Vu / Les photos du concours « Portraits de terrains : images, traces et visages de villes parcourues »
En avril 2021, nous lancions un concours photo sur le thème « Portraits de terrains : images, traces et visages de villes parcourues » en partenariat avec le Comité national français de géographie (CNFG) et le Festival international de géographie (FIG). Nous avons reçu de nombreuses photographies et nous en avons sélectionné 20, qui ont été exposées du 1er au 3 octobre 2021 au Festival international de géographie à Saint-Dié-des-Vosges. Lors de ces trois jours, le public du festival a pu voter pour la photographie lauréate du public, tandis que les équipes d’Urbanités, du CNFG et du FIG votaient également pour leur photographie lauréate.
Sur cette page, vous pouvez découvrir les deux photographies lauréates, mais aussi les 18 photographies exposées à Saint-Dié-des-Vosges.
Photographie de couverture : Enfants skateurs dans les rues de Nuuk, Groenland (M. Duc, 2018).
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Les photographies lauréates
La photographie lauréate du prix du public : « Nourrir la ville » (Châteaurenard, France, 2019), par Anne Lascaux
7h30. Après une longue nuit de travail Nabil vient de terminer le marché et commence sa journée. Agriculteur, le jour il cultive des légumes sur son exploitation. La nuit il devient commerçant et approvisionne les marchés nocturnes qui nourrissent les villes voisines. Marseille, Châteaurenard, Cavaillon, dans cette région les villes et les campagnes sont imbriquées. Sur le chemin du retour la ville l’appelle : il faut livrer les grandes surfaces au plus vite. Tout son corps est engagé à la tâche : répondre, écrire, fumer, conduire. Il est pressé. De toutes les images de terrain que je lui ai restitué celle-ci n’en fait pas partie : il fume. C’est un sujet tabou dans la famille. Il me laisse pourtant le prendre en photo. Sans lui, je n’aurai pas pu voir les ventres des métropoles méditerranéennes se remplir.
Anne Lascaux est géographe.
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La photographie lauréate du prix Urbanités / CNFG / FIG : « La fête masquée à Sarcelles » (Sarcelles, France, 2018), par Camilo Leon-Quijano
–Sarcelles, symbole de la « cité-dortoir » (Vieillard-Baron 1996), dispose de l’un des premiers et plus imposants grands ensembles de France. Figure des utopies et par la suite des dystopies urbaines (Canteux 2004) l’image de cette ville est incontournable dans la définition visuelle des banlieues françaises. J’ai réalisé cette photographie au cours d’une recherche doctorale sur les pratiques visuelles à Sarcelles (EHESS, 2015-2020). J’ai exploré la ville en tant que chercheur mais aussi en tant que photographe. Cette double casquette m’a permis de vivre autrement les expériences en ville au moyen d’une démarche à la fois pragmatique et créative. J’ai réalisé cette photographie quand la France a gagné la Coupe du Monde de Football de 2018. Dans une ambiance de fête généralisée, les corps s’engagent autrement aux espaces du quotidien. Dans l’euphorie collective la ville est vue et vécue autrement par les Sarcellois-es.
Camilo Leon-Quijano est sociologue.
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Les photographies sélectionnées et exposées au Festival international de géographie
« La folie douces des hauteurs » (Sannois, France, 2017), par Yann Aubry
Cette prise de vue a été réalisée lors des marches exploratoires du futur Sentier Métropolitain du Grand Paris durant l’année 2017. Arrivé sur les hauteurs de Sannois en direction de la Butte des châtaigniers, la température était douce et la lumière idéale, en passant devant cette maison la composition particulière de cette scène inspirant une certaine forme de tranquillité m’a attiré. Ce pavillon plutôt ordinaire de la banlieue parisienne est magnifié par la présence d’une voiture américaine des années 90 synonyme de vitesse et de décadence : la Chevrolet Corvette. L’habitant profite de son weekend en jardinant, paisiblement, hors du temps, à l’écart des tumultes du cœur de la Métropole et notamment de la Défense, non loin, verticale et conquérante.
Yann Aubry est urbaniste et photographe.
