qui nous semble instructif quant à la progression des logiques d’individualisation et de négociation dans les pratiques de gouvernement métropolitain. Les relocalisations constituent des processus intéressants pour questionner la diffusion de rationalités marchandes dans des procédures de contractualisation économique et politique. Les citadins relocalisés sont le produit d’une relation renouvelée avec l’État : le changement de place, que ce soit dans le passage de la rue au marché, ou d’un quartier précaire périphérique à une cité de réinstallation aux limites de la ville, traduit la mise en œuvre de contraintes douces dans un contexte autoritaire. Les processus qui sont examinés ne sont sans doute pas spécifiques aux villes togolaises, d’Afrique de l’Ouest ou du Sud et encore moins à Lomé. Il s’agit donc moins de soutenir l’hypothèse d’une quelconque spécificité des villes du Sud que de se nourrir d’un point de vue situé depuis une ville d’Afrique de l’Ouest. Ces processus permettent d’approfondir l’analyse de deux pôles apparents de production de l’urbanité : les pratiques de gouvernement et les pratiques citadines.

AMANDINE SPIRE ET NATACHA GOURLAND

Amandine Spire, maître de conférences en géographie à l’Université Paris Diderot (Paris VII), UMR CESSMA (Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques).

amandine.spire AT univ-paris-diderot DOT fr

Natacha Gourland, agrégée de géographie, doctorante contractuelle à l’Université Paris Est Créteil (UPEC).

natacha.gourland AT ens-lyon DOT fr

 

Couverture : Adidigomé, Lomé (Amandine Spire, mai 2012)

Bibliographie

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Pour citer cet article : Spire A. et Gourland N., 2018, « Déplacer et relocaliser les citadins à Lomé (Togo) : l’urbanité négociée », Urbanités, Dossier / Urbanités africaines, octobre 2018, en ligne.

  1. Expulsion collective et contrainte d’individus qui ne possèdent pas ou peu de droits (fonciers, économiques) reconnus. []
  2. Dans le cadre d’un mémoire de Master 1 co-encadré par Amandine Spire et Julie le Gall, ENS Lyon. []
  3. Dans le cadre du programme de recherche Emergences (financé par la Ville de Paris) « repenser le droit à la ville depuis les villes du Sud : regards croisés Afrique subsaharienne/Amérique latine), 2014-2018, CESSMA. Pour en savoir plus : https://dalvaa.hypotheses.org/ []
  4. 23 % de la population du pays. []
  5. Deutsche Gesellschaft für internationale Zusammenarbeit []
  6. Soit 0,11 euros, environ 3 % du salaire journalier des commerçants présents sur le marché, selon les données rassemblées en 2016. []

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