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« Enfants du bidonville (Hammou Kolas) dans leur terrain de jeu » (Rabat, Maroc, 2014), par Salma Belkebir
Il est mercredi après-midi. Omar, Amine et Zakaria jouent entre les décombres d’anciennes habitations en taule, et des éléments de construction qui jonchent le sol. Non loin de leur bidonville « Hammou Kolas », situé dans la zone industrielle de la capitale administrative Rabat, un projet de construction d’une pompe à essence viendra dans quelques mois les relocaliser à plus de 30 km de la ville.
Le chantier de cette pompe est entretemps devenu leur terrain de jeu et de rencontres. Ce jour-là, ils m’ont invité à prendre part à leurs jeux, à apprécier comment ils arrivaient à sauter d’un bout de taule à un autre, sans tomber.
Sur ce mur à moitié terminé, ils sont montés ensemble regarder la ville « de haut ». Cette ville à laquelle ils se sentent appartenir mais qui les renvoie à leur statut de citadins illégaux, invisibilisés. En attendant, Omar, Amine et Zakaria continuent de jouer avec insouciance et d’investir les lieux de ce chantier qui actera la fin de leur douar. Ils sourient.
Salma Belkebir est doctorante en urbanisme.
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« Dans l’ombre de la métropolisation… » (Bogotá, Colombie, 2016), par William Berthomière, Françoise Dureau et Thierry Lulle
À Bogota comme dans d’autres grandes villes, les images de terrain témoignent de manière éclatante de la métropolisation.
Tour à tour, ces images donnent à voir un étalement urbain incontrôlé et des espaces de densification du péricentre liés au développement de fonctions (résidentielle, productive et commerciale) toutes marquées par un degré d’informalité plus ou moins prononcé.
Prise dans l’ombre d’une fabrique de chaussures du quartier de Restrepo, avec en arrière-plan les traces d’une croissance urbaine qui a gagné les reliefs voisins, cette image se différencie des vues qui véhiculent une représentation « standardisée » de la métropolisation.
Par l’exiguïté des postes de travail, le caractère rudimentaire de l’outillage, l’empilement de solvants nocifs et inflammables, cette image réactive une mémoire sensorielle du quotidien d’ouvrier.e.s pris.e.s dans des rouages de production eux aussi marqués par l’informalité et mis en tension par la concurrence qu’organise la globalisation.
William Berthomière est géographe, Françoise Dureau est géographe et démographe et Thierry Lulle est géographe.
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« Mais amor por favor » (São Paulo, Brésil, 2016), par Hélène Chauveau
Photo de la Passerelle Ciccillo Matarazzo à São Paulo, 2016. Cette passerelle piétonne relie le Musée d’Art Contemporain de São Paulo au Parc Ibirapuera, l’un des plus grand de cette ville tentaculaire, en passant par-dessus une grande artère de la ville. Prise dans le contexte d’une recherche sur les pratiques culturelles et artistique des jeunes au Brésil, elle reflète l’urbanité et la place des corps, en passage, dans une ville construite autour de l’automobile. Les corps y sont aussi présents dans les fresques urbaines et dans les messages écrits demandant « plus d’amour s’il vous plaît » ou de « vivre plus d’amour véritable / vraiment plus d’amour ». La prégnance de la représentation du corps humain et de messages symbolisant le besoin d’affection détone dans le cadre ultra-urbanisé de l’Avenue du 23 mai, réputée à la fois pour être un axe embouteillé, bruyant et dangereux et pour être le « plus grand mur de graffitis à ciel ouvert » d’Amérique latine.
Hélène Chauveau est docteure et chercheuse associée en géographie.
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« Michel à Sahasinaka le 22 août 2019 » (Sahasinaka, Madagascar, 2019), par Louisa Desbleds
« C’est dans la ville de Sahasinaka, en pleine zone tropicale au sud-est de Madagascar, que j’ai fait la rencontre de Michel. Je participais alors avec le GRET, une ONG internationale, à la mise en place d’une gouvernance pour un projet d’hydro-électrification. Mon travail de recherche portait sur la notion d’électricité comme bien commun, d’après les principes d’Ostrom (1990). Michel fut une des nombreuses personnes que j’ai interrogé. Nous l’avions choisi bien qu’il n’avait pas de rôle particulier au sein de la commune ou dans la gestion de l’électricité. Mais il se trouve que Michel avait peur de parler, sans doute car il travaillait pour l’un des « notables » de la ville. Ce fut donc un entretien peu fructueux, mais qu’importe. J’ai été marqué par le fait que Michel avait le même âge que moi, 24 ans. Pendant notre entretien, j’ai eu tout le temps de m’imaginer vivre sa vie, de m’imaginer vivre entre ces murs. Certains iraient jusqu’à dire « on est pas nés sous la même étoile ». »
Louisa Desbleds est membre du GRET.
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« Marchés et objets de peu : visages de l’ombre » (Beyrouth, Liban, 2019), par Emmanuelle Durand
« Aya pantalon ramse telef, ramse telef » (« Tous les pantalons à 5,000 livres libanaises, 5,000 livres libanaises !», soit 3 euros environ) s’égosille une voix dans un haut-parleur perché sur une pile de vêtements de seconde-main déposés en vrac sur une table faite de bric et de broc. La pluie n’a pas eu raison des piaillements des oiseaux en cage, auxquels se mêlent les klaxons des automobilistes et les vrombissements des scooters qui circulent sur le pont de l’autoroute Beyrouth-Damas. À gauche des oiseaux, un étal propose multiprises, chargeurs, écouteurs et sèche-cheveux. Deux jeunes hommes y fument le narguileh ; le vieil homme d’à côté grille une blonde, un café à ses pieds. L’aiguille remplace la clope dans la bouche du couturier voisin qui s’attèle à repriser un vieux jean. Le vendeur de café parcourt, quant à lui, les sinueuses allées du suq, entrechoquant les tasses comme des castagnettes. L’odeur du café à la cardamome se mêle à celle du snack où cuisent quelques falafels. Au bourdonnement de l’essaim de la foule se confond le murmure du dermographe que fait danser un tatoueur sur l’avant-bras d’un jeune homme au corps déjà bien empreint d’encre noir. La cadence des pas est saccadée par l’évitement des flaques d’eau qui ont pris possession du terrain au bitume détérioré. C’est un sombre jour de pluie. Suq al-Ahad (signifie « marché du dimanche » : il se tient chaque week-end, du vendredi au dimanche soir, en périphérie Est de Beyrouth.), Beyrouth.
Emmanuelle Durand est doctorante en anthropologie.
« Seconde peau, double écran » (Orléans, France, 2021), par Joana Durand-Gasselin
Le vêtement féminin se trouve au coeur des discussions sur la place des femmes dans la ville. Du short que l’on reproche encore aux filles harcelées d’avoir porté, accusées de s’offrir au regard, au hidjab ou foulard que l’on reproche à d’autres, accusées de se dérober au regard.
Le vêtement est notre seconde peau, carapace plus ou moins fine, qui nous habille, protège notre corps et nous aide à vivre : fétiche d’adolescence, amendé de griffes, de signes, de badges, de signatures ou logos…
Dans cette photo, deux corps se tiennent entre l’ombre et la lumière, ils portent ou sont portés par leurs vêtements. La jeune fille surtout, avec son sac d’école rose, est baignée dans la lumière qui met en évidence la blancheur de ce vêtement si polémique dans la vie et les villes françaises.
Le vêtement pare le corps, jusqu’à parfois, faire écran.
Joana Durand-Gasselin est professeure de lettres et photographe.
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« Honorer Angel et prévenir le pire » (Los Angeles, États-Unis, 2012), par Yohann Le Moigne
Watts (Los Angeles), le 5 juin 2012.
Dans la soirée du 4 juin 2012, Angel Cortez, un enfant de 14 mois, est tué par balle par un adolescent affilié à un gang noir local (Fudgetown Mafia Crips). Pris par le tireur pour un membre du gang latino rival (Watts Varrio Grape Street 13), son père est, lui, blessé à l’épaule.
Face au spectre d’une flambée de violences entre Noirs et Latinos comme Los Angeles en a tant connu depuis le milieu des années 1990, une coalition d’intervention workers africains-américains (d’anciens membres de gangs reconvertis dans le travail social et œuvrant à la réduction des conflits entre gangs) appelle à se réunir le lendemain sur le lieu du meurtre pour rendre hommage à Angel et apporter son soutien à sa famille.
Le cliché capture une prière collective d’une grande puissance émotionnelle et symbolique lors de laquelle les travailleurs sociaux noirs entourent la famille Cortez en se tenant par l’épaule.
Yohann Le Moigne est géographe.
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« La pause » (Bogotá, Colombie, 2019), par Guillaume Matuzesky
Ana est recycleuse, c’est-à-dire qu’ils sont avec son mari et ses enfants des autoentrepreneurs du déchet de la métropole de Bogota (Colombie) ; déchets qu’ils savent valoriser. Ana, 60 ans, travaille depuis ses 9 ans, d’abord comme personnel de maison et depuis ses 21 ans comme recycleuse. Cinquante ans de travail quotidien, 7 jours sur 7, dont une quarantaine à ramasser et trier les déchets. Ana n’a jamais cotisé au système de protection sociale. La perspective pour ses vieux jours : continuer à travailler coûte-que-coûte.
Fin 2018, après avoir transporté sur son dos ou avec une charrette à bras les poubelles toute sa vie, la chance se profile enfin quand l’entrepôt qui achète les matériaux triés accorde à Ana un prêt pour qu’elle acquiert un camion. Tout change.
Nous avons passé toute la matinée à écraser de vielles canettes de bière et de soda dans la cour. Ana tient à m’offrir la soupe, je décline : je n’ai pas faim et je ne veux pas puiser dans l’économie familiale, si fragile. Ana m’offre déjà tant par ces moments partagés. Elle insiste, je crois que c’est le signe de l’hospitalité et de son plaisir de m’avoir là avec elle.
Guillaume Matuzesky est doctorant en géographie.
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« Prière à mi-temps de la victoire » (Khartoum, Soudan, 2019), par Khadidja Medani
C’est à Khartoum, le 17 novembre 2019. L’équipe nationale de football du Burkina Faso vient affronter celle du Sud Soudan dans le grand stade de la capitale, en plein souk Arabi. Les étudiant.e.s burkinabé.e.s de l’Université Internationale d’Afrique, accompagné.e.s de leurs camarades ouest-africain.e.s, sont les seul.e.s supporters à s’être déplacé.e.s pour encourager les Etalons. Le Président de l’Union des Etudiants Burkinabés au Soudan, S., a tout organisé : achat des places, drapeaux, banderoles, vuvuzela aux couleurs du Burkina.
Je fais mon terrain auprès des étudiant.e.s africain.e.s étranger.e.s à Khartoum. Je connais S. depuis plusieurs années. Il m’a invitée à venir assister au match, événement aussi important qu’exceptionnel pour les étudiant.e.s burkinabé.e.s. Au-delà de la dimension festive, c’est, pour ces étudiant.e.s, une des rares occasions de quitter l’enceinte de l’université et de sortir en ville.
A la mi-temps, le Burkina Faso mène 1-0. Les étudiants se réunissent devant les gradins pour la prière. J’attends sur le côté que le match reprenne.
Khadidja Medani est doctorante en géographie.
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« Désacraliser l’expérience du terrain : le chercheur, son chien et le Père Noël » (Calgary, Canada, 2018), par Morgan Mouton
Ça fait 30 minutes que je m’entretiens avec la présidente d’une association de résident·e·s créée pour défendre le statut de River Park (Calgary, AB, Canada), qui autorise la promenade de chiens sans laisse. La municipalité envisage de révoquer ce statut, et des habitant-e-s se mobilisent. Ce dimanche, ils ont organisé un goûter de Noël pour médiatiser leur action. Ils ont même fait venir un Père Noël vers lequel les propriétaires de chiens se pressent avec leur animal, pour qu’on les prenne en photo. C’est kitsch à souhait.
En attendant, cela me permet de rencontrer de nombreux membres de cette association, et j’en apprends beaucoup sur leurs interactions avec l’administration municipale. Je suis venu avec mon chien, je me suis dit que ça faciliterait les contacts. Avec raison : il permet tout de suite d’initier la conversation, de mettre mes interlocuteurs en confiance. Mais là, je commence à regretter. C’est la 3ème fois que la présidente m’invite à prendre la pose, moi aussi, avec le chien et le Père Noël. Il devient difficile de refuser. Tant pis, j’attrape le chien et j’y vais. Je supprimerai la photo juste après – tant qu’elle ne circule pas…
Morgan Mouton est chargé de recherche en aménagement et urbanisme.
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« La poétique des ruines : instantané d’une sortie de terrain avec la police dans le quartier d’Englewood » (Chicago, États-Unis, 2017)
Cette photographie est l’une des rares images de mon terrain comprenant un personnage. Dans la mesure où mon travail de thèse était centré sur un objet inanimé, les propriétés abandonnées, et où mon enquête de terrain s’est surtout déroulée dans des lieux peu fréquentés ou peu propices à la photographie (tribunaux, vente aux enchères), je n’ai pas pu garder la trace des rencontres liées à ce terrain. Et pourtant, les relations humaines sont au cœur de mon sujet puisque j’étudie les interactions qui entourent ces propriétés en apparence abandonnées. Ce policier aguerri, vêtu d’un gilet pare-balles, qui contemple un bâtiment en partie calciné avec une forme de recueillement me semble assez représentatif des réactions complexes que suscitent ces « trous » de l’espace urbain, dépassant toujours l’indifférence face à la banalité du déclin.
Florence Nussbaum est géographe.
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« Old Beirut Matters » (Beyrouth, Liban, 2019), par Joséphine Parenthou
Plus qu’un outil de documentation pour le sociologue, la photographie est le médium par lequel la légitimité et l’intimité avec le terrain se nouent. Elle révèle ce qui résiste au chercheur qui observe et reçoit ce que l’on veut bien lui montrer et dire. C’est aussi un langage visuel qui fixe un phénomène en train de se faire, le graffiti à Beyrouth, quand d’ordinaire nous n’en découvrons que les œuvres : traces passées et éphémères d’un auteur dont on ignore tout.
Séances de croquis, hésitations sur le mur, émotions collectives et débats conflictuels m’auraient échappé si je n’étais pas la photographe du crew ; comme cette photographie prise peu avant la révolution révélant les enjeux du graffiti, de l’espace urbain qu’il tente de s’approprier et la colère grandissante des habitants.
Kabrit tague Old Beirut Matters sur les ruines de la Grande Brasserie du Levant, icône d’avant-guerre détruite en 2017 au profit d’un projet architectural renforçant l’urbanisme sauvage et la paupérisation. Le plein jour, l’usage de l’arabe et de l’anglais, le béton impersonnel caché par une végétation rare, la résistance à la dépossession de l’espace et de son identité sont autant de signes singularisant cet art – et la société qu’il entend représenter.
Joséphine Parenthou est doctorante en sociologie et en science politique.
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« Le marchand ambulant » (Tunis, Tunisie, 2019), par Pauline Pépin
Dans le cadre de mon terrain de recherche de master d’anthropologie sociale et culturelle, je suis partie durant trois mois à l’été 2019 en Tunisie. Mon sujet traite de la chéchia, le bonnet local de laine bouillie et teinté de rouge qui y est fabriqué main. C’est sur mon trajet quotidien pour me rendre aux ateliers et boutiques de fabrication dans la vieille ville de la capitale, Tunis, que je croise nombre de vendeurs ambulants, ici installés à côté de la gare, dans la ville coloniale. Il s’agit d’un endroit stratégique car il y a, en plus de la gare ferroviaire, la station de tramway et le passage des louages, taxis collectifs jaunes circulant sur le Grand Tunis et dont on aperçoit un exemplaire garé sur la photographie.
Le matin, les vendeurs s’amassent pour vendre toutes sortes de denrées, comme du pain, des viennoiseries, des cacahuètes grillées, des cigarettes ou encore comme c’est le cas ici, du fol mdammis, des fèves cuites à l’eau avec du cumin contenues dans une jarre en terre cuite artisanale. La vente de ce plat est marginale dans la ville, on voit davantage de vendeurs de pain et cacahuètes et aussi de sandwich tout au long de la journée ou encore de fruits divers : ananas, figue de barbarie, amandes – notamment – et dont les passants sont friands.
Pauline Pépin est diplômée d’un master en anthropologie sociale et culturelle.
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« Parkourir la Medina avec Ahmad et ses copains » (Sfax, Tunisie, 2019), par Lucas Rajic
Dans le cadre de la coopération entre Grenoble et sa ville jumelle Sfax, j’ai pu participer à un workshop universitaire d’une durée de dix jours sur de la question de la place de l’enfant dans la Medina de Sfax. Pour aborder cette thématique, mon groupe de travail souhaitait partir des usages des enfants. Nous avons fait le pari de nous laisser guider par les enfants dans les rues de la Medina et c’est ainsi que j’ai fait la rencontre d’Ahmad, 12 ans.
Pendant ce parcours commenté, nous rencontrons d’autres enfants, des commerçants dont un qui les qualifiera de « mafia de la Medina » d’un ton enjoué. Je demande aux enfants s’ils sont d’accords pour nous montrer un endroit secret où ils aiment jouer. Ils échangent entre eux avant de nous annoncer : « Nous allons vous emmener au Café Kemour ! ». En grimpant sur les toits du Café, je découvre la Medina sous un autre angle mais je me demande ce qui en fait leur endroit préféré. Tout à coup, les enfants commencent à s’agiter, l’un d’eux prend de l’élan et s’élance dans le vide. Mohamed venait d’effectuer un saut prodigieux pour accéder à un autre toit. Il enchaîne, s’accroche, grimpe, saute. Je comprends alors que les enfants s’exercent à la discipline sportive du Parkour et que je vis un moment unique de recherche terrain.
Lucas Rajic est urbaniste.
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« Troublemakers » (Lyon, France, 2020), par Jennifer Simoes
Dans le cadre d’enquêtes de presse, je me suis intéressée aux actions du collectif lyonnais contre les féminicides, et plus largement aux militant.es engagées dans divers mouvements et organisations. J’ai pris de nombreuses photos lors de rassemblements et de différentes manifestations visant à documenter l’évolution des corps féminins dans l’espace public.
Il m’est apparu au fil du temps que, peut-être par réflexivité, ces collages contre les féminicides ont permis aux femmes de se déployer avec plus de confiance et plus d’évidence, dans un espace dont on leur apprend encore trop souvent à se méfier. Ils font vivre ainsi une volonté criante, impatiente, de reprendre sa place dans la rue, la rue dans sa dimension la plus subversive : celle de la lutte, du mouvement et de l’action.
Sans nier que la route est encore longue, ce cliché pris le 30 juin lors d’un rassemblement pour défendre un service public de qualité, montre que le mégaphone a changé de main. Et les paroles qui s’en échappent font irruption, avec fracas, au sein de l’espace public.
Jennifer Simoes est journaliste.
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« Le théâtre de la catastrophe » (Lima, Pérou, 2020), par Irene Valitutto
Dans le cadre d’une thèse en géographie humaine sur les politiques de gestion des risques et des catastrophes, la représentation des acteurs sur le terrain assume une place centrale de réflexion pour comprendre la structure politique qu’ils coconstruisent autour de la menace.
A l’occasion d’une simulation de gestion de crise dans le quartier Rimac de Lima, nous avons pu observer le jeu d’acteurs impliqués à différentes échelles. Nous assistons donc à la reconstruction d’un état d’alerte et de réponse à une crise comme celle qui suit la chute d’un avion. Une petite maquette d’un avion renversé sur la table et la demande faite aux acteurs présents, des diverses institutions, de simuler une réponse, est la représentation sous nos yeux. En respectant un protocole très strict, les bénévoles de la population civile sont appelés à interagir avec les représentants de la protection civile pour déclencher l’opération de secours. Le théâtre de cette scène fait émerger les conflits et les alliances qu’il serait difficile d’observer dans une vraie catastrophe. Dans ce théâtre, la représentation de ces acteurs et leur rôle institutionnel se personnifient, en devenant très humain, et pour cette raison aussi riche de contradictions et d’actes imprévisibles.
Irene Valitutto est doctorante en géographie.
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« Reading pause » (Toronto, Canada, 2015), par Yky
Ce diptyque s’inscrit dans un travail débuté il y a plus de 4 ans sur la résilience urbaine. La technique utilise une des propriétés bien connues du papier argentique : noircir à la lumière. La première partie du diptyque est fixée et montre un état urbain avant la survenance d’un aléa (D0) alors que la seconde différemment ou non traitée est instable pour une partie qui noircira dans le temps, post-aléa, jusqu’à ne plus être visible (D+). L’instabilité du diptyque est une métaphore de « l’éphéméralité » de nos espaces urbains, dont la prise de conscience permet d’appréhender les enjeux de résilience urbaine. Elle rappelle également que la résilience d’un état urbain n’est jamais acquise.
La photographie a été prise en 2015 dans le quartier chinois de Toronto, Canada. Le cycliste semble avoir décidé de faire une pause après avoir
fait ses courses. Le simple fait de décider de se « poser » pour lire son journal ouvre un champ à notre imaginaire permettant de remettre en perspective l’environnement d’un quartier déshumanisé, le ressenti que peuvent en avoir leurs habitants, ainsi que leur (absence de) relations.
Yky est photographe.
